Un philosophe libéral pour comprendre la déréliction actuelle de notre société politique.
Il est par exemple intéressant de ressortir un ouvrage de 1930, rédigé par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, et qui le rendit célèbre : La révolte des masses. Son analyse alerte ses contemporains sur deux phénomènes concomitants, la révolte de « l'homme-masse » et l'abandon par « l'élite » de son rôle moteur. D'aucuns y verraient simplement une critique conservatrice de la société, destinée à sauvegarder les apparences d'une légitimité sociale de la bourgeoisie. Ce ne serait pas totalement faux, tant l'auteur peut avoir quelques réflexes concernant l'échelle des valeurs que n'aurait pas manqué de pointer du doigt Bourdieu. Mais il serait dommage de s'arrêter là. Car « l'homme-masse », selon lui, n'est pas un individu socialement caractérisé dans le cadre d'une lutte des classes : c'est n'importe qui d'entre nous qui revendique son droit aux caprices, à la médiocrité, son refus de l'effort sur soi1. Dans le portrait du « petit monsieur satisfait », on reconnaîtra bien de nos contemporains – et souvent soi-même car l'exigence de sursaut réclamée par Ortega y Gasset nécessite une noblesse, un effort, un esprit « sportif » que beaucoup d'entre nous esquivent. L'homme-masse se complaît dans ce qu'on appelle désormais l'ultracrépidarianisme, ce droit à l'incompétence revendiquée, associé au droit d'en parler, de l'étaler. Pour Ortega y Gasset, Einstein était un exemple de ce débordement exagéré hors des frontières de ses connaissances. C'est pour lui une dérive de l'ultraspécialisation. Autant dire que l’évolution de la société depuis n'a guère amélioré la situation, tant le monde du travail nous a poussés à nous satisfaire d'un rapport aux savoirs très cadrés. L'organisation économique impose une spécialisation quand la civilisation de la mise en scène de soi2 pousse à une prise de parole outrecuidante. L'homme-masse aujourd'hui est aussi le produit de cette injonction contradictoire. Les spécialistes de plateaux de télévision sont la pointe émergée de cette dérive à laquelle nous sommes nombreux à participer.
Ortega continue son analyse en soulignant que si l'homme-masse peut imposer sa volonté d'enfant gâté, c'est aussi la faute des élites qui ont renoncé à leur devoir d'exemplarité. C'est là un des phénomènes les plus criants de notre époque. Ainsi, on retrouve cette alerte – évidemment non entendue – chez le philosophe Bernard Stiegler : « Comme très mauvais exemples qu'ils imposent à la génération privée de la faculté de rêver par l'absence d'époque de laquelle Houellebecq se délecte et qu'il légitime ainsi, Strauss-Khan et Hollande sont en France, chacun dans sa partie, avec Cahuzac, et après Sarkozy, les symptômes les plus criants d'une démoralisation généralisée qui s'exprime y compris chez Juppé quand il prétend qu'il faut renoncer à l'exemplarité. À l'inverse de ce discours usé et désabusé, il faut affirmer que seule l’exemplarité peut ouvrir l'avenir et creuser dans le désespoir la possibilité d'inscrire du nouveau dans le devenir – l'exemplarité pouvant être, tout comme la folie, ordinaire (bonté), extra-ordinaire (héroïsme) ou réfléchie (sagesse). Exemplaire ne veut pas dire parfait. » (Bernard Stiegler, Dans la disruption, 2016).
Ces deux dynamiques (révolte de l'homme-masse / abandon par l'élite de sa mission d'exemplarité) forment une espèce de « crise des ciseaux » morale qui a tout pour faire exploser la société. Mais d'où procèdent ces dynamiques, qu'est-ce qui les nourrit ? Je voudrais trouver dans la structure économique et sociale de la société occidentale d'après-guerre un début d'explication : le détournement de la libido par le capitalisme financier et l'exploitation de pulsions vitales chosifiées (pour être commercialisées), détruisant ainsi par des pulsions de mort ce qui donne goût à la vie (pulsions de mort inhérentes au capitalisme, cf. Gilles Dostaler et Bernard Maris, dans Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2005 : "Le capitalisme est un système qui repose sur la pulsion de mort, c'est-à-dire sur la tendance à la destruction et à l'autodestruction. Cette pulsion de mort se manifeste dans la logique de la croissance économique infinie, qui conduit à l'épuisement des ressources naturelles et à la pollution de l'environnement, mais aussi dans la logique de la concurrence généralisée, qui génère des conflits et des violences."). Le développement de la société consumériste, où chacun n'existe qu'en raison de ses capacités d'achat, doublée d'une société du spectacle, où la consommation est mise en scène, depuis la création de la pulsion d'achat (omniprésence de la publicité) à celle de l'exhibition maladive de la Marque, dérobe à chacun sa vitalité propre et l'empêche de se réaliser en tant que personne unique, tant individuellement que socialement. Les frustrations et les angoisses qui en sont immanquablement issues sont expliquées et excusées par le « pas-assez » dans une société du « toujours-plus ». Pas assez de croissance, pas assez de consommation, pas assez de jouissances rapides et standardisées, ce à quoi le système répond par des promesses de « toujours-plus ». Mais quand la machine économique s'enraye, ce qu'elle fait forcément tant elle est assise sur des sables mouvants (crises cycliques), les angoisses (inhérentes au système) se transforment en peurs paniques qui se défoulent en violences. La classe moyenne cocufiée perçoit l'inanité du mode de vie promis par le système en place. Mais y renoncer, pour Monsieur tout-le-monde, reviendrait à accepter l'absence de signification d'une grande partie de sa vie, une erreur d'aiguillage existentielle ! L'échec doit donc être expliqué autrement que par un mauvais choix personnel. Le système social et économique s'est évertué à cultiver le narcissisme individuel : il est impossible qu'on puisse se culpabiliser au point d'avoir à assumer un échec pareil. La faute est donc ailleurs : on veut bien vivre en démocratie, à condition de ne pas avoir à assumer les choix qu'on a faits. Or on peut ne pas les assumer individuellement, car tout le monde a fait les mêmes choix. L'égotisme est renforcé par un refus du réel largement mis en place par la publicité, au nom d'un droit à la jouissance immédiate. La frustration est devenue insupportable. On retrouve l'enfant gâté dénoncé par Ortega. Ce refus du réel est le meilleur atout des démagogues du XXIe s., de Trump à Le Pen, en passant par Berlusconi, Milei ou Boris Johnson.
L'élite abandonne son rôle aux populistes
Parallèlement, les individus chargés de « mener » la société (comprenons : en démocratie, ouvrir des avenirs possibles, les mettre à disposition du plus grand nombre, et être exemplaires – voir plus haut), ceux qu'on peut désigner par « l'élite », sont tétanisés par la peur de n'être pas « au niveau » d’une société dont les codes ont changé ; cette élite se tait, elle disparaît de la place publique, elle démissionne ou se replie sur son microcosme. Du coup, une pseudo-élite s'est dépêchée de prendre la place, arguant de quelques diplômes, d'un globish parfaitement maîtrisé ou d'un réseau médiatique auto-légitimant.
Mais cette pseudo-élite est lâche et paresseuse, elle n'a pas endossé la charge morale et l'effort vital, « sportif », qui l'aurait ennoblie et, du coup, légitimée. Face aux colères angoissées de la population, elle ne comprend pas et elle se drape dans une suffisance qui creuse encore les écarts. C'est ce qu'on a vu avec la « macronie ». Cette macronie a cultivé à sa façon le populisme (m ais comme le font aussi à leurs manières Mélenchon et Le Pen). Plutôt que de prendre à bras-le-corps les problèmes économiques, sociaux, moraux... de la France, le populiste déclare qu'il est la France. Pour un populiste, la « France » n'est jamais la totalité du peuple. Ce peuple n'est pas l'abstraction politique nécessaire à la démocratie et qui s'exprime lors des élections (définition républicaine), c'est une autre abstraction, redéfinie et malléable à souhait entre les mains du populiste qui en écarte les groupes importuns selon ses envies et opportunités (ce sont les étrangers, ou les riches, ou les capitalistes, ou tel groupe religieux...). Le populisme est la porte ouverte à la fin de la démocratie libérale, car celle-ci inclut tout le monde et, surtout, inclut le respect des minorités, quelle que soit la puissance de la majorité. La démocratie libérale, c'est la majorité qui sait retenir sa force contre la minorité, qui reconnaît le droit légitime à l'existence de celle-ci. Or le macronisme, à sa manière, a développé le syndrome du populisme. Il faut dire que la constitution de la Ve République permet ce travers, d’autant plus depuis 2000 et le quinquennat. Le jeune homme tout puissant de 2017 a joué avec l’État et son appareil pour imposer des réformes non seulement impopulaires par leur contenu mais aussi par la manière dont elles furent mises en place. Dès 2017, les prises de parole courtisanes sur « l’extraordinaire intelligence » du Chef d’État se sont multipliées, et soulignaient que le peuple n'avait pas les moyens de comprendre tout, tout de suite, mais qu'on serait, un jour, ébahis par les résultats. L'accaparement des décisions souveraines par un seul homme fait écho au détournement populiste de la souveraineté du peuple vers un Chef, un groupe, un parti. Le dessaisissement du peuple de sa souveraineté par une élite auto-proclamée est un crime auquel tout populisme finit par aboutir. Macron l'a fait, assuré qu'il est de sa pertinence pour comprendre le monde mieux que quiconque. Le Pen ou Mélenchon le feraient en arrivant au pouvoir. Leur point commun est le mépris envers les groupes qu'ils ont exclus – groupes dont ils ont fondamentalement besoin pour justifier leurs discours. Macron a exclu ses opposants politiques mais aussi les corps intermédiaires de la nation du fonctionnement démocratique républicain. Le populisme n'admet pas que le peuple puisse avoir de multiples représentations et manifestations de sa volonté.
De fractures en émiettements
Les humiliations répétées de la population française ont trouvé une chambre d’écho puissante dans l'organisation géographique et sociale mise en place ces cinquante dernières années. Il n'est pas besoin d'insister sur la fracture territoriale entre les villes et leurs périphéries, qui a été illustrée par la crise des Gilets jaunes. L'oubli des populations périphériques qui se sentent trahies dans leurs espoirs d'ascension sociale, et fragilisées au point de craindre un déclassement, se double de celui des populations touchées par un chômage et une paupérisation croissants. Il est frappant de voir combien le vote d'extrême-droite est maintenant revendiqué publiquement, par beaucoup de ces populations, organisés en groupes, avec une forme de fierté retrouvée, réponses aux humiliations subies par la répétition des représentations et des caricatures infamantes. La réactivité des artistes et intellectuels en Avignon, pendant la campagne de juin-juillet 2024, a souligné jusqu'à la caricature cette séparation : les artistes à la pointe de l'actualité culturelle au milieu d'un monde social en péril. Le vote RN, qui est celui qui choque l'élite (depuis le bobo de gauche jusqu’à l'ancien étudiant d'HEC), est en grande partie une façon de retrouver une dignité de classe. Par un retournement fabuleux de l'histoire, l'analyse de Simone Weil sur les ouvriers de 1936, qui, suite à la victoire politique de la gauche unie, regardaient enfin les patrons droit dans les yeux, peut être réactivée ici (« Il s'agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d'oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. », Simone Weil, La vie et la grève des ouvrières métallos, 1936, Quarto Gallimard p.166). Les Deschiens ou la famille Groseille, caricatures médiatisées des années 1990, furent des tuniques de Nessus pour tant de gens : avec le vote RN, voici qu'ils peuvent non seulement se regarder enfin avec fierté, mais aussi se compter, nombreux – et ainsi faire peur, et en jouir. La conscientisation de classe passe dorénavant par l'extrême-droite : le plus bel échec de la gauche qui a renoncé depuis trop longtemps à ses combats fondamentaux.
Des populations qui vivent sur des territoires fondamentalement différents
La rupture entre les différentes populations est accrue par la mise en place de deux normes géographiques de vivre-ensemble, deux formes tellement différentes que les incompréhensions réciproques ne peuvent que s'amplifier. La mondialisation est passée par là : ceux qui y ont su l'intégrer vivent dans un territoire qui est fait d'un réseau mondial : les « élites » mondialisées glissent sur les lignes de ce réseau, d'une ville mondiale à l'autre, faisant de l’Archipel Métropolitain Mondial un nouveau territoire du quotidien ; ceux qui n'ont pas pris le train de la mondialisation (faute d'études, faute d'intérêts, par hasard, par goût...) ont conservé des habitudes géographiques plus traditionnelles : leur territoire correspond à un bassin de vie, d'emplois, de loisirs, de consommation. Leur emprise territoriale est limitée, ce qui en soi n'est pas une frustration, ni une souffrance. Mais clairement, les compréhensions du monde de ces deux groupes ne peuvent qu'être diamétralement opposées : d'un côté, le Monde est maîtrisé car familier et parce qu'on participe à sa (bonne ?) marche ; de l'autre côté, le Monde est perçu comme un adversaire, un concurrent d'autant plus dangereux que la vie quotidienne et les médias ont prouvé les effets nocifs de son intrusion (fermetures d'usines, attentats, menaces de guerre...). Le bassin de vie devient un territoire assiégé, et cette perception obsidionale du quotidien provoque des réflexes de défense et de rejets. Le discours dominant de l'élite médiatisée rend d'autant plus acérée cette perception qu'il culpabilise les individus « incapables » de s'adapter, et le territoire du quotidien, qui, parce que familier, pouvait être perçu comme aimable, se transforme alors en une enclave étouffante, détestable et qui, dans un cercle vicieux, renvoie à chacun une image dévalorisante de soi.
Car dans la société néolibérale dont rêvent les macronistes, on aura compris que quiconque ne s'adapte pas (cf. Barbara Stiegler3) est voué à l'échec dont il a, seul, la responsabilité. Exit toutes les études sociologiques qui pourraient désavouer cette façon de voir la société : il faut enterrer Bourdieu. La mise en place d'une société de la compétition permanente, au nom de la mondialisation économique, ou d'une morale du travail rédempteur, ou d'une tradition de droite... se traduit forcément par la création de quelques gagnants et de beaucoup de perdants. Les contraintes et le stress permanents développent des angoisses qui doivent être, de surcroît, virilement surmontées : on perd sa place légitime dans la société si on craque. Les traumatismes (burn-out, dépressions, tentatives de suicides...) qui découlent d'une telle société me rappellent – toutes choses égales par ailleurs, certes, mais les souffrances sont cependant là et nombreuses – les traumatismes de guerre de 1914-1918 : au nom de la Nation, chaque homme devait affronter son destin de défenseur de la patrie, au risque de se déviriliser s'il n'assumait pas son rôle. Aujourd'hui, celui ou celle qui n'assume pas la compétition est considéré comme hors-jeu – car après tout, ne suffit-il pas de « traverser la rue » ? La vie se joue sur le champ économique, et l'économie est une guerre de tous contre tous. L'individu, variable d'ajustement de la compétition entre les entreprises internationales, doit pouvoir faire front, ou laisser sa place et périr socialement. Quelle société ne finirait pas par se révolter contre cette emprise ? Celui qui n'est pas assez viril, assez fort, assez volontaire, est destiné à l'échec. Ce virilisme intrinsèque au système n'explique-t-il pas aussi l'absence de politique réelle destinée à combattre les violences contre les femmes ? Car à trop renoncer au virilisme, on finirait par renoncer à la compétition capitaliste...
De l'importance du contexte
Seulement cette révolte se fait aujourd'hui dans un contexte historique qui a ses propres alternatives à venir. Tout contexte historique est à la fois riche de contraintes qui restreignent les possibles développements à venir et mais aussi d'ouvertures sur des avenirs potentiels. La fenêtre de ces possibles est plus ou moins large selon les époques, selon les niveaux spirituel et matériel des populations, et cette fenêtre n'ouvre pas sur tous les paysages rêvés (ceux qui espèrent atteindre un but en-dehors de l'encadrement de cette fenêtre de l'avenir sont ceux qu'on nomme les utopistes). Aujourd'hui, sur quoi s'ouvre la fenêtre de l'avenir en France ? À quoi pourrait ressembler la société en 2050 ? Ou, pour inverser le regard, de quels legs seront héritiers les enfants nés récemment ? Il existe des quasi-certitudes : nous aurons une société plus vieille, dotée d'une énergie utilisable et des matériaux devenus plus rares, un dérèglement climatique qui aura déjà transformé profondément les modes de vie et de productions agricoles. Il existe ensuite des possibilités de guerres internationales, de guerres civiles, mais tout autant après tout que de possibilités de renforcements de la coopération entre les États et une coexistence pacifique entre les peuples comme à l'intérieur des peuples, un rééquilibrage socio-économique qui aplanirait les inégalités sociales, géographiques et culturelles...
De quoi disposons-nous aujourd'hui pour construire cet avenir ? Positivement, nous bénéficions d'une richesse incroyable de chercheurs, scientifiques, intellectuels, artistes, créateurs, mais aussi d'associations, mouvements de citoyens engagés, d'initiatives personnelles ou collectives qui offrent à qui les veut des moyens de compréhension et d'actions capables de créer de nouvelles émancipations. Si les problèmes (écologiques, économiques, sociaux, démocratiques...) sont nombreux, en réalité les réponses et les solutions possibles sont le plus souvent déjà là : il faut s'en emparer. Négativement, les forces d'aliénation profitent des structures en place pour mieux étouffer les individus, les collectivités, et leurs droits : les médias audio-visuels, notamment privés, ont une force de coercition morale et intellectuelle qu'accroissent les « réseaux sociaux ». Le retour du religieux est l'occasion pour des forces politiques de manipulations en faveur de restrictions des droits humains. On a déjà évoqué aussi l'aliénation par la consommation. C'est clairement ce qui contribue à conserver et développer la civilisation de l' « homme-masse ».
L'avenir sera chargé d'un entrelacement de ces legs, mais il sera plus ou moins heureux selon la localisation de chaque curseur ; notre responsabilité aujourd'hui est de placer ceux-ci dans la meilleure position possible. Or nous ne sommes pas totalement libres pour placer ces curseurs où nous aimerions. Notre présent est riche de passés plus ou moins lointains, mais surtout plus ou moins bien digérés. Ils nous obligent, chaque peuple est bâté de son histoire. Nous sommes dans un siècle qui s'est ouvert le 11 septembre 2001 : si les attentats n'étaient en rien une nouveauté, ils sont devenus depuis une arme de tueries massives qui ont régulièrement marqué plusieurs pays du monde, et chez nous à plusieurs reprises en 2015. Nous ne pouvons pas sortir collectivement indemnes de ces événements. Les victimes survivantes sont définitivement marquées par ces moments. Mais la société aussi conserve en son sein des traumatismes d'autant plus présents qu'on a voulu les oublier trop vite. Les retours de ce refoulé nous placent dans une panique identitaire où l'Autre est devenu un potentiel ennemi mortel. Les politiques ont souvent recouru aux propos démagogiques, prémices à des lois liberticides, pour rassurer immédiatement le plus grand nombre de concitoyens. L'Autre dangereux a pris un visage reconnaissable facilement : il est devenu l’Étranger issu d'un continent voisin. Les attentats islamistes sont les alliés objectifs de l'extrême-droite. La peur provoque de telles stupeurs qu'elle suspend tout jugement, la bêtise de la stupéfaction est une forme de pensée qui permet de répondre à l'urgence. Et quoi de plus urgent que la survie quand la mort peut être immédiate ? La porte d'entrée aux idéologies nauséabondes, jamais disparues depuis 1945 mais étouffées, fut grande ouverte par les attentats islamistes (versions asiatiques de nos mouvements d'extrême-droite) ; ces idéologies purent s'étaler et coloniser les esprits dans un contexte favorable car reniant l'héritage des Lumières : on n'ose plus penser par soi-même car c'est à la fois trop compliqué et trop long. Ces discours ont été d'autant plus faciles qu'ils faisaient écho à des discours sur les héritages positifs du colonialisme. Mais faut-il rappeler aussi la responsabilité de ceux qui tirèrent à boulet rouge sur l'esprit des lumières, chargé de tous les maux des siècles qui s'ensuivirent ?
Autre contexte contraignant : le monde des réseaux est un terrain de jeu parfaitement maîtrisé par les pays adversaires des démocraties libérales ; en premier lieu, par le gouvernement de Poutine. La manipulation des esprits depuis la Russie via les réseaux sociaux est un fait acquis. Il s'agit pour le dictateur, méprisant les démocraties libérales (comme ses modèles le faisaient au XXe siècle), de prendre au piège celles-ci en abusant de leurs principes, à commencer par la liberté d'expression. Il s'agit aussi de souffler sur les braises, d'exacerber les tensions existantes dans le pays ; quitte, si on est pris la main dans le sac, à gagner sur le terrain de la xénophobie : c'est bien de l'étranger que viennent les menaces. La peur de la guerre participe à cette atmosphère de stupeur qui paralyse les intelligences.
Par ailleurs, notre contexte historique s'établit, en 2024, en un temps où le souvenir de la Seconde Guerre mondiale et les impératifs moraux qui en découlaient sont peu à peu effacés. Les jeunes nés après 2000 ne connaissent plus pour la majeure partie d'entre eux des membres de leurs familles ayant vécu cette époque. En parler à un jeune de 20 ans aujourd'hui, c'est comme parler de 1910 à quelqu'un qui est né en 1970. L'éloignement temporel atténue les émotions contenues dans le souvenir collectif et le discours sur la montée des fascismes, sur les génocides liés au nazisme, devient purement didactique, scolaire, académique. Il est devenu facile pour l'extrême-droite aujourd'hui de plaider « l'autre temps, qui n'a plus cours », de tromper sur les notions (le fameux « le national-socialisme était de gauche puisqu’il y a le mot socialisme » qu'on retrouve à l'envi sur les réseaux sociaux) ou bien d'exalter de pseudo vertus d'un ordre politique fasciste qui n’aurait eu comme principal défaut que d'être militairement battu (« l'histoire est faite par les vainqueurs »). À cela s'ajoute un discours de la concurrence victimaire, où chaque minorité doit être reconnue comme une victime de l'Histoire, et cette reconnaissance permet une fossilisation communautariste qui sape les valeurs universalistes de la République. La stimulation de cette compétition a ouvert le terrain à l'extrême-droite car celle-ci a pu développer des réflexes de repli particulièrement anxiogènes.
Oui, mais l'école dans tout cela ?
On remarquera que plusieurs de ces aspects dépendent en partie de l'éducation citoyenne et de l'éveil des consciences qui commencent en famille mais aussi à l'école. Cette école censée porter les valeurs et les principes républicains est pourtant délaissée depuis trop longtemps. On sait à quel point les politiques des vingt dernières années ont méprisé les moyens nécessaires pour développer une école de qualité. Focalisons-nous sur le choix d’une école des compétences. Certes, ne nous leurrons pas, dès Jules Ferry, l'école de la République a été aussi le moyen de donner au pays des forces économiques au niveau réclamé par les entreprises industrielles et capitalistes. Mais clairement, les « compétences », devenues aujourd'hui le mètre-étalon pour juger le niveau d'un élève, relèvent bien d'une conception utilitariste de l'école. Alors que les savoirs et l'esprit critique sont reléguées à des places secondaires, on fait comprendre aux enfants et aux parents qu'une scolarité réussie est celle où on a su entrer dans les critères de compétences. L'école devient le directeur des Ressources humaines de l'entreprise France au moins pour les 18 premières années, en attendant la relève par France Travail. Les équipes pédagogiques sont transformées en managers pour inclure les enfants dans le monde de la compétition (Waneigem4) Le « Choc des savoirs », réforme voulue par Macron et prisée par G. Attal ne fait qu'amplifier cette logique.
Quel est le rapport avec le sujet qui nous préoccupe, la montée de l'extrême-droite dans les esprits et les urnes ? Outre la participation au développement des angoisses individuelles et collectives, cette conception de l'école prépare une partie de la population à intégrer le groupe des perdants. On devient perdant presque par nature ; en tout cas : par sa propre faute, et dès le plus jeune âge. Le sarkozysme n'est jamais très loin dans le macronisme. Le gouvernement, par acquis de conscience, a multiplié les annonces médiatiques sur des interventions contre le harcèlement, contre le racisme, contre la ségrégation, contre la violence... mais il institutionnalise cette violence, cette ségrégation, ce harcèlement en modelant l'école sur des formes concurrentielles permanentes. La vie comme concours éternels, pensée par des premiers de la classe qui n’imaginent même pas qu'on puisse échouer : comment ne pas avoir envie de renverser la table ?
Néolibéralisme, extrême-droite : « On n'était pas du même chemin / Mais on cherchait le même port »
Le point commun entre l’organisation néolibérale de la société et l'extrême-droite, c'est la non-reconnaissance d'autrui comme conscience pleine et entière. Le néolibéralisme au nom de l'efficacité économique ; l'extrême-droite au nom d'un clanisme régressif. Le pont entre les deux n'est pas obligatoire, mais il n'est pas interdit. On soulignera au passage combien ces idéologies s'appuient sur ce que Bernard Lahire appelle les « structures fondamentales des sociétés humaines »5. Le « Eux » versus le « Nous », notion structurante des organisations humaines, qui permet de consolider des réflexes nécessaires à la survie du groupe. Mais notion qui dans des sociétés plus modernes devient contre-productive, qui doit être dépassée par des constructions politiques inclusives. Toute politique qui l'oublie ouvre grand la porte au retour de cette structure fondamentale, primaire. Si nous sommes effectivement anthropologiquement programmés pour nous méfier de l’Étranger, de l'Autre, rien ne nous condamne à ne pas surmonter ce mauvais pli : l'humain se définit non seulement par la nécessité de vivre en société, mais aussi par ses capacités aux réflexions individuelles et collectives, à l'analyse, à la dialectique des situations afin de surmonter des réflexes surannés (Bernard Lahire, op. cit. : « S'il est important d'établir des lois [anthropologiques], ce n'est pas pour glorifier leur caractère éternel ou baisser les bras devant le spectacle des multiples inégalités devenues historiquement insupportables, mais pour pouvoir imaginer comment s'en dégager, comment les maîtriser et ne pas en être les victimes inconscientes. » p.913).
Faire rentrer la bête dans sa tanière
Finalement, il nous faut souligner un point essentiel : la politique doit tendre à conserver une société en sa meilleure santé possible. Une société en bonne santé est une société où les droits humains sont respectés, où chaque individu peut trouver sa place et donner un sens à sa vie, où les grands équilibres économiques sont encastrés6 dans un ensemble politique qui laisse toute sa place à la créativité, aux arts, à la beauté et l'expression de la vitalité. C'est une société qui ne faillit pas à toujours ambitionner les objectifs de liberté, d'égalité et de fraternité, sans oublier qu'ils sont des idéaux jamais atteints (l'oublier, c'est recréer des frustrations et des rejets), et que les principes républicains sont des outils nécessaires pour les cibler. Dès qu'on oublie cela, dès que la puissance d'un groupe, d'une classe, d'un système (notamment économique) déstabilise la société, alors les maux des extrémismes et des radicalismes politiques resurgissent et, prétextant des explications monocausales simplistes et détournant les notions de Vérité, de Peuple, de Droits au profit de l'exclusion de l'Autre, la Bête immonde revient. Car la Bête existe toujours, elle ne meurt jamais définitivement. Il se tapit toujours, dans les tréfonds d’une société, des groupes de gens qui valorisent la violence, l'exclusion, le clanisme, qui s'excitent au bruit des bottes, qui fantasment un passé de la Nation qui jamais n'a existé. Des gens qui subliment leur vices personnels en idéologie politique, qui rêvent d'un monde modelé sur leurs passions tristes. Ils font partie de la société. Mais si la société est saine, alors ces individus restent confinés à leurs places, à ronger leur frein, oubliés, anecdotiques. La société saine produit spontanément une « couche de protection », un système immunitaire, qui empêche sa contamination par les individus politiquement malsains et haineux. Mais dès que la société est déstabilisée par des choix iniques et stupides qui humilient et excluent une partie grandissante de la population, alors cette couche protectrice craquelle. Les premiers signaux, faibles, sont ignorés ? L'extrême-droite sort alors de son trou, et il est trop tard, elle s'immisce partout où elle peut. Il est très difficile de l'y faire rentrer. C'est là toute la faute des politiques occidentaux, notamment français, depuis quarante ans. En ayant cru que Reagan et Thatcher ouvraient une nouvelle ère de prospérité, on a collectivement oublié que cette prospérité s'adressait à un nombre toujours plus petit de citoyens. Et que les frustrations accumulées useraient, saperaient, détruiraient le cordon sanitaire qui nous séparait des groupuscules extrémistes.
Les solutions proposées ne pourront pas ignorer ces différentes facettes de la situation actuelle. Ce n'est pas en étant seulement généreux socialement pour panser les plaies de l'économie néolibérale, afin de contrebalancer les injustices sociales, qu'on corrigera l'histoire pour aller dans une direction plus riante et bienfaisante. Cela est nécessaire bien sûr. Mais c'est aussi en établissant des structures politiques et sociales neuves, qui permettront de surmonter les humiliations, les exclusions et les ressentis malsains. C'est en développant une société inclusive, au rebours des délires néofascisants et des fantasmes néolibéraux, tous fondés sur un darwinisme social. Lourde tache, mais réalisable si les intelligences individuelles et collectives s'arment de bonne volonté et refusent toute compromission avec ce qui sape le vivre-ensemble.
Juillet 2024
1"La caractéristique du moment, c'est que l'âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d'affirmer les droits dela médiocrité et les impose partout." (José Ortega yGasset, La révolte des masses, Les Belles Lettres, 2010, p.90)
2 Guy Debord :"Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images." La Société du spectacle, 1967)
3" « L'évolution » dit-on, réclame des « mutations » permettant de « survivre » et de « s'adapter » à notre nouvel « environnement », celui d'une « compétition » accrue dans un contexte de « ressources rares ». Comment expliquer cette colonisation progressive de tous les domaines de la vie humaine en général, et du champ politique en particulier, par ce lexique biologique ou, si l'on préfère, biologisant de l évolution ? " (Barbara Stiegler, Il faut s'adapter, sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019, pp. 273-274)
4" Le surpeuplement des classes n'est pas seulement cause de comportements barbares, de vandalisme, de délinquance, d'ennui, de désespoir, il perpétue de surcroît l'ignoble critère de compétitivité, la lutte concurrentielle qui élimine quiconque ne se conforme pas aux exigences du marché. La brute arriviste l'emportant sur l'être sensible et généreux, voilà ce que les margoulins au pouvoir appellent eux aussi, comme les brillants penseurs de jadis, une sélection naturelle." (Raoul Waneigem, Avertissement aux écoliers et lycéens, Mille et une nuits, 1995, p.64)
5Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023. Voir notamment le chapitre 21 "Eux/nous : ethnocentrisme, racismes"
6Cf. Karl Polanyi, La Grande transformation, 1944, Gallimard, 1983 : "La tâche centrale de notre temps est le réencastrement de l'économie dans la société, ou, en d'autres termes, la subordination de l'économie aux exigences de l'homme en tant qu'être social."