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Billet de blog 10 février 2021

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Le Vol des Condors (traduction d'un conte d'Abraham Valdelomar)

Ce jour-là je trainai dans la rue et je ne savais pas quoi raconter en revenant à la maison. Je sortis de l’École à quatre heures, m’arrêtant au port, où un groupe de curieux encerclait quelques personnes. Glissé parmi eux je découvris qu'un cirque avait débarqué en ville.

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Le Vol des Condors

(traduction d'un conte créole d'Abraham Valdelomar, auteur péruvien)

I

Ce jour-là je trainai dans la rue et je ne savais pas quoi raconter en revenant à la maison. Je sortis de l’École à quatre heures, m’arrêtant au port, où un groupe de curieux encerclait quelques personnes. Glissé parmi eux je découvris qu'un cirque avait débarqué en ville.

-Celui-ci c'est le barriste -  disaient certains, signalant un homme de taille moyenne, de figure anguleuse et grave, qui se disputait avec les employés de la douane.

-L'autre-là c'est le dompteur. Et ils montraient un type hargneux, aux favoris coniques, affichant une casquette, des guêtres, un fouet et une certaine décontraction dans sa façon de marcher. L'accompagnait une belle femme un voile lilas flottant sur son chapeau; elle transportait un petit chien en laisse ainsi qu'une valise.

-Lui c'est le clown – cria quelqu'un.

Il se retourna rapidement:

-Quel sérieux!

-Ils sont comme ça dans la rue.

Celui-là était un jeune-homme de haute taille, les yeux vagabonds, le nez crochu et les mains agiles. Passèrent ensuite quelques artistes de plus; prise par la main d'un vieil homme très grave, une petite fille blanche, très blanche, souriante, aux cheveux blonds, et aux beaux yeux marrons. Ils Passèrent tous. J'ai suivi mêlé à la multitude ce drôle de défilé et les ai accompagnés jusqu'à ce qu'ils aient pris la petite calèche, s'éloignant dans le brouhaha curieux des badauds.

Je m'estimais chanceux de les avoir déjà vu. Demain je pourrais raconter à l’École qui ils étaient, comment ils étaient, et ce qu'ils disaient. Mais en retournant vers la maison, je m’aperçus que la nuit tombait déjà. Il était très tard. Sûrement qu'ils avaient tous mangé. Que raconter? Vint me sortir de mes méditations une main posée sur mon épaule.

-Alors quoi! T'étais passé où?

C'était mon frère Anfiloquio. Je ne savais pas quoi répondre.

-Nulle part - je lâchai en forçant mon insouciance - on est sorti tard du collège...

-C'est pas possible, car Alfredito est arrivé chez lui à quatre heures et quart...

J'étais pris. Alfredito était le fils de don Enrique, le voisin; on lui avait demandé après moi et il avait répondu qu'on était sorti ensemble de l’École. S'en était fait. Nous arrivâmes à la maison. Tout le monde était sérieux. Mes frères n'osèrent pas dire un mot. Heureusement, mon père n'était pas rentré et quand j'allai embrasser ma mère, celle-ci sans accorder à mes frasques l'importance de d'habitude, me demanda froidement:

  -Alors jeune-homme, c'est des heures pour revenir à la maison? ...

Moi je ne répondis rien. Ma mère ajouta:

-C'est bon!...

Je filai dans ma chambre et m'assis sur mon lit la tête incliné. Jamais je n'étais rentré tard à la maison. J'entendis un léger bruit: je levai la tête. C'était ma petite sœur. Elle s'approcha timidement.

-Toi - qu'elle me dit en me tirant du bras et sans me regarder en face -, viens manger... 

Son geste m’anima un peu. C'était ma gentille confidente, ma complice dévouée, celle qui s'occupait de moi avec autant d'intérêt que de sa personne.

-Ils ont tous mangé? L'interrogeai-je.

-Ça fait longtemps. Si on va aller se coucher! Ils vont déjà éteindre le lampadaire…

-Attends, - je l’arrêtai -, et ils ont dit quoi?...

-Rien; maman n'a pas voulu manger...

Je ne voulus pas aller jusqu'à la table. Ma sœur sortit et revint sur la pointe des pieds après avoir emporté discrètement du pain, une banane et quelques biscuits qu'elle avait reçus l'après-midi.

-Allez, mange, fais pas la dur d'oreille. Il ne va rien t'arriver... Mais maintenant, ne refais plus ça....

-Non, j'ai pas envie.

-Mais allez, dis-moi, t'étais où?...

Je me suis souvenu du cirque. Avec enthousiasme je pensai à cet admirable cirque qui était arrivé, j'oubliai à moitié mes préoccupations, débutai pour elle le récit des choses merveilleuses que j'avais vues. C'était ça un crique!

Combien d'acrobates ils sont – je lui répondais, un barriste avec de gros bras; un dompteur très moche, il doit être courageux parce qu'il avait le visage tout sérieux. Et l'ours! Dans son énorme cage, à renifler entre les barreaux! Et le clown!... t'aurais dû voir comme il est sérieux le clown. Et puis les autres, une foule d'acrobates, et le cheval blanc, le singe, avec son petit sac rouge, qu'il porte en bandoulière. Ah, c'est un cirque merveilleux!

-Et ils donnent un spectacle quand?

-Le samedi...

Et j'allais poursuivre, quand apparut ma mère:

-Au lit, gamine!

Ma sœur s'en alla. J'entendis la voix de ma mère qui l'appelait dans l'autre chambre et je me retrouvai à nouveau seul, pensant au cirque, à ce que j'avais vu et à la punition qui m'attendait.

Ils étaient tous couchés. Ma mère vint me voir, s'assit à mes côtés et m'expliqua que j'avais très mal agis. Elle me blâma mollement, et je pris alors clairement conscience de ma faute. Me suis rappelé que ma mère n'avait pas mangé à cause de moi: elle m'a dit qu'elle ne raconterait rien à papa, pour qu'il ne se mette pas en colère contre moi. Elle m'a dit que je la faisais souffrir, que je ne l'aimais pas...

Que les paroles de ma pauvre mère étaient douces! Quel regard chagriné avec ses mains bénites croisées sur ses genoux! Deux larmes coulèrent ensembles de ses yeux, et moi qui jusque là m'étais contenu n'y arriva plus et, sanglotant, je lui embrassai les mains. Elle m'offrit un baiser sur le front. Ah, comme j'étais content, que ma mère était douce, elle qui sans me punir, m'avait pardonné!

Elle me donna plusieurs conseils, me fit prier "le béni", m'offrit sa joue que j'embrassai, et me laissa dans mon lit.

Passèrent quelques secondes et j'entendis du bruit. C'était ma petite sœur. Elle était sortie pieds nus de son lit; elle jeta quelque chose sur le mien, et me dit en retournant vers la porte sur la pointe des pieds comme elle était venue:

Hé, les deux centimes c'est pour toi, et la toupie je te la donne aussi...

II

Je rêvai du cirque. Tous les personnages apparurent clairement. Je vis défiler tous les animaux. Le clown, l'ours, le singe, le cheval, et au milieu d'eux, la petite fille blonde, mince, les yeux sombres, qui me regardait en souriant. Qu'elle devait être gentille cette petite chose muette et maigrichonne! Tous les artistes étaient réunis, l'ours dansait, le clown entamait des pirouettes, l'homme fort faisait ses tours à la barre, une belle femme sur son cheval blanc galopait en cercle dans toute l'enceinte du cirque, et dans mes songes toutes ces images commençaient à s'estomper, ne me laissant que celle de la petite fille inconnue au triste et doux regard langoureux.

Arriva le samedi. Au repas de midi, à la maison, mes frères parlèrent du cirque. Ils vantaient l'agilité du barriste, le singe faisait des prodiges, jamais ils n'avaient vu de clown plus drôle que "Confetti"; l'ours était si intelligent et puis... tous les enfants de Pisco allaient sans doute s'y trouver au cirque cette nuit...

Papa souriait essayant de ne rien laisser paraître. Après avoir mangé il sortit doucement une enveloppe.

-Des entrées! - mes frères firent sonner leurs cuillères.

-Oui, des entrées. Attends!...

-Des entrées! - insistait quand même l'un d'entre eux.

L'enveloppe alla aux mains de ma mère.

Papa se leva et avec lui toute la table solennellement; nous sautâmes tous de nos chaises pour aller entourer ma mère.

-C'est quoi? C'est quoi?...

-Restez tranquilles sinon... vous n'aurez rien!

Nous retournâmes sur nos chaises. Oh, des tickets violets!

Les entrées pour le cirque; elles venaient avec le programme. Quel programme! Avec des lettres imprimées en gros caractères et les artistes en dessin! Mon grand frère le lut. Quelle merveilleuse surprise!

Le fameux barriste Kendall, l'homme en caoutchouc; le célèbre dompteur Mister Gladys; la superbe amazone Miss Blutner avec son cheval blanc, le cheval mathématicien; le drôlissime  Clown "Confetti", roi des clowns du Pacifique, et son singe; et enfin l'extraordinaire et sensationnel spectacle "Le Vol des Condors", exécuté par la toute petite artiste Miss Orchidée.

J'eus une intuition. La petite fille ne pouvait être qu'elle... Miss Orchidée. Et cette petite fille fragile et délicate allait réaliser ce prodige? Mes frères se réjouissaient et vantaient ce cirque arrivé en ville; et moi, songeur, j’allai dans le jardin, ensuite à l’École, et cette après-midi là je n'échangeai aucune parole avec personne.

III

A quatre heures je suis sorti du collège, et suis retourné à la maison. Je rangeais les livres quand j'entendis du bruit et qu'on frappait aux portes des chambres voisines.

-La "troupe"! La "troupe"!...

-Abraham, Abraham! - criait ma petite sœur – Les acrobates!

Nous sommes tous sortis sur le pallier. Du fond de la rue s'approchait une foule énorme de personnes que quelques musiciens précédaient. Ils défilèrent. Nous avons vu passer toute la bande de musiciens avec leurs cuivres tordus et bruyants, la grosse caisse en tête faisant un vacarme assourdissant, venait ensuite sur un cheval blanc, l'amazone Miss Blutner, sa taille svelte, ses jolies jambes roses, ses bras apparents et ronds. Une magnifique parure ornait le cheval, qu'un homme en manteau rouge et coiffé d'un chapeau panaché, plein de ficelles qui pendouillaient, menait par la bride; venait ensuite Mister Kendall, dans sa tenue de spectacle, affichant sa musculature, monté sur un deuxième cheval. Sur le troisième arrivait enfin Miss Orchidée, la sublime créature, qui souriait tristement; juste derrière elle le singe, paré de bijoux, venait monté quant à lui sur un petit âne, et finalement "Confetti", cerné par une foule de gamins qui frappaient des mains autour de lui au rythme de la musique.

Au coin de la rue ils s'arrêtèrent et "Confetti" entama au son des cuivres ce couplet:

A notre époque les polissons

s'achètent des fleurs pour leur toilette

et au fond de leurs pantalons

on ne trouve plus une seule piécette... 

Un tumulte strident accompagna les dernières paroles du clown. Celui-ci agita son chapeau pointu, laissant à découvert son crâne chauve. La grosse caisse reprit la marche et tous se perdirent au fond de la petite place vers les rails du train cheminant en direction du village. Un nuage de poussière s’élevait sur leurs pas et nous rentrâmes à la maison tandis que la caravane bruyante et multicolore disparaissait derrière les magnolias, sur des chemins jonchés de sel.

IV

Mes frères mangèrent à peine. Nous n'avions pas d'heure pour arriver au cirque. Tous habillés, et prêts, nous embrassâmes maman. Papa portait son "Carlos Alberto".

Nous sommes sortis, avons traversé la petite place, remonté la rue du train, qui finissait sur une balustrade en fer, et nous arrivâmes à la petite calèche dont le cocher agitait la cloche. Nous avons pris place dans la diligence, le signal de départ a sonné; des frissons; les traits claquèrent; ainsi que le fouet, et les mules entamèrent la marche.

Nous arrivâmes enfin au village et peu de temps après au cirque. Celui-ci se trouvait dans une rue étroite. Un groupe de personnes s'entassait à l'entrée qu'illuminaient deux énormes lampes à benzines dotées chacune de cinq foyers. Aux abords des portes, sur les trottoirs, on trouvait des tables, avec leurs petits toits en tôle, sur lesquelles fleurissaient dans des verres décorés du blason de la patrie, les boissons blanches et mousseuses à base de cacahuète, les jaunes au pois chiches et les sucrées de « bonito », les sandwichs dont la sauce pimentée et la verdure recouvraient la viande; les assiettes avec leurs oignons piqués au vinaigre, la fontaine "d'escabèche" avec ses poissons étendus, la "causa", dont la pâte molle présentait gracieusement en garniture le rose des crevettes, le mauve des olives, les bouts de fromage, les choux verts et puis le "pisco" qui empeste, vanté par les vendeuses...

Nous entrâmes par une petite ruelle étroite en briques crues, passâmes par un petit abris où discutaient quelques personnes, et au fond, dans une immense cour, se dressait le chapiteau. Un grand chapiteau, duquel s'échappait des cris, des appels, des sifflements, des rires. Nous nous installâmes. On entendit le son d'une cloche.

-Deuxième son d'cloche! - ils hurlèrent tous, en applaudissant.

Le cirque était plein à craquer. La foule échelonnée formait un cercle gigantesque, et devant les premières marches, à l'écart sur une estrade et sur une toile, se trouvait l'orchestre, entre lui et les gradins où nous nous trouvions, il y avait un passage. Devant les gradins s'étendait la piste, le sable où allaient être exécutées les merveilles de cette soirée.

Une autre son de cloche se fit entendre, longuement.

-Troisième son d'cloche! Hourra, hourra!

La musique débuta sur le thème: "Ouverture pour la bande". Présentation de la compagnie. Les artistes sortirent en double file. Ils arrivèrent au centre de la piste et  ensemble nous saluèrent d'un même geste, gracieux et singulier, allant dans toutes les directions; au milieu, Miss Orchidée dans son admirable petit corps, sa robe tricotée, ses petites chaussures rouges, souriait. 

Se présenta d'abord le barriste, gaillard, musclé, avec sa noire, enroulée et épaisse moustache. Coiffé impeccablement! Il nous salua. La barre se trouvait déjà prête. Il sortit un mouchoir d'une poche secrète de son torse, se suspendit à la barre, fit des tours vertigineux jusqu'à la courber, se tint tout droit, puis se laissa pendre comme un jarret, par les bras, par le ventre; se fit comme un moulin à vent et, finalement, s'élança dans un grand saut périlleux pour atterrir sur le matelas, au centre du cirque. Acclamations spectaculaires. Il remercia. Ont suivi alors tous les numéros du programme. Passa Miss Blutner galopant sur son cheval; celui-ci  compta avec sa patte jusqu'à dix; quand sa maîtresse lui demanda si deux plus deux faisaient cinq, il répondit en hochant négativement la tête, d'un geste convaincu. Arriva Mister Gladys avec son ours; celui-ci dansa au rythme de la musique et d'un air narquois, le singe fit des pirouettes, le clown se cogna plusieurs fois la tête et, enfin, la seconde entracte terminée le public se mit à applaudir:

-Le Vol des Condors!

V

Un frisson parcourut tous mes nerfs. Deux hommes en manteaux rouges installèrent sur la piste, l'une face à l'autre, des estrades très hautes, vraiment très hautes, qui allaient jusqu'à toucher le chapiteau. Deux trapèzes pendus au centre de celui-ci se balançaient. Sonna la troisième trompette et entre deux artistes est apparue Miss Orchidée avec son impassible sourire; elle arriva au centre, salua gracieusement la foule, s'amarra à une corde et ils la firent monter jusqu'à l'estrade. Elle prit place là-haut, telle une hirondelle fugace sur un avant-toit. L'épreuve consistait à ce que la petite fille agrippe le trapèze qui, accroché au milieu, on lui faisait parvenir grâce à des cordes, et, suspendue à ce dernier, atteigne un second trapèze qui l'attendait, voltige ainsi dans les airs de l'un à l'autre pour atterrir finalement sur l'estrade opposée.

On entendit un tonnerre d'applaudissements, on lâcha le trapèze opposé, et la petite fille pendue au sien s'élança tandis que la grosse caisse - le reste de l'orchestre se taisant -  produisait un bruit sinistre et monotone. Quelle peur, quelle angoisse douloureuse! Que n'aurais-je pas donné pour que cette petite fille blonde et triste ne vola pas! Elle réalisa avec calme la dangereuse prouesse. Le public silencieux et presque immobile la contemplait et quand la petite fille se redressa de sa nouvelle estrade et le salua, certaine de sa réussite, le public l'acclama avec ferveur. Il l'acclama beaucoup. La petite fille descendit, le public continuait d'applaudir. Elle, pour le remercier exécuta quelques figures compliquées sur le tapis, elle se courba, son petit corps tordu comme un arc, et recroquevillée, elle tournait tel un monstre étrange, les cheveux tout défaits, le teint coloré. Le public applaudissait encore, encore. L'homme qui la tenait par la main sur les quais du port échangea quelques paroles avec les autres. On allait répéter le spectacle.

De nouvelles acclamations. La pauvre petite fille obéit aux ordres de cet homme lugubre presque inconsciemment. Elle remonta. La foule hurla. Puis le public se tut, le silence s'empara du chapiteau et moi je faisais le vœu, les yeux fixés sur elle, que tout se passa bien durant l'épreuve. Retentirent les applaudissements et Miss Orchidée s'élança... Que lui est-il arrivé à la petite fille? Personne ne savait. Elle attrapa mal le trapèze, se lâcha à contretemps, gesticula un peu, émit un cri profond, horrible, effroyable et tomba comme un petit oiseau blessé en vol, sur le filet du cirque, qui lui sauva la vie. Elle y a rebondi plusieurs fois. Le chute fut sourde. Ils la recueillirent, elle cracha et je vis qu'elle tâcha de sang son mouchoir, perdue dans les bras de ces hommes et au milieu des clameurs de la foule.

Papa nous fit sortir, nous traversâmes les rues, pour prendre la petite calèche, et moi, muet et triste, entendant les commentaires, je ne sais quelle sombres pensées j'avais pour ces gens. Ce fut la première fois que je compris qu'il existait des hommes très mauvais...

VI

Passèrent plusieurs jours. Je me souvenais chaque fois avec tristesse de la pauvre petite fille; je la voyais entrer sur la piste, vêtue de sa robe tricotée, souriante, pâle; je la voyais ensuite échouée au sol, crachant du sang dans son mouchoir. Où pouvait-elle se trouver? Le cirque continuait ses présentations. Mon père ne voulut plus y retourner. Mais le Vol des Condors n'était plus annoncé. La troupe du cirque avait souhaité profiter de la compassion du public en rendant palpable l'absence de Miss Orchidée.

Le samedi suivant, alors que j'étais revenu de l’École, et que je jouais dans le jardin avec ma sœur, on entendit de la musique.

-La troupe! Les acrobates!...

Nous y sommes allés en courant comme des fous. Miss Orchidée viendra-t-elle?...

Je vis dévoré par l'impatience s'approcher le défilé! La caisse claire et sourde passa laissant échapper des notes définitives, passèrent les musiciens avec leurs cuivres tordus, leurs timbales stridentes, puis les acrobates, et alors, alors le cheval de Miss Orchidée, seul, un voile noir sur la tête... Ensuite le reste de la troupe, le singe imperturbable faisant ses éternelles grimaces insensées...

Où était Miss Orchidée?...

Je ne voulus pas en voir plus; je retournai dans ma chambre et pour la première fois, sans savoir pourquoi, je pleurai en cachette la disparition de la pauvre petite acrobate. 

VII

Quelques jours plus tard, en retournant, après le repas de midi, à l’École, au bord de mer, au pied des maisons qui arrivent jusqu'à la plage et dont les premières marches sont de temps à autre éclaboussées par les vagues, qui salent à leur passage le plancher des terrasses, je m’assis pour me reposer, contempler la mer tranquille et le quai du port, qui se trouvait à ma gauche. Je tournai la tête quand j'entendis des paroles sur la terrasse qui se trouvait derrière moi et je vis quelque chose qui me paralysa. Je vis une petite fille très pâle, maigrichonne, assise, et fixant la mer. Je ne me trompais pas: c'était Miss Orchidée, dans une grand fauteuil à accoudoirs, enroulée dans une couverture verte, immobile.

Je restai là à la regarder pendant un long moment. La petite fille leva ses yeux vers moi et me regarda avec tendresse. Qu'elle devait être faible! Je suis allé à l’École mais le soir je retournai à la maison du bord de plage. Elle était là la petite blessée, toute seule. Depuis le rivage je la regardai tendrement; cette fois la convalescente me sourit, elle me sourit. Ah, qui pouvait bien auprès d'elle la consoler! J'y retournai le jour d'après, et celui d'après, et comme ça pendant huit jours. Nous étions comme des amis. Moi je m'approchais de la barrière de la terrasse, mais nous ne parlions pas. Chaque fois nous nous souriions sans un mot et je passais ainsi beaucoup de temps à ses côtés.

Le neuvième jour j'ai été voir à la maison. Miss Orchidée n'y était plus. J'eus alors un soupçon: j'avais entendu dire que le cirque allait bientôt s'en aller. Le bateau à vapeur allait lever l'ancre le jour même. Il était onze heures, je traversai la rue et le carrefour de la Douane. Sur les quais je vis quelques uns des acrobates avec sacs et bagages, mais la petite fille n'était pas là. J'ai marché jusqu'au bout du ponton pour attendre près de l'embarcadère. Le reste du cirque arriva bientôt accompagné d'une grande partie du village et de chenapans qui rôdaient autour du singe et du clown. Et entre Miss Blutner et Kendall, tenue par les mains, marchait doucement, en toussant, en toussant beaucoup, la jolie petite créature. Je me suis faufilé dans la foule pour la voir descendre sur le bateau. La petite fille chercha quelque chose du regard, me vit, esquissa tendrement un sourire et passant devant moi me dit:

-Adieu...

-Adieu...

Mes yeux la virent descendre dans les bras de Kendall sur le petit bateau instable; ils la virent s'éloigner des poutres moisies du port; et elle me regardait tristement les yeux mouillés; elle sortit un mouchoir qu'elle agita en ma direction; quant à moi je la saluai d'un geste de la main, et ainsi elle disparaissait en s'éloignant, jusqu'à ce que je n’aie plus distingué que son mouchoir comme une aile brisée, comme une colombe agonisante, et à la fin, rien d'autre que le petit bateau qui se perdait en direction de celui à vapeur...

Je retournai chez moi, et à cinq heures, une fois sorti de l’École, assis sur la terrasse de la maison vide, au même endroit d'où se tenait ma douce amie, je vis se perdre au loin de l'étendue marine le bateau à vapeur, souillant par sa chevelure de fumée le ciel ensanglanté du crépuscule.

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