Historienne et chercheuse associée au centre d’histoire du XIXe siècle à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Carole Reynaud-Paligot est une spécialiste de la question de l’identité nationale et de son évolution à travers son époque. Alors que la fête nationale monégasque approche, elle explique à Monaco Hebdo la naissance de ce sentiment bien particulier qu’est celui d’appartenir à une nation.
On voit l’identité nationale comme quelque chose d’établi dans nos sociétés, comme si cela avait toujours été présent, mais d’où vient ce sentiment bien particulier ?
C’est une vaste question qui appelle à une analyse globale de la question. On peut dire que c’est à l’époque de la création des États nations que cette notion d’identité nationale apparaît. Il faut bien comprendre qu’avant, la forme étatique prédominante dans nos sociétés était la royauté. Il y avait assez peu cette idée d’identité nationale, dans le sens où les habitants étaient définis par leur statut de sujets. Par exemple, en France, les personnes étaient des sujets du roi de France. Ils assimilaient plus la notion de pays au travers du roi, lui-même. En parallèle, le royaume de France possédait sur son territoire des dizaines d’identités régionales différentes. Les Bretons, les Bourguignon, les Angevins, les Lorrains… Ce sont des peuples qui avaient leur propre sentiment d’appartenance. Avant le XIXe siècle, dans beaucoup de sociétés, on était plutôt défini par sa position sociale, qu’on soit paysan, noble, homme d’église. Mais avec le XIXe siècle naît une toute nouvelle idée, celle de l’État-nation. C’est l’idée que le fondement de l’État n’est plus fixé uniquement sur son roi, mais également sur le sentiment d’appartenance à une nation.
Que va changer cette nouvelle vague de pensée dans nos sociétés ?
C’est un bouleversement qui touche le fond même de l’État. Lorsque les habitants commencent à sentir ce sentiment d’appartenance à une nation, ils cherchent à créer les bases de cette même nation. On cherche des souvenirs commun, une histoire commune, des valeurs qui nous rassemblent et qui nous lient. Pour la France, on peut penser à l’histoire de la Gaulle et de la lutte contre les Romains sous Vercingétorix [82 av. J.-C. - 46 av. J.-C. — NDLR]. Ce personnage était complètement tombé dans l’oubli et la République en a fait un de ces symboles de personnification de l’idée de la nation.
Vercingétorix, c’est le français qui défend son sol face à des envahisseurs venus d’un autre pays [pour Monaco, la famille Grimaldi représente également cette notion de défense du sol, c’est l’un des souvenirs communs qui a forgé l’identité nationale monégasque — NDLR]. Avec l’histoire commune, les États-nations créent l’idée que chaque peuple descend d’un ancêtre commun. Il y a donc la naissance d’un « nous » qui s’oppose aux autres. On va penser le nous comme ceux qui sont à l’intérieur de la frontière.
C’est une transformation profonde de nos sociétés : à quel rythme cela s’est-il mis en place ?
Il faut garder en tête que ça a été progressif. Dans les campagnes notamment, le sentiment d’appartenance à son village est longtemps resté ancré dans les habitudes. Cette notion de « nous » dont on parlait juste avant, elle s’appliquait dans les milieux ruraux : « Nous sommes différents de ceux du village d’à côté. » Et c’est plus ou moins pareil avec certaines appartenances régionales. On le voit encore aujourd’hui, que ce soit les Basques, les Corses ou les Bretons : encore à notre époque, ils revendiquent leur appartenance régionale. Mais il va y avoir un catalyseur à cette idée d’Etat-nation, notamment dans les pays européens : c’est la guerre. Pour la France et l’Allemagne, les guerres de 1870 et de 1914 font office de catalyseur. Si les gens doivent mourir pour la nation, il faut leur donner l’envie de mettre leur mort au service de cette même nation. Pourquoi dois-je me battre ? Pourquoi dois-je mourir pour mon pays ? C’est ici que l’éducation joue un grand rôle. Dans les écoles de nombreux pays, c’est au XIXe siècle qu’apparaissent des programmes scolaires entiers basés sur ce même sentiment d’appartenance nationale. C’est le cas en France.
Est-ce que ce mode de pensée s’est imposé à toutes les nations ?
Non, pas du tout. Il y a eu tout au long de l’histoire récente, des tentatives pour sortir de cette notion d’Etat-nation. La plus connue, c’est le communisme, qui prône l’internationale, et qui met de côté l’idée même de la nation. Dans son idéologie, les peuples sont tous égaux et ils sont rassemblés au sein d’une même grande nation internationale. Seulement, ce n’est pas vraiment ce qu’il s’est passé dans les faits. En Russie, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale, le sentiment d’identité nationale est fortement réapparu pour lutter contre l’envahisseur allemand. Toujours est-il qu’après l’effondrement du bloc communiste, à la fin des années 1990, une porte s’est ouverte pour l’émergence de pensées nationalistes dans ces pays qui étaient dans cette « internationale ». A leur tour, ils ont voulu créer ce sentiment national qui rassemble leur peuple autour de valeurs et de souvenirs communs.
Dans ce monde qui se tourne de plus en plus vers une mondialisation complète de nos sociétés, l’idée d’identité nationale n’est-elle pas dépassée ?
Étonnamment, la mondialisation n’a pas fait disparaître cette notion d’identité nationale, et, au contraire, depuis les années 1990, on voit une résurgence du nationalisme. C’est notamment en lien avec la chute du communisme, mais aussi avec d’autres facteurs propres à la mondialisation. Qui dit « mondialisation » dit « globalisation des échanges ». Cela crée beaucoup de richesses, mais aussi des inégalités. Que ce soit les crises économiques ou bien le contexte écologique, il y a un sentiment d’anxiété qui peut apparaître et qui crée le retour de la pensée nationaliste. Les personnes se servent de ce sentiment d’appartenance pour se rassurer. C’est le retour du « nous » et des « autres », qui peut notamment aboutir à des situations dangereuses. On se souvient notamment des deux guerres mondiales.
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