Le procès de Dominique Strauss-Kahn qui se déroule actuellement à Lille ne met pas en lumières que les relations sexuelles «rudes» – euphémisme utilisé par DSK – de l’ancien patron du Fonds Monétaire International. Il révèle d’autres relations, moins cradingues et moins anecdotiques, celles qui se nouent ou se dénouent entre la morale et le droit. A lire les comptes-rendus et à ouïr les commentaires, ce procès dit «du Carlton de Lille» patauge dans la confusion.
Sur le terrain bien délimité du droit que reproche-t-on à l’ex-futur président de la République? De s’être rendu coupable de proxénétisme aggravé en bande organisée; la peine maximale s’élève à vingt ans de réclusion criminelle. Ce chef d’accusation se réfère aux articles 225-5 et suivants du Code pénal français qui réprime celui qui aide, assiste ou protège la prostitution d’autrui. Dans le cas présent, l’accusation retient comme circonstance aggravante, le fait que ces actes ont été commis dans le cadre d’une bande organisée.
En d’autres termes, DSK serait l’organisateur des partouzes dont il était le roi et aurait déployé, pour développer cette cour du stupre collectif, un véritable réseau de prostituées, avec l’aide, notamment, de Dédé-la-Saumure, célèbre figure du proxénétisme franco-belge. DSK soutient – si l’on ose dire – qu’il ignorait que les femmes fournies par son entourage se prostituassent. Par conséquent, il ne pouvait, selon lui, se trouver à la tête d’un réseau de souteneurs.
Voilà le cadre bien borné. Tout le reste – les mœurs fangeuses de DSK, ses appétits libidineux, ses habitudes répugnantes – n’est qu’élément pour ouvrages à ne lire que d’une seule main. Néanmoins, l’impression qui ressort de ces débats sur les ébats strauss-kahniens est que la morale et le droit sont tellement interpénétrés qu’il devient de plus en plus malaisé de les distinguer l’une de l’autre. Or, une telle confusion peut mener au pire.
Lorsque l’on se trouve devant un tel méli-mélo, il faut retourner aux définitions de base. La morale est l’ensemble des règles de conduite propres à une société; elle distingue le bien du mal. Le droit est l’ensemble des normes régissant les rapports humains, normes énoncées par la coutume (situation de plus en plus rare) ou inscrites dans des textes (lois, codes, contrats, recueils de jurisprudence).
La morale est forcément floue. Elle n’est pas gravée dans le marbre mais flotte dans l’air du temps. Distinguer le bien du mal est affaire d’interprétations fluctuantes, souvent personnelles, ou émises par des groupes plus ou moins restreints.
Le droit est forcément précis. Il décrit des normes dûment circonscrites et suit un processus balisé. Il ne distingue pas le bien du mal, mais le légal de l’illégal, ce qui n’est pas la même chose. On peut être condamné par le droit pour avoir agi en fonction de ses impératifs moraux. De même, une conduite jugée immorale par la clameur publique, ne signifie pas qu’une infraction au droit soit commise.
En introduisant la morale dans le droit, on instille des notions floues dans un domaine qui requiert la plus fine des précisions. On le parasite et on le travestit en arbitre des moeurs. La clameur publique se fait justicière, ce qui ouvre la porte à toutes les dérives, à tous les abus, à tous les arbitraires. Dans nos contrées démocratiques, la Bible ou le Parti n’est pas le code et le juge n’est pas le prêtre, ni le commissaire politique. Dans les pays totalitaires, le droit se place au service de l’idéologie, qui peut être assimilée à une forme de morale, avec toutes les monstruosités que cette situation a permises.
Toutefois, le droit et la morale ne sont pas étrangers l’un à l’autre. Pour que le droit soit reconnu légitime par ceux auxquelles ses normes s’appliquent, il ne saurait trop s’écarter de la morale d’une société. Il serait impensable, par exemple, qu’une loi qui serait reconnue par tous comme immorale soit introduite dans le droit. Imaginerait-on que la loi autorise la pédomanie, par exemple?
Cette proximité entre droit et morale doit donc être respectée mais tout en observant entre les deux, la distance nécessaire pour éviter la confusion. Placer le curseur au bon endroit oblige à faire preuve d’habileté et d’intelligence. Mais qui a dit que vivre ensemble était chose facile?
Jean-Noël Cuénod