Reflets d'Yport
Avertissement au Lecteur
Si d'aucuns tètent au sein de
Melpomène, Clio, Thalie,
Les beaux alexandrins qu'on scinde
à six pieds, lustrés et polis,
Mes vers à moi, Ami Lecteur
Grandissent sous la douce égide
D'un elfe léger qui n'a peur
Jamais des critiques lucides.
Nuit et jour, bien ivre sans doute,
Il souffle des vers de pastiches,
et des rimes bancales toutes,
Embrassées parfois, jamais riches.
Son pouvoir est universel,
Sur le gueux, sur l'émir, lit-on :
Tous lui paient, heureux, la gabelle.
Quel est son nom ? C'est Mirliton !
Yport, sonnet sonore
Ici les goélands sur les galets clabaudent.
Les vagues vives valsent sous le vent d'amont.
Silex usés, mille galets gisent au fond.
Plus loin des renards dans la lande humide rôdent.
Au milieu des remous, la mouette fait la moue.
Malmenée, elle virevolte aux vents marins.
Un cormoran happé par les embruns salins
Laisse son corps mourant aux flots chargés de boue.
Cahin-caha crochent et claquent les caïques.
Mais si de l'océan il se veut le cacique,
Le marin reste au Cabaret du Cabestan,
Car la tempête, en mer ou sur terre, en tout temps
Œuvre de Satan, terrifie le pauvre glaude.
Ici les goélands sur les galets clabaudent.
Lili
La vieille noue son grand foulard
De fausse soie. Courbe, elle sort
Et défie le vent. Il est tard.
Elle va lentement au port.
Ses doigts accrochent les silex
Taillés des murs. Elle les suit.
Les ans lui pèsent (dura lex !)
La brique rouge est un appui.
Ses pas cheminent sur la grève,
Tremblants : elle n'est plus si sûre
Qu'auparavant. Là elle rêve
Aux caresses douces et pures.
Si la bise gifle ses rides,
Qu'elle sèche ses yeux usés,
Lili sourit : calme elle vide
Son âme des douleurs ancrées.
Car c'est bien au creux des galets,
Entre les caïques iodées,
Qu'un soir, à la fin de l'été,
Un matelot l'a embrassée,
Et que dans le bruit sourd des vagues,
Les odeurs de bitume aigri
(Scories que la vieillesse élague),
Heureuse elle lui a dit : Oui.

Agrandissement : Illustration 1

La mauvaise nouvelle
(D'après le tableau éponyme de Pierre-Marie Beyle, 1885)
Un ciel tourmenté vêt la cité d'un linceul.
Triste et lugubre jour, le glas sonne à Yport ;
Une brise rude et froide monte du port
Qui transit les marins réunis dans le deuil.
Le capitaine toque à une porte close.
La mauvaise nouvelle, indicible tristesse !
Dis-la-lui, Ange noir d'une camarde ogresse !
"Pierre est mort, Marie est veuve : un brancard repose."
Les Yportais, ces Grecs, offrent aux minotaures
D'Islande ou Terre-Neuve, aux vents froids de Beaufort
Vieux loups de mer, gabiers, mousses et matelots.
Orages et brisants les gardent dans les flots.
Mais ils snobent la peur, ces fiers aristocrates,
Sur l'océan, ils rient des vagues scélérates.
"Comme au théâtre ..."
Comme au théâtre, Yport, face au vent qui se lève,
Se loge au premier rang d'un spectacle de rêve,
Celui de l'océan, des falaises ouvertes.
On y jouit des couleurs qui varient et du charme
Que le peintre, au Quinze-Août, célèbre en un bleu parme,
En un vert émeraude et en gestes alertes.
Mais à demi serti, camouflé dans un bois,
Ci-gît un cimetière accroché de guingois
Sur une pente raide aux terres embrunies.
Ici les morts sont au calme, loin de la foule.
Loin de Terre-Neuve, ils ne défient plus la houle,
Et les familles déchirées sont réunies.
Alors que la brume s'étend sur le village,
Ou que le soleil darde, à midi, sur la plage,
Les gisants abrités, que leur repos délivre
Des folles vanités, se moquent des villas
Cossues des bons bourgeois, fanfarons d'ici-bas,
Tous ces gens qui oublient qu'il faut tenter de vivre.
Les Yportais visitent leurs morts, recueillis,
Qu'ils croient au Ciel ou non, endeuillés ou guéris,
Ils déposent des mots, des pierres ou des fleurs
Et songent à Henri, Lili ou Nathalie.
Leur souvenir est une chaîne qui relie
Les vivants au passé, qui conjure leurs peurs.
C'est la force et le don de tous nos disparus
D'apporter d'outre-tombe à ceux qui sont perdus,
Aux hommes fatigués et aux femmes lassées,
Un sourire serein, qui leur dit :"Rien ne presse,
Face au froid éternel, la vie n'est que jeunesse.
Tressez-la en un jeu de rimes embrassées !"
La chambre de l'Empereur
Oubliez Sainte-Hélène, Elbe, les Invalides,
Tous ces lieux lointains où vivent impavides
Les souvenirs vides et froids de l'Empereur,
Car c'est à Yport qu'on célébra sa grandeur !
Une petite chambre ouverte à l'aventure
Accumulait sabres, bustes et reliures,
Images d’Épinal du petit Caporal,
Secrets enfouis au cœur d'un destin trop banal :
Celui de mon grand-père, un grognard d'outre-mer,
Échoué loin des colonies, langui, amer.
Refuge d'un passé rêvé, la chambre éveille
La mémoire embellie d'une histoire sans pareil.
Héros imaginant des gestes intrépides,
Le vieux soldat voit sa gloire aux Pyramides.
Renoir s'est arrêté à Yport
C'est comme si les algues rouges, brunes, vertes
À l'assaut du rivage étaient soudain montées.
Peint, un enfant aux rochers est transfiguré.
D'un arc-en-ciel les eaux sont maintenant couvertes.
La falaise en Renoir et blanc, de cent secrets
Camouflés en ses plis, comme le fait l'estran,
Sur un drap grège en lin tendu comme un écran,
Se délivre et explose en couleurs et reflets.
Le Maître offre à l'humble village de pêcheurs
Une nouvelle épiphanie, peintre prêcheur
D'un monde renaissant dans un feu d'artifice.
Ainsi ce port d'échouage aux caïques à voile
Est érigé là en Éden sur une toile
Par la grâce d'Auguste à la main rédemptrice.
Chanson
(D'après Un repas de noces à Yport, Albert Fournié, 1886)
Les casquettes à pont
Et les chapeaux melon
Les blaudes du dimanche
Qu'on a serrées aux hanches
Les noires redingotes
Entrent dans la gavotte !
C'est dans la cour d'un clos-masure
Un jour d'été au ciel d'azur
Que furent célébrées les noces
D'un hymen teinté de négoce.
Ces amours furent consignées
Par le maire, par le curé
En de longues cérémonies
Et par devant tous établies.
Les casquettes à pont
Et les chapeaux melon
Les blaudes du dimanche
Qu'on a serrées aux hanches
Les noires redingotes
Entrent dans la gavotte !
Depuis peu fut promise Emma
Au vieux Charles qui s'enflamma
Pour cette jeunette orpheline
Au charme, à la mine câline.
Charles, un Panisse cauchois,
Comme au commerce fit son choix
Qui tomba sur cette pauvrette
Perdue, au destin de soubrette.
Les casquettes à pont
Et les chapeaux melon
Les blaudes du dimanche
Qu'on a serrées aux hanches
Les noires redingotes
Entrent dans la gavotte !
Elle accepta le maquignon,
Se résolut à cette union.
Cette Fanny de Normandie
Connaissait déjà bien la vie.
Car elle avait cru aux promesses
D'un jeune loup cherchant princesse
À croquer, un chaperon rouge
Proie aisée d'un pilier de bouge.
Les casquettes à pont
Et les chapeaux melon
Les blaudes du dimanche
Qu'on a serrées aux hanches
Les noires redingotes
Entrent dans la gavotte !
C'est un conte bien trop banal
D'un joli tendron aimé mal,
Vite oublié par un coquin
Père d'un futur orphelin.
La sut-il jamais, le vieux Charles,
Cette rumeur dont chacun parle ?
Il brille éclatant de bonheur,
Mais déjà cocu avant l'heure.
Les casquettes à pont
Et les chapeaux melon
Les blaudes du dimanche
Qu'on a serrées aux hanches
Les noires redingotes
Entrent dans la gavotte !
Et fallait-il, dernier outrage !
- Elle cache pourtant sa rage -
Qu'au vin de noces face à elle
Siège cet amant infidèle ?
Car la belle y voit son Caïn
De ses premiers vœux l'assassin.
Rose blanche sur un frac noir,
Il rit à tant de désespoir.
Les casquettes à pont
Et les chapeaux melon
Les blaudes du dimanche
Qu'on a serrées aux hanches
Les noires redingotes
Entrent dans la gavotte !
Vaucottes
En suivant la falaise en aval, vers l'ouest,
La sente des douaniers d'un pas léger et leste,
Le promeneur franchit valleuse et douces côtes
Puis voit un bourg caché, au nom cauchois : Vaucottes.
C'est de Fécamp, d'Yport, le modèle réduit,
Anse bleue arrimée dans un petit pertuis.
Une forêt l'enveloppe jusqu'à la plage,
Où la falaise s'ouvre en un glorieux hommage.
Et c'est dans ce théâtre offert par la nature
Qu'on découvre, misère ! alignées, des voitures
De pauvres riches sur leurs carrosses penchés.
Ils paradent en leurs villas endimanchés
Et oublient qu'ici seul l'océan métronome
Est le maître du temps et du destin de l'homme.
Prélude à l'après-midi d'une faune
La mer descend et on dit : «Y'a de l'èbe1 ! »
Quelques jeunes enfants vont à la grage2
Trier les laisses, cadeaux pour la plèbe
De l'Océan juste après un naufrage.
De plus vieux repèrent la mare ronde3,
Ils courent aux meilleures caillouillées4,
Secrets du roqueu5 où la pêche abonde,
Où les caches aux poings-clos6 sont fouillées.
Ainsi glissent du perrey 7au platier
Les rocailleux 8d'Yport, et les touristes
Quittant les caloges9 bottes aux pieds
Vers le câtis10 poursuivent mille pistes.
Depuis le Cap Fagnet jusqu'au Chicard
Un monde éphémère entre terre et mer
Se découvre sous un soleil blafard
Et grouille de monstres et de chimères.
***
Une chevelure de laminaires,
Des camaïeux d'algues rouges et vertes
Forment un monde où vivent des cnidaires,
Gorgones par la marée découvertes.
Endormi, un poupart bien gros néglige
Les mille estocades d'un crabouillard11.
Une demoiselle12 affolée oblige
À lâcher prise un très vieux peluchard13.
Un cornebichet qui couche-tout-nu14
Cherche ici parmi les rangs de patelles
Et de vignots15 un abri bien tenu
- Si c'est trop grand, il mettra des bretelles -.
Plus loin, sautelicots et salicoques16
Dans l'eau au milieu des laitues de mer
Font des recoins d'un carniau17 leurs bicoques,
Ignorantes d'un avenir amer.
***
Toutes ces tarasques, toutes ces hydres
Ont en effet tout tracé un destin :
Avec du beurre, des herbes, du cidre,
Elles seront au cœur d'un grand festin...
Notes :
1Y’ a de l’èbe = la mer descend.
2Aller à la grage = aller sur la plage chercher ce que la mer a laissé de précieux.
3La mare ronde = espace maritime, à marée basse, où l'eau reste.
4Caillouillées = pierres sous lesquelles se cachent les crabes.
5Roqueu = les “rochers”, l'estran
6Poings-clos, endormi, poupart = tourteau
7Perrey = plage de cailloux, galets
8Rocailleux = pêcheurs à pieds, sur les “rochers”
9Caloges = cabines de plage
10Câtis = moulières
11Crabouillard = crabe vert
12Demoiselle = étrille
13Peluchard = araignée de mer
14Cornebichet, couche-tout-nu = bernard-l'ermite
15Vignots = bigorneaux
16Sautelicots et salicoques = crevettes
17Carniau = échancrure dans le platier créée par le courant des eaux descendantes
Reflets
C'était l'été et j'avais cinq ans,
La plage était un monde où gisaient
Mille trésors offerts à l'encan.
Galets en quartz qui cristallisaient,
Perles de verre, laisses de mer
Précieuses, transformaient les enfants
En glorieux pirates millionnaires.
Mais riche, je n'étais qu'un mendiant :
Sur un bateau aux voiles immenses
Vers Guernesey, tout au bout du monde,
Mes parents avaient quitté la France.
Quémandant leur retour à la ronde,
J'apprenais le vrai prix d'une absence.
Mais un jour, à midi, quel moment !
À l'horizon une voile danse !
De toute ma voix je crie : « Maman ! »
***
C'était l'automne et j'avais dix ans.
En Normandie, c'est toujours la pluie
Sans cesse qui allonge le temps
Et teinte les dimanches d'ennui.
C'est dans une maison de pêcheurs
Qui me plaisait par son charme rustre
Que je paressais, douce langueur,
Sur un canapé, tête aux balustres.
Pif-gadget ou jeux de société
Emportaient les heures sans à-coups.
Les odeurs de cuisine à côté
Annonçaient les frites, le ragoût.
Mais je savais trouver des trésors,
Car en errant à tous les étages,
Je découvrais là des mines d'or,
Des livres d'histoire et mille ouvrages.
***
C'était l'hiver et j'avais quinze ans.
La magie de Noël avait chu
Mais je faisais malgré tout semblant
Pour réanimer un temps perdu.
Une smala de cousins, sœurs, frères
Dans la caverne d'Ali-Baba,
Sous le regard doux d'une grand-mère,
Entamait une fête, un sabbat.
Chaque enfant découvrait son trésor,
Revenait pour avaler, glouton,
Juste à côté des santons, Melchior
Ou Gaspard, sa part de réveillon.
Les feux retombés je m'échappais
Et parfois je partais vers la plage
Où les embruns glacés contrastaient
Avec les chauds sursauts de mon âge.
***
C'était le printemps, j'avais vingt ans.
Les premières chaleurs de l'année
Se confondaient avec des élans
Que la nature offre à nous, innés.
Sur la plage à l'abri des regards
Une brune à la mine gentille
Une experte en tendresse, avec art
Jouait à me faire perdre mes billes.
C'est là que de vrais trésors, enfin,
S'illuminaient si beaux à mes yeux
Et s'offraient à mes sens, à mes mains,
En un maelström de cris joyeux.
Le bruit sourd de la mer et des vagues,
L'air doux d'une brise printanière,
Formaient un écrin pour qui divague
À l'orée d'une vie garçonnière.
Envoi
C'est qu'Yport est pour moi
Le lieu où chaque émoi
D'un jour triste ou de fête,
S'éveille et se reflète
En mille souvenirs
Où j'aime à revenir.
Quittons-nous bons amis
Ami Lecteur, voici la fin
Du recueil - et de ton supplice -
Que la plume d'un aigrefin
En vers a écrit sans malice.
Trop de rimes embarrassées
Pauvres, faciles ou bancales,
Ont été ici amassées
Pour se graver dans les annales.
Mais, Ami, si tu les as lus
Avec un œil aussi léger
Que ma main lorsqu'il a fallu
Les déposer sur ce papier,
Alors peut-être ta clémence
Permettra-t-elle d'assouvir
Lors de quelque réminiscence
Un espoir : t'avoir fait sourire.