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Billet de blog 29 octobre 2025

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Expo – Quand Georges de la Tour réhabilite la femme de Job

Par le génie de leurs œuvres, les peintres majeurs parviennent à révéler une réalité autre voire opposée à celle illustrée par des siècles de discours convenus. Les apparences nous crevaient les yeux. L’artiste nous rend la vue, la véritable, celle de l’œil intérieur. Ainsi Georges de la Tour nous montre une autre femme de Job que cette épouse acariâtre qui grogne et grince dans la Bible.

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Illustration 1
© Wikimédia Commons

Si vous n’avez pas encore exploré l’expo que consacre le Musée Jacquemart-André (Paris VIIIe) à Georges de la Tour (1593-1652), faites-le sans délai. Vous avez certes le temps, jusqu’au 25 janvier. Mais ne le laissez pas filer comme un vulgaire voleur du Louvre avec sa nacelle magique!

« Entre ombre et lumière »

« Entre ombre et lumière », tel est le titre de cette exposition. Qui tombe sous le sens, compte tenu de la réputation faite à l’artiste d’avoir maîtrisé le clair-obscur à l’égal des plus grands.

Je laisserais à bien plus savant que moi le soin de distinguer entre le sien et celui du Caravage. Du haut de ma taupinière, je dirais que la lumière de l’Italien s’impose à la nuit, alors que celle du français en émane. « La Tour est le seul interprète de la part sereine des ténèbres », écrivait André Malraux dans Les voix du silence (Editions Gallimard).

Tous les tableaux présentés à Jacquemart-André troublent et bouleversent. L’un d’entre eux tout particulièrement: « Job raillé par sa femme ».

La perpétuelle question du mal

Petit rappel pour celles et ceux qui auraient oublié leur instruction religieuse. Le Livre de Job constitue l’une des clefs principales du Premier Testament (La Bible hébraïque). La grande question du mal que subissent les justes y est abordé crûment et même cruellement sous toutes ses facettes.

Satan (traduit aussi par le mot L’ Adversaire) interpelle Dieu en affirmant que la foi de son fidèle le plus scrupuleux, Job, repose uniquement sur le fait qu’il a été comblé de biens par la bénédiction divine. « Retire lui ta bénédiction et il te maudira » raille L’Adversaire.

« Chiche! » répond Dieu (pardonnez cette traduction vulgaire des paroles divines!). Il lève Sa protection sur Job et autorise Satan à le tourmenter avec une seule restriction: ne pas attenter à sa vie physique.

Job progressivement perd tout: richesse, enfants, santé. Mais à chaque perte, il exprime sa foi en Dieu.

L’acariâtre épouse

Révoltée par cette succession de calamités, sa femme raille Job et lui demande de maudire Dieu. Mais son mari la rabroue vertement: « Tu parles comme une de ces charognes! Nous acceptons le bien d’Elohims: n’accepterions-nous pas le mal? » (selon la Bible Chouraqui).

Au lieu de l’aider, des amis lui font la morale: pour expliquer les catastrophes qu’il subit, Job doit bien avoir quelques vices bien cachés au fond de son âme.

La vision de ses amis se révèle étroitement distributive: tu fais le bien, Dieu te donne un bon point. Tu fais le mal, il t’inflige des coups de règle sur les doigts, comme les sadiques instituteurs de jadis.

La force du Livre de Job

Le livre de Job fait voler en éclats cette vision aussi caricaturale qu’erronée de la puissance divine.

Job rétorque que son âme est pure, que sa foi reste intacte même s’il ne comprend pas pourquoi le ciel lui est tombé sur la tête.

Finalement, Dieu écoute la douleur de son fidèle et l’embarque dans une vision qui embrasse la création dans toutes ses complexités et ses contradictions. Il désigne à Job deux figures mythiques: Béhemoth et Léviathan, symbolisant le chaos et la démesure. Job voit alors que ces créatures ne sont malveillantes que d’apparence; elles font partie du plan divin.

Job prend conscience que l’humain mortel est tellement limité dans sa compréhension de la vie et de l’univers que la seule sagesse est de s’en remettre avec confiance à cette puissance divine qui le dépasse.

Nanti de cette sagesse, Job récupère alors tout ce qu’il a perdu.

Et la femme salvatrice

Il y aurait encore tant de choses à dire à propos de ce Livre qui n’a rien perdu de sa puissance au fil des millénaires. Mais reprenons la vision du tableau de Georges de la Tour « Job raillé par sa femme ».

C’est une autre épouse qui apparaît comme en surimpression. Elle tient de la main droite une chandelle allumée, sorte de phallus donneur de lumière. C’est donc elle qui représente la force virile. Sa main gauche, celle du coeur, est tournée vers le ciel. Son regard n’est ni moqueur ni ironique et encore moins railleur.

Au contraire, il est traversé de tendresse, de compassion. Il y a de l’amour dans ce regard qui semble plutôt exhorter Job à sortir de son hébétude pour se reprendre en main. Qu’il suive la force virile de la femme plutôt que de s’abîmer dans la sidération morose.

Celui qui regarde le tableau de Georges de la Tour est induit à construire une tout autre histoire. Guidé par sa femme, Job laisse tomber les chaînes de ses malheurs pour retrouver l’amour qu’il doit se porter à lui-même s’il veut entrer en rapport avec l’Amour absolu, quel que soit le nom que les humains lui donnent.

Les Feuillets d’Hypnos

J’en étais là de mes élucubrations lorsque Dame Synchronicité m’a remis sous mon nez un texte de l’immense poète René Char sur le tableau de Georges de la Tour. Qui, sous sa plume, change de titre et devient « Le Prisonnier ». Changement de titre et plus encore de perspective dans cet extrait des Feuillets d’Hypnos:

Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours (…) Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.

Au croyant, au cherchant et à l’athée comme René Char: Georges de la Tour a servi de medium vers cette vérité qui, comme l’horizon, se dérobe. Avec l’espoir qu’en se dé-robant, elle nous apparaîtra un jour dans sa nudité.

Jean-Noël Cuénod

Pratico-pratique

Georges de la Tour. Entre ombre et lumière. Actuellement et jusqu’au 25 janvier 2026. Musée Jacquemart-André, 158, boulevard Haussmann, 75008 Paris. ouvert du lundi au jeudi de 10h à 18h, le vendredi de 10h à 22h et les samedis et dimanches de 10h à 19h. message@musee-jacquemart-andre.com. Téléphone:  01 45 62 11 59

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