Le Danger Sentimental ou
La cause de la ruine de Siké
(traduction d’un conte chinois d’Abraham Valdelomar, auteur péruvien)
Quand Chin-Fú finit par divorcer, il termina d'organiser les rizières qui constitueraient un jour son héritage et se décida à voyager, en compagnie d'un fidèle serviteur, par toutes les villes que contait la Chine, en proie à une cruelle neurasthénie. Sur les longs et pesants chemins, qu'il se trouva dans un palanquin, ou sur une barque de paille, à l'ombre de quelques parasols vétustes, logeant les canaux, il s’efforça par tous les moyens d'oublier: il lut les trois premiers livres du Ayu-Say, où le philosophe Meng narrait l'adorable caractère enfantin de Confucius, mais le livre lui tombait des mains; il voulut exciter sa fantaisie par les contes piquants de Son-Vi-Hin, mais il les écartait aussitôt; un jour il but de l'eau de vie à base de riz jusqu'à tomber le visage enflammé et ses yeux vitreux dormirent sous les lourdes paupières alcoolisées; un autre jour il but le miel de la jonc jaune jusqu'à perdre la raison; encore après il aspira le api-yin de Bernarés jusqu'à se convertir en semi-dieu, seulement une fois passés les instants de délire, la cruelle blessure de son amour disparu s'ouvrait de plus belle pour le contraindre à la déchirante souffrance. C'est alors qu'il songea à se faire soigner par un sage fameux, un certain Fan-Sa, fin psychologue qui habitait tel un ermite les ruines désolées de Siké, la grande ville chinoise qui avait existé aux temps où Confucius fumait l'opium et dictait ses leçons de Morale à l'Université de Pékin.
Le jeune-homme inconsolable prit le chemin des ruines de l'ancienne grande ville et une nuit, après beaucoup d'autres, alors que fleurissait le pavot, Chin-Fú arriva enfin aux portes de la cité fantôme, où tout ce qui avait pu être magnificence, opulence et gala luxueux avait disparu. Chin-Fú, qui avait l'âme sensible, fut intrigué par les décombres, et, une fois arrivé là où vivait Fan-Sa l'ermite, le sage, il s'adressa à lui en ces mots:
-Dites-moi, maître de la sagesse et fleur austère de ces contrées, qu'est-ce que ceci et qu'elle fut cette ville dont les décombres te servent de terrier?
-Ce que tu vois-là, Chin-Fú, gravats et tas de poussière; ce recoin désolé, dont les murs effondrés des palais abritent dorénavant le nid des hiboux et les mauvaises herbes, fut la grande ville de Siké, la sentimentale. Siké était ancienne, elle possédait un noble passé, une richesse abondante, une société fine et cultivée, des académies et des temples, de jolies femmes et des hommes de bien. Entre ses murs venait à germer une civilisation merveilleuse. L'avenir leur souriait, et, néanmoins, dans ses entrailles un mal indéfinissable et tapi rongeait son organisme, de la même façon que le chisick, ce lapin noir, rongeait les racines sucrées du cerisier blanc fleuri. Siké avait anciennement été un patriarcat idéal jusqu'à ce que vint la conquête des mandchous, qui en firent la plus riche et plus belle de leurs colonies. Ils lui inculquèrent leur religion, leurs coutumes, ils la dominèrent et la rendirent fantasque, maniérée et servile. Après trois siècles de domination, les gens de Siké, sous d'étranges influences ou la pression d'une quelconque arrogance, se libérèrent, grâce à l'épée invincible d'un grand guerrier, Si-Mo-Hon, le Libérateur, qui fut l'unique cause de la ruine actuelle de Siké. Si-Mo-Hon se montra astucieux dans la manière de traiter des affaires de la grande ville libérée, mais hélas sa politique prépara la ruine; et lui s'en retourna vers sa patrie lointaine, sacrifiant ainsi la jeune patrie de Siké. Ensuite vinrent les tyrans mandarins, les révolutions, les guerres vouées aux gémonies et l’essentiel: le sentimentalisme, qui fut l'ennemi mortel de la grande ville. Car les gens de Siké était sans honte, abjectes, plaisantins, déloyaux, comploteurs, égoïstes, hypocrites, laxistes, immorales, gourmands et sans une dent, mais avant d'être cela ils étaient sentimentaux.
Leur sentimentalisme les firent remporter des guerres et laisser les territoires conquis; faire des prisonniers et leur pardonner la vie, avoir des politiques corrompus et excuser leurs méfaits. Leur sentimentalisme les obligeait à pardonner à l'ennemi, à aduler l'insolent, à applaudir le cynique, et à donner la main au bandit. Ainsi, peu de temps après la libération, tous les habitants de Siké étaient devenus sans vergogne, depuis celui qui occupait une place au Grand Conseil et vendait son vote et recevait les deux bras ouverts les multiples présents de ses ennemis, jusqu'au soldat grossier qui après avoir extorqué par son autorité la campagne, allait à l'académie dicter des cours dans lesquelles il traitait du Bien, de l'Honnêteté et de l'Honneur: autant de qualités qui lui manquaient; ainsi fut Si-Tay-Chong, l'éhonté.
Les occasions ne manquèrent pas aux gens de Siké pour récupérer leur souveraineté, mais ils étaient sentimentaux et incapables de se faire justice ou de rétablir un tord. Parmi les deux grand partis qu'on voyait à Siké, l'un était bureaucratique et l'autre combatif. Le bureaucratique assurait la paix et le monopole de la fonction publique, le combatif faisait les révolutions et recherchait un pseudo socialisme intellectuel. Le chef des combatifs, dont la pensée éclairée et les idées respectées étaient comme un dogme pour la foi de Siké, avait, toutefois, le grave défaut d'être un magicien: il récupérait des hommes dans le canal ou il les arrachait crasseux à leur médiocrité, et par un tour de passe-passe astucieux il les faisait paraître en publique comme s'il s'agissait d'hommes bons et incorruptibles. Une fois le grand mandarin mort le résultat fut que peu d'entre eux ne retournèrent pas à leurs anciennes pratiques: d'hommes sans idéal, d'âmes impures, de canailles intempestives, de négociants du bien publique, de corrupteurs des esprits et farceurs pour qui la loi n'était que papier gratté sans transcendance. Restèrent en mémoire les méfaits de certains disciples de Kon-Sin-Sak, le "Grand maître à la barbe enneigée". Tu-Pay-Chong, qui signifie "celui qui fait le fou", arriva à se faire nommer grand ministre du commerce extérieur et son passage à l’État laissa la même tâche sombre que laisse dans la mer jaune les excrétions des poissons immondes; Lan-Gay-Ton, qu'on aurait même pris pour un bon orateur et un homme de bien lors du règne de Kin-Sin-Sak, se vendit pour une grâce limitée; et le reste, des moins cyniques aux plus résignés, se conformèrent avec lui, voici à Siké, le triste rôle des honorables représentants. C'est sûr qu'il ne manquait pas à Siké un troisième parti formé par les dissidents de celui à la barbe enneigée, mais de ceux-là, et des causes de la mort de Siké, je m'occuperai d'en parler quand ton estomac aura reçu ce bien impondérable de la tarte de riz que mes mains ont élaborée – termina l'ermite -, et entraînant avec lui Chin-Fú, il prit le chemin à travers les buissons solitaires, jusqu'au centre de la place dépeuplée de la grande ville, tandis que les rayons de la lune filtraient entre les branches des sycomores et projetaient au sol, sur les feuilles sèches et craquelées, la nette fantaisie de la blancheur disparue, exactement comme sur la mer joue de temps en temps l’écume des vagues qui se fracassent contre la côte rocheuse, et qui, changeantes, instables, brèves et fragiles, disparaissent inexorablement dans le mystère de la nuit.
Ta-Ku-Say-Long
Ancien Directeur de la Bibliothèque Nationale de Tokyo, décoré du Dragon Rouge, officier du Chrysanthème Bleu.
Les événements et les personnages de ces contes chinois correspondent à des événements et des personnages du XIXème et du début du XXème siècle au Pérou:
Siké: Lima
Chin-Kau: Guillermo Billinghurst
Chun-Gau-Loo: Le Congrès
Les Chin-Fu-Ton: Les crève-la-faim sans âme
Les Mandchous: Les Conquistadors espagnols
Rat-Hon: Coronel Oscar R. Benavides
Si-Mo-On: Simon Bolivar
Ton-Say: Général Luis Varela
Tu-Pay-Chong: Fernando Gazzani
Si-Tay-Chong: Hildebrando Fuentes
Kon-Sin-Sak: Don Nicolas de Pierola (N.d.T)