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Billet de blog 9 février 2021

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Les viscères du supérieur 1/5 (traduction d'un conte d'Abraham Valdelomar)

Il y avait dans un lointain recoin de la Chine, en ces temps où Confucius fumait l'opium et dictait ses leçons de Morale à l'Université de Pékin, une certaine grande ville appelée Siké, dirigé par des mandarins, dans laquelle se déroula l'histoire que je vais te raconter

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Les viscères du supérieur ou 

                  l'histoire du peu de vergogne

(traduction d’un conte chinois d’Abraham Valdelomar, auteur péruvien)

Il y avait dans un lointain recoin de la Chine, en ces temps où Confucius fumait l'opium et dictait ses leçons de Morale à l'Université de Pékin, une certaine grande ville appelée Siké, dirigé par des mandarins, dans laquelle se déroula l'histoire que je vais te raconter, Roland, à condition que tu la gardes dans ta mémoire privilégiée – car la mémoire est la principale aide de ceux qui se doivent de gouverner les peuples – et toi Roland, tu as devant toi de grandes choses qui t'attendent et toutes les portes ouvertes, exceptées celles de la prison, que verront tes victimes.

Et bien, dans ce recoin de la Chine, les hommes étaient très belliqueux. Ils s'armaient les uns contre les autres pour des peccadilles. Les guerres civiles se succédaient avec une fréquence lamentable. Beaucoup mouraient dans chacune d'elles. Ils n'avaient pas manqué les grands mandarins qui auraient pu faire le bonheur du peuple de Siké, mais la propre population; les habitants, s'étaient chargé de réduire à néant leurs efforts. Devant la menace d'une dislocation totale ou d'un feu du ciel qui vienne saccager la ville et anéantir sa population ils décidèrent de forcer pendant un jour leurs passions à la trêve et d'élire d'un commun accord le mandarin qui soit accepté par tous. Le désigné fut Chin-Kau. Un soir, alors que commençaient à tomber les feuilles du cerisier et que le riz commençait à germer, le Grand Conseil remit le gouvernement à Chin-Kau; pour les nombreuses années passées loin de la ville, pour son honnêteté reconnue, pour sa compétence évidente, pour son esprit généreux et bénévole, il était l'espérance de Siké. Quand le grand conseil le consacra, tout Siké acclama la consécration. Les hauts dignitaires, les dames les plus discrètes, la jeunesse encore saine, les prêtres de Bouddha, et jusqu'aux plus humbles travailleurs laissèrent ce jour-là leurs rizières et se dirigèrent vers le palais de Chin-Kau afin de le saluer. Du plus grand et plus gros juge jusqu'au prêtre le plus intelligent et jusqu'au plus misérable et maigre chinois de Siké tous participèrent aux festivités; on fit voler et exploser un nombre incalculable de fusées , au théâtre on représenta les grands drames légendaires et à Siké l'esprit national s'embrasa d'une force extraordinaire. On louait la prudence, la sagesse, l'honnêteté, la générosité, et même aussi la beauté physique de Chin-Kau – qui était laid – car il faut savoir que les gens de Siké ressemblaient aux enfants légitimes de Chum-Chum, le dieu de la Servitude.

Durant les premiers jours, chaque décret de Chin-Kau était prétexte à des louanges et des approbations publiques. Mais comme les gens de Siké étaient de nature inconstante, ils se fatiguèrent d'aduler comme ils s'étaient fatigués de guerroyer et un beau jour débutèrent les basses machinations, encore que dans l'ombre. De son côté Chin-Kau ne se rendait pas compte de ce genre de choses. Éloigné de la faction des chincaniens par les schismes continues des kautiques il se consacra à forger le bonheur de Siké. Il arrangea ses comptes, lui donna des lois, il fit administrer avec religiosité les domaines publiques et tout se faisait par la parole. Chin-Kau se trouvait en confiance et ne craignait personne, mais cette confiance lui était inspiré par son premier général, Ton-Say - qui en français signifie roseau flexible, puisque ainsi l'avait nommé un historien ennemi -. De la même manière que Chin-Kau se fiait à Ton-Say, Ton-say se fiait à son premier lieutenant, le fameux Rat-Hon, fameux parce qu'il s'était accaparé lors d'une escarmouche contre des forces étrangères, les mérites de tous ceux qui avaient trouvé la mort. Rat-Hon fut comme le fils prodige du Grand Général Ton-Say, lequel avait donné à Rat-Hon tout ce dont il avait besoin, jusque son ombrageuse virilité. 

Un jour arriva à la Cour la nouvelle que l'on conspirait contre Chin-Kau et que le principal conspirateur était Rat-Hon, Chin-Kau appela Ton-Say, Ton-Say appela ensuite Rat-Hon, mais ne se risqua pas à l'accuser. Pourtant les nouvelles se montraient insistantes et cela au point que Ton-Say s'en indigna auprès de ceux qui les formulaient, les attribuant à de la jalousie. Chin-Kau appela de nouveau Ton-Say, Ton-Say lui dit qu'il répondait de la loyauté de Rat-Hon par sa vie. Mais Chin-Kau insista encore sur les preuves d'une conspiration et finalement Ton-Say, presque honteux, appela Rat-Hon et l'informa de ce qu'il se passait. Rat-Hon, écouta en silence, le visage toujours plus triste et deux larmes rondes tombèrent de ses yeux fuyants. Tremblant, il put seulement fournir une réponse saccadée:

-Par les rizières sacrées de Kay-Pen, par les sages maximes de Confucius, par les crépuscules violacés de Hayty, par tous les cerisiers en fleur des Sept Cieux, par les défenses de l'énorme éléphant de Bouddha, oh, comment peux-tu concevoir, grand général et père et mon chef respecté, que je puisse moi conspirer contre le pouvoir du magnanime et sage Chin-Kau, à qui je viens de quérir un poste pour l'un des miens? Ton reproche attriste mon âme comme la chute du soleil attriste le monde... Ah! Que j'en mourrais de peine...

Ton-Say s'émut de la réponse de Rat-Hon. Deux autres larmes toutes aussi grosses ruisselèrent sur les pommettes de Ton-Say et il put seulement ajouter:

-Ils t'envient, Rat-Hon et c'est pourquoi ils te calomnient...

-Tu peux dormir tranquille, finit par dire en se retirant ému Rat-Hon.

Ton-Say alla jusqu'au Grand Mandarin Chin-Kau et lui répéta les phrases de Rat-Hon, en ajoutant:

-Nous pouvons dormir tranquilles, Grand Seigneur.

Chin-Kau dormit cette nuit là dans le palais de Siké et Ton-Say dans le Château, entouré de son armée. Mais qu'alors que la nuit tombait sur la ville et que les ténèbres se faisaient aussi noires que l'âme de Rat-Hon, des ombres pénétrèrent jusqu'à la chambre du général Ton-Say, se faufilant en douceur, avec des revolvers et des carabines qu'on leur avait confiées pour défendre l'intégrité et la souveraineté des lois de Siké, et criblèrent de balles le corps endormi de l'héroïque Général Ton-Say, le convertissant en véritable passoire. Ensuite, d'autres légions commandées par Rat-Hon, marchèrent sur le palais, attaquèrent Chin-Kau, le déportèrent où il finit par mourir de chagrin. L'auteur de toute cette manigance sans vergogne fut proclamé mandarin et Rat-Hon prit le pouvoir, pour la plus grande gloire de la servitude, la couardise et l'hypocrisie coupable des habitants de Siké.

Au gouvernement, le nouveau et faux mandarin sournois fit table rase de l’œuvre de ses prédécesseurs. Il n'y a pas de crime dont on ne pouvait l'accuser avec certitudes. Celui qui n'avait pas un bambou s'appropria tout le domaine publique, acheta des rizières, acquit une résidence, on se soumettait; il déclara siens les biens des autres et les contributions solidaires de la population de Siké devinrent des comptes courants dans les banques; il vendit à des offres malhonnêtes les propriétés de l’État; il enferma les vassaux, il violenta les lois, il outragea la liberté, brûla, saccagea, extorqua, il n'y eut pas une institution ou une personne qui n'avait à lui reprocher une escroquerie ignoble. Son gouvernement ressemblait à une troupe d'éléphants dans un jardin de chrysanthèmes. Le peuple de Siké pleura amèrement l'absence de Chin-Kau, mais plus rien ne pouvait y changer quelque chose, Chin-Kau poursuivi par ses ennemis avait rendu son dernier souffle en terres étrangères. Rat-Hon se fit élever au rang de Grand Mandarin par les membres corrompus du  Conseil de Siké.

L'entreprise sans vergogne de Rat-Hon, à l'encontre du mandarin Chin-Kau et du Grand Général Ton-Say, s'instaura comme un cas d'école à Siké. Depuis ce jour tous les lieutenants voulurent suivre les traces de Rat-Hon. La suite des événements et leurs conséquences interminables feront l'objet d'un autre chapitre. Car tout figure dans la mémoire des hommes. Enfin, un jour, fatigué et alors qu'il n'y avait plus un yuan dans les caisses de Siké, Rat-Hon laissa le gouvernement. L'opinion publique de Siké le condamnait, mais le Grand Conseil sénile et corrompu, craintif et faible, nomma une commission composée d'amis de Rat-Hon, pour lui demander de rendre des comptes. Comme à Siké les précédents faisaient office de lois, parce que les lois proprement dites n'existaient pas, et comme les habitants de Siké avaient mauvaise mémoire, la commission ne dicta jamais aucune sentence. Les méfaits de Rat-Hon restèrent impunis quand bien même se succédèrent les dynasties de mandarins.

A ce point donc étaient-elles inverties les valeurs de la morale et des bonnes manières dans la grande ville chinoise de Siké, en ces temps où Confucius fumait l'opium et dictait ses leçons de Morale à l'Université de Pékin.

Dans le prochain chapitre nous verront les résultats que laissa l'action du gouvernement de Rat-Hon sur l'avenir de Siké.

Ta-Ku-Say-Long

Ancien Directeur de la Bibliothèque Nationale de Tokyo, décoré du Dragon Rouge, officier du Chrysanthème Bleu. 

Les événements et les personnages de ces contes chinois correspondent à des événements et des personnages du XIXème et du début du XXème siècle au Pérou:

Siké: Lima

Chin-Kau: Guillermo Billinghurst

Chun-Gau-Loo: Le Congrès

Les Chin-Fu-Ton: Les crève-la-faim sans âme

Les Mandchous: Les Conquistadors espagnols

Rat-Hon: Coronel Oscar R. Benavides

Si-Mo-On: Simon Bolivar

Ton-Say: Général Luis Varela

Tu-Pay-Chong: Fernando Gazzani

Si-Tay-Chong: Hildebrando Fuentes

Kon-Sin-Sak: Don Nicolas de Pierola (N.d.T)

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