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On ne peut s’empêcher de parfumer ce texte d’un brin de nostalgie: en 1905, les députés savait encore écrire dans une langue précise qui ne refusait pas l’élégance. Lisez une loi récente ou un projet de loi, et la différence vous sautera aux yeux. Voire à la gorge tant l’écriture législative relève aujourd’hui plus du gloubiboulga que de la bonne cuisine politique.
Le Concordat à la Bonaparte
Cette loi a coupé le lien que le Premier Consul Bonaparte avait rétabli en 1801 par le truchement du Concordat qu’il a signé avec le pape Pie VII. Bonaparte ajoutera peu après à ce Concordat des articles reconnaissant les Eglises protestantes et, en 1807, le judaïsme.
Depuis le 9 décembre 1905, l’Eglise est donc chez elle et l’Etat chez lui, selon la formule de Victor Hugo. Les institutions confessionnelles n’empiètent pas sur le domaine de l’organisation politique. L’Etat se refuse à régenter les religions.
Loin d’être une loi antireligieuse, comme le prétendaient les autorités catholiques, celle de 1905, au contraire, protège le libre exercice de la religion. Ne reconnaissant aucune confession, l’Etat les respecte toutes, dans le cadre de la Loi.
A noter que les Eglises protestantes et les communautés juives, elles, ont soutenu vigoureusement ce texte qui les mettait enfin sur pied d’égalité avec l’Eglise catholique.
Un mot bien français
Le mot « laïcité » a été forgé en France. Un canton suisse, Genève, l’a inscrite sous cette dénomination dans sa Constitution et a voté la Loi sur la Laïcité de l’Etat. Un autre canton francophone, Neuchâtel, pratique lui aussi la laïcité (1).
La Turquie moderne, par la volonté de son fondateur Kemal Atatürk, a inscrit le mot « laiklik » dans sa Constitution. Cela dit, ce pays n’est pas « laïc » au sens français ou suisse du terme. La laïcité, telle que nous l’entendons dans nos contrées, fonde comme principe de base la neutralité de l’Etat vis-à-vis de toutes les religions. En Turquie, surtout sous la tutelle du président Erdogan, l’Etat n’est pas neutre confessionnellement dans la mesure où les autorités musulmanes lui sont subordonnées.
Si, en tant que mot, la laïcité ne s’est guère répandue, son principe fondamental – la neutralité confessionnelle de l’Etat – s’est largement exporté.
Expansion de la sécularisation
Bien entendu, nous ne parlons que des pays démocratiques. Dans les dictatures, soit la religion est opprimée ou en tout cas très sévèrement contrôlée comme en Chine, soit elle s’est placée au service du pouvoir, comme en Russie. La laïcité est consubstantielle à la démocratie.
Même dans des pays qui connaissent le principe de la religion d’Etat, comme la Grande Bretagne, les pays scandinaves ou d’autres, l’Etat se veut neutre vis-à-vis des religions.
Cela dit, cette tendance doit très peu à l’influence de la France et beaucoup au phénomène plus général de la sécularisation qui a progressivement fait perdre aux institutions religieuses leur autorité et leur place prépondérante au sein de ces sociétés.
Ce phénomène a été encore renforcé par l’immigration. Il a bien fallu que les pays avec religion d’Etat s’adaptent à cette nouvelle donne.
Difficile de bien placer le curseur
En France, la laïcité a 120 ans mais pas toutes ses dents, disions-nous en préambule. Ainsi, la société française éprouve mille difficultés à placer le curseur à la bonne place lorsqu’il s’agit d’aborder les relations entre la République et l’islam, la deuxième religion du pays.
Soit elle minimise l’islam politique dans ses diverses variantes islamistes radicales. Soit elle en exagère l’importance réelle.
A cet égard, la lecture du rapport d’enquête dressé par le Sénat se révèle fort instructive.
L’erreur première serait de considérer les musulmans de France comme appartenant à un seul bloc homogène. Cette vision, largement partagée, est sans doute due au vieux fond catholique français qui développe une vision très hiérarchisée et pyramidale de la religion.
Un islam très pluriel
Rien de tel en islam qui n’a ni pape ni clergé, à l’exception de sa branche chi’ite minoritaire en France. Il y a quasiment autant de conceptions de l’islam qu’il y a de musulmans!
Toutefois, l’islam proprement politique existe aussi, dans sa pluralité certes, mais avec une vision partagée de l’action sociale.
A cet égard, l’opinion émise par Hakim el Karaoui. apporte un éclairage relevant. L’auteur du rapport La Fabrique de l’islamisme et président de l’Association musulmane pour l’islam de France a expliqué aux sénateurs lors de son audition par la commission d’enquête:
On assiste à une offensive idéologique qui consiste à affirmer et à édicter une certaine vision de l’islam, à l’imposer aux musulmans, ainsi qu’au reste du monde, en vue de prendre le pouvoir.
Devant cette même commission, le journaliste Mohamed Sifaoui – qui a consacré à l’islam politique de remarquables enquêtes – a mis en garde la pratique de certains élus locaux qui « ont commencé par faire preuve de laxisme à l’égard d’associations et de prêcheurs islamistes avant de s’allier, pour certains d’entre eux, avec ces derniers »
Du déni à l’exagération
Si le déni rend myope, l’exagération rend aveugle. Le néofascisme bolloréen et sa domesticité politique (Bardella-Le Pen, Zemmour-Knafo) agitent l’islamophobie sous le nez du peuple pour mieux s’en servir. A les en croire, la France vit déjà sous la Charia.
A cet égard, mieux vaut s’en tenir à l’analyse de ceux qui connaissent le sujet. Par exemple, celle de Bernard Godard qui fut fonctionnaire des Renseignements généraux et chargé de mission au bureau des cultes du ministère de l’Intérieur:
« Il n’y a jamais eu de plan précis et à long terme d’islamisation de la France. L’idée selon laquelle ils veulent convertir la France à la charia relève du fantasme » avait-il déclaré dans un article publié par Le Monde le 22 mai 2022.
En outre, de quel islam politique parle-t-on? De celui des Frères Musulmans qui semblent en perte de vitesse selon de nombreux experts? Celui des associations liées à la Turquie d’Erdogan? Celui des Emirats? Du Qatar? De l’Arabie Saoudite?
Toutefois, malgré cette concurrence confessionnelle, on ne saurait négliger le résultat négatif de leur action délétère sur les musulmans français qui, dans leur écrasante majorité, souhaitent vivre en paix avec leurs compatriotes.
Cela dit, ce n’est ni Riyad, ni Alger, ni Ankara qui ont créé les ghettos dans les banlieues mais la politique – ou plutôt l’absence de politique – de l’Etat français.
L’agressivité trumpienne via les évangéliques
Autre mauvaise vision de la laïcité suscitée par la bollosphère (encore plus toxique et beaucoup plus dangereuse que l’islam politique): ne se focaliser que sur la seule confession musulmane.
Or, d’autres formes de propagande confessionnelle apparaissent dans les cités, banlieues et autres quartiers dits « défavorisés ».
La nébuleuse évangélique s’y révèle d’ailleurs fort active.
Il en va de cette galaxie, comme de l’islam: elle est éclatée en plusieurs écoles de pensée. Les fourrer toutes dans le même sac serait donc tout aussi erroné.
Les plus problématiques pour l’ordre républicain relèvent de l’influence des Eglises évangéliques étatsuniennes qui portent des discours intolérants, voire agressifs contre les lois sur l’avortement, le mariage gay, la fin de vie… Bref tout ce qui sort du cadre étroit des obsessions illustrées par Trump.
Cela dit, tous les évangéliques en France ne partagent pas cette vision étatsunienne. D’aucuns même, la combattent.
Il n’empêche, l’activité des évangéliques étatsuniens se déploie tous azimuts en partant de la Maison-Blanche (lire à ce propos notre papier Paula White-Cain, la mante religieuse de Donald Trump du 8 mai dernier). Et ces gens-là détestent tout ce qui a trait à la liberté telle que nous la concevons en Europe. Leurs agents d’influence sous nos contrées ne manqueront pas de faire du zèle. Donald Trump et surtout l’hyperintégriste vice-président Vance les y incitent ouvertement.
Dès lors, l’application intelligente, raisonnée et bien informée de la laïcité n’est pas seulement nécessaire, elle est devenue indispensable.
Plus que jamais, la laïcité est la tolérance mise en acte.
Jean-Noël Cuénod
Il n’est pas interdit de lire mon bouquin sur ce sujet! https://www.slatkine.com/fr/editions-slatkine/69139-book-07210665-9782832106655.html
1 La Confédération laisse à ses cantons le soin de déterminer eux-mêmes le type de relation qu’ils veulent entretenir avec les institutions religieuses. A part Genève et Neuchâtel, les autres cantons vivent sous le régime du Concordat d’inspiration bonapartiste, à l’instar d’ailleurs de l’Alsace-Moselle en métropole française.