L'essor impressionnant du tatouage parmi nos contemporains est passé ces derniers temps à une nouvelle étape : il ne s'agit plus seulement d'avoir un ou deux tatouages, mais de les multiplier sur le corps, le long des membres supérieurs et inférieurs, dans une collection hétéroclite de formes, d'objets, d’animaux, de symboles, disséminés de manière apparemment aléatoire. Des jeunes adultes à des individus plus... expérimentés, et quel que soit le quartier, la manière de s'habiller, le diplôme, la profession ou encore les opinions politiques : le tatouage transcende les différences et constitue une langue commune (à voir !) pour créer des manifestes individuels du rapport à soi comme à son entourage et à la société.
Mais quelles causes ont permis un tel succès ? Que recouvre cette volonté de se maquiller définitivement le corps ? Est-ce un refuge (le dernier ?) d'une liberté individuelle pour des gens qui estiment qu'au moins, ça, on ne pourra pas le leur retirer ? Ou une pratique grégaire soumise à des déterminations collectives puissantes, capables de violer les corps et les esprits ?
D'un naturel peu optimiste, j'opte ici pour la deuxième grille de lecture.
1. Se marquer pour devenir une marque : une autre victoire du capitalisme
Difficile de ne pas voir la concordance entre ce marquage de la peau et l'omniprésence des marques dans le système capitaliste de la société de (sur)consommation. Le tatouage s'inscrit dans une continuité de la victoire culturelle des marques pour la distinction personnelle, dans un monde où on ne peut devenir soi que par des choix esthétiques qui autorisent de se montrer en public. Or l'objet de consommation (les vêtements, les chaussures, l'automobile, les vacances...) n'est plus suffisant pour supporter à soi seul cet investissement narcissique : puisque tout le monde y a recours, il faut donc passer à une étape supérieure : signer le corps en marquant la peau de manière à mieux spécifier la distinction. Il faut devenir soi-même sa marque et la porter sur la peau pour exister socialement, et à ses propres yeux. Dans un monde où est exemplaire la vedette, la star (qui est depuis longtemps une marque vivante), on cherche par imitation à s'identifier par le marquage.
L’hyper-tatouage, qui réclame non plus seulement un signe distinctif, un symbole personnel, un bijou de peau, mais aussi le recouvrement de tout ou presque d'un membre, ou plusieurs, voire du corps entier, pousse le curseur au-delà : il permet d'intégrer la compétition (dévolue normalement au monde économique) entre les corps individuels vers le toujours-plus. Mais d'une part ce phénomène du toujours-plus fait écho à une volonté de mise en ordre néo-libérale de la société où la compétition et la concurrence sont centrales ; d'autre part la dissolution de l'individu qui tend à se résumer aux images à fleur de peau qu'il projette à ses contemporains restitue à sa façon le malaise civilisationnel qui s'exprime, par ailleurs, par la surconsommation d'antidépresseurs, le recours massif aux cures psychiatriques et aux déviances comportementales (suicides ou tentatives de suicide, anorexie, boulimie, dépressions...).
Le capitalisme moderne a réussi à inscrire dans l'épiderme un des aspects essentiels de sa logique : tout transformer en marché monnayable. Ainsi, l’hyper-tatouage tend à restituer au marché la liberté individuelle (pourtant programmatique dans le libéralisme) pour en faire une recréation de soi soumise à des choix disponibles sur catalogue, dans le cadre limité de désirs préétablis par la mode et des références socio-culturelles portées par les médias. Au tatouage qui correspondait à la société de consommation, l'hyper-tatouage correspond à l’hyper-consommation : on accumule, autant que l'espace épidermique le peut, des images dont la profusion fait sens plus que chacune d'entre elle isolément. Le trop devient la norme, il a l'avantage de combler un vide devenu insupportable dans une société saturée d'images. Qu'elles soient insignifiantes est moins grave que leur absence, qui signifierait inexistence de l'individu. Les objets présentés sont la plupart du temps aussi superficiels que la peau, les références à la culture des loisirs (peu importe l'origine des références : civilisation lointaine, monde carcéral ou Walt Disney...) signalent avant tout une absence d'originalité nécessaire aussi pour se retrouver dans un entre-soi rassurant. On s'encode pour montrer qu'on n'a pas raté son entrée dans le monde, et le code est celui de la consommation de masse. Il ne s'agit pas tant d'être soi que de s'insérer dans un entre-soi prescrit par la société capitaliste.
Finalement, ce n'est plus le quart d'heure de célébrité qu'on recherche, mais son cm² de célébrité. Après l’œuvre d'art, c'est à l'humain d'entrer dans l'âge de la reproductibilité : mais c'est au prix d'une perte de personnalité. Comme Gurdulù, dans Le Chevalier inexistant d'Italo Calvino, l'individu réel, profond, laisse la place à un extérieur qui s'imprime et s'impose pour constituer un nouvel individu, générique, au fond inexistant. À la construction de l'individu, on préfère laisser le champ libre à la pulsion, pseudo-liberté qui autorise de micro-transgressions morales, de petites provocations au « bon goût » mais qui surtout permet au capitalisme de subsister.
2. Surinformer pour se faire oublier
La création de cette pellicule tient plus du caparaçon que de l'enchantement de soi. Car le trop-plein d'images au bout du compte n'est pas la recherche d'une monstration esthétique mais une façon de se cacher derrière un écran. Renforcer ce qu'il y a de superficiel dans le corps, la peau, pour oublier le vide qui peut exister en-dessous : voilà une solution qui promet bien des dépits. Mais elle correspond à la construction des personnes promise par une société où dominent des facteurs peu enclins à l'humanisation : une technicisation accrue des rapports humains ; une mise en compétition non seulement des moyens de production, mais aussi des affects ; une mise en logarithmes des désirs et des pulsions ; une ignorance des cycles complexes de notre environnement au profit d'externalités négatives qui aboutissent en retour à notre autodestruction.
Dans ce monde mortifère, la performativité est devenue une drogue morale qui permet de surnager au-dessus des angoisses. Le refus du discours scientifique, dont la pointe s'exprime si bien dans les délires trumpistes, mais qui sont devenus extraordinairement patents avec la crise du COVID et les alertes sur l'évolution climatique, s'inscrit dans un refuge linguistique, où la langue devient étonnamment magique pour recréer le monde à la mesure et selon les envies de chacun. Cette illusion de la performativité dans tous les domaines est aussi ce que signifie l'hyper-tatouage : J'ai le pouvoir de me transformer, d'oublier le reste en devenant ce que tout le monde attend : une image. J'ai laissé mes désirs être colonisés par un capitalisme intrusif, mais je me donne l'illusion de reprendre la main en barbouillant mon corps volontairement.
À la superficialité des rapports sociaux (qu'implique le monde contemporain) répond la superficialité individuelle qui se reflète juste dans une image globale d'une peau surlignée. Puisque personne n'attend de moi autre chose que du vite-fait, j'y réponds par du consommable-sur-le-champ ; puisque découvrir quelqu'un est devenu trop long (on est dans une société de l'urgence) et trop compliqué (il faut une vie d'attentions pour connaître quelqu'un), je me recouvre d'informations facilement décodables. Après tout, personne – ou si peu – n'en demande davantage. Le droit acquis à ne plus s'exposer ouvertement et à devenir soi, car la société n'a pas laissé le temps ni l'opportunité de se construire sereinement et sainement, se convertit en une compétence : celle d'oublier que nous sommes embarqués et que nous n'existons pas en-dehors du temps.
3. Fossiliser son image pour échapper au temps
Car tout autant qu’encrer sa peau, on s'ancre à sa peau. Chaque icône incrustée dans le derme est un arrêt sur image que son porteur a priori doit assumer ad vitam æternam. La peau, premier support de notre image extérieure, la plus à même de montrer notre engagement dans l'existence par les marques qu'elle laisse (rides, cicatrices, taches...), est sollicitée pour au contraire témoigner d'une immobilité, d'un moment à jamais désiré, (mais pour toujours désirable ?). Quelle ambiguïté ! Un dessin voulu à un moment de la vie devient une obligation à ne jamais oublier, comme si on se construisait sur des souvenirs permanents, ineffaçables. La mémoire est un travail de sélection dont nous ne sommes pas toujours les maîtres, et c'est notamment cette sélection mnésique qui construit notre personnalité. Le tatouage (qui plus est l’hyper-tatouage) pousse son porteur à rester à fleur de peau mais aussi à ne jamais décrocher d'un moment précis de la vie. Ce qui peut être vécu comme fondamental à 25 ans ne l'est plus forcément à 50, voire peut devenir nocif. Certes la fossilisation d'un instant de la vie est une possibilité depuis longtemps : c'est le rôle, entre autres, des peintures, des photographies, des films..., mais ils ont l'avantage d'être détachables de soi, on peut leur assigner une place loin de nous s'il le faut, ils peuvent être oubliés. Ils ont aussi l’énorme avantage d'être destructibles.
Le retour permanent et forcé du passé ne peut pas avoir le rôle d'un phare vital et sécurisant : qui peut prétendre réussir sa vie sans avoir jamais osé lâcher les amarres ? Comment grandir, mûrir en ayant incrusté sur soi des symboles d'un temps passé ? Comment réussir un deuil si on s'est condamné pour toujours à voir le fantôme d'un être perdu dans le reflet de son miroir ? Marquer en soi un moment de sa vie peut être une reconnaissance importante sur le coup, mais le figer sur sa peau est un risque d'enfermement qui impose au moins des difficultés à devenir la personne qu'on ne connaîtra qu'à la fin de sa vie. Le tatouage peut être la marque d'étapes significatives : bien malin l'individu qui sait par avance quelles sont celles dans la vie qui méritent in fine une reconnaissance définitive. Ne faut-il pas voir dans le succès populaire de cette mode un refus de vieillir, de s'inscrire dans le temps et de devenir soi, avec tous les risques que cela comporte ? En engrammant le corps, le tatoué ne choisirait-il pas de délester son cerveau de la lourde charge du vieillissement, de l'accumulation des expériences et des bilans qu'il faut en tirer ? Échapper au principe de réalité en se déguisant en immortel figé est une autre proposition du monde des paradis artificiels, monde qui n'a jamais été aussi riche que depuis la mise en place du capitalisme. Celui-ci a parfaitement compris la nécessité d'entretenir les faux rêves pour mieux persister dans la réalité et conserver son pouvoir d'organisation politique et sociale.
À la peur de vieillir (donc de disparaître), le capitalisme multiplie les propositions de solutions (une des plus grotesques est l'accumulation d'argent sans limite des très riches). Le marquage du corps en est une, et son succès relève autant du plaisir individuel pour la sublimation du corps (au sens de sa transformation en un objet valorisé esthétiquement et socialement) que de l’inquiétant besoin de sublimer (passer de l'état solide à l'état gazeux) une réalité existentielle considérée comme insupportable, pour mieux l'ignorer. Comme tous les refoulements des réalités profondes de notre existence, on peut craindre un retour violent auquel nous devrons répondre en affrontant les vrais défis du quotidien – à moins qu'une fois de plus on n'attende du capitalisme qu'il nous offre un dérivatif à consommer pour faire semblant de pouvoir tout remettre à plus tard.