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Billet de blog 29 août 2021

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Ubérisation et télétravail : un modernisme rétrograde

L’organisation du travail et la vie des travailleurs sont bouleversés. L’uberisation et le télétravail présenté sous des habits de modernisme et de progrès sont en réalité d’un point de vue de l’histoire du salariat un retour en arrière considérable synonyme de régression sociale.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Uberisation

L’uberisation prend de l’ampleur que ce soit en termes de secteurs toujours plus nombreux qu’en termes de volume des effectifs convertis. Cet accroissement déstabilise les entreprises traditionnelles et transforme les pratiques des consommateurs. Si ces derniers profitent d’un coût parfois moindre pour le même service qu’avant ou disposent de services plus adaptés à leurs désirs ou leurs besoins et que les plateformes, intermédiaires entre l’offre et la demande, réussissent à s’implanter rapidement et durablement grâce à des business modèles rentables en vendant les données des utilisateurs, des encarts publicitaires ou en prélevant une commission sur les transactions, ce sont en réalité les ubérisés qui en payent les frais.

Exploitation du désir d’indépendance

L'Uberisation s'appui sur la volonté de ne pas être subordonné par un employeur et soumis à un cadre fixe c’est-à-dire des horaires et un lieu déterminé. Les plateformes se développent en bénéficiant de cette tendance et en s’accaparant de cette représentation positive pour finalement exploiter ceux qui voient ce statut comme une opportunité moderne et faite pour eux. Les richesses ne vont plus dans les poches de ceux qui possèdent les outils de travail comme autrefois, la dématérialisation permet désormais que la richesse aille dans les poches des propriétaires de plateformes qui mettent en relation l’offre et la demande à l’aide d’une plateforme numérique pour prélever au passage la plus grosse part de la commission.

Un statut symboliquement émancipateur

Le statut juridique d’auto-entrepreneur valorisant d’un point de vue symbolique, synonyme d’émancipation et d’autonomie permet de croire et faire croire à une ascension sociale. La réalité est que l’Uberisé est dépendant de la structure qui le rémunère, de la marque à laquelle il se loue comme une chose. Il ne choisit pas ses fournisseurs, ni ses clients et ne décide finalement de pas grand-chose et c’est pour cela qu’il ne peut être considéré comme appartenant à la catégorie professionnelle des indépendants. Il s'agit d'un salariat déguisé. Dans le cadre des plateformes Uber, le statut d’auto-entrepreneur est un leurre, une tromperie, un abus de langage, un abus de statut pour exploiter le désir d’émancipation. C'est d'ailleurs dans ce sens que la cour suprême du royaume unis a rendu son verdict en février 2021 et a considéré que les chauffeurs Uber ne peuvent pas être considérés comme des indépendants, doivent toucher un salaire minimum et ont « le droit de prétendre à toutes les protections sociales associées au statut de travailleur » comme le relève cet article du courrier international.

L’ubérisé : un  travailleur appauvri

Si l’ubérisé peut tirer un profit symbolique de son statut d’auto-entrepreneur, d’un point de vue économique et social c’est une régression. Tout d’abord économiquement car contrairement à la rémunération à l’heure qui défini un revenu fixe et permet un peu de sécurité nécessaire pour se projeter dans l’avenir et payer ses charges fixes, l’Uberisé lui est payé à la pièce, à la commande et avec éventuellement la possibilité de recevoir un pourboire. Ce statut d’auto-entrepreneur uberisé ne permet pas de vivre dignement ; selon l’INSEE, « la moitié des inscrits sous ce statut ne déclare aucun chiffre d’affaires, et seulement 5% parviennent à dégager 5 000 euros par trimestre. » De plus ce statut précaire ne possède pas des mêmes protections sociales que le statut de salarié, il s’agit donc d’un sous salariat. Par contre pour les employeurs l’absence de cotisations patronales ainsi que cette plus grande liberté d’ajustement sont une aubaine. 

Une mise en compétition.

Si le contrat de travail permet aux salariés de tous les secteurs d’être unis par les mêmes droits, il est alors possible qu'ils se ressentent alors d’une certaine solidarité voire d’une prise de conscience collective, une prise de conscience d’appartenance à un même groupe, une même classe. Ici la rémunération à la tâche est la mise en concurrence de chacun contre tous. Uber eat par exemple utilise très bien ce concept en utilisant des primes octroyés selon les performances personnelles pour mettre ses livreurs en compétition.

Télétravail

Le télétravail a connu ces derniers temps une expansion phénoménale pour une raison bien connue de tous et qu’il est inutile de préciser. Parfois vanté, parfois décrier, il en reste pas moins que ce mode de travail, si nous n’en prenons pas la mesure peut se transformer en ubérisation. De nombreuses enquêtes sur le sujet ont été faites mais peu de points font l’unanimité. Je vais donc développer celles qui semblent faire consensus.

Une productivité en hausse mais une situation inconfortable.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser avec les préjugés ancrés selon lesquelles un salarié payé à l’heure doit être surveillé pour ne pas tirer au flanc, la productivité des salariés aurait augmenté de 22 % selon une étude de l’institut Sapiens. Une des raisons évoqués est une meilleure concentration. L’inconvénient majeur cité par les « télétravailleurs » de dix pays est le sentiment de solitude ; l’avantage cité en tête dans 8 pays sur 10 est la suppression des trajets selon l’enquête de Steelcase.

Tout le monde ne trouve pas son compte dans le télétravail. Si économiquement cela semble intéressant pour les entreprises, pour les employés cela ne semble pas être une situation souhaitable à long terme. Le besoin de travailler en groupe, le sentiment d’appartenance à un collectif, d’échanger avec un autre groupe social que celui de son cercle proche est un élément important qui fait partie de la représentation psychique de la vie normale de l’employé. Mais pour combien de temps ?

Une ligne de crête.

Travailler chez soi, ça revient en quelque sorte à habiter au bureau. Lieu de travail, lieu de vie, temps de travail et temps de repos, tout s’entremêle. En cela la notion de taux horaire qui fixe la rémunération devient obsolète. La frontière entre vie privée et vie professionnelle est rendue floue. Pourtant en théorie le télétravailleur dispose des mêmes droits que le salarié et l’entreprise doit « fixer avec ses salariés des plages horaires durant lesquelles ils peuvent être contactés. » Ce droit à la déconnexion introduit dans la loi française dès 2017 est dans la réalité bafoué car bien souvent ignoré et de plus ne repose sur aucune sanction prévue en cas de non-respect. Ainsi le télétravail est à l’heure actuelle un statut hybride entre celui de salarié avec un contrat de travail reposant sur un taux horaire et celui d’uberisé payé à la tâche, au dossier, sans compter ses heures.

La volonté d’indépendance, l’économie du coût et du temps du transport pour rejoindre un bureau loin de son domicile pourrait transformer peu à peu les emplois du tertiaire en travailleurs dit « indépendants » en réalité Uberisés car payés à la tâche, dépendant d’un intermédiaire qui met en relation offre et demande et surtout met en compétition l’ensemble des employés qui ont les mêmes compétences, qui après avoir été collègues deviendraient concurrents. Le travail tertiaire pourrait subir un éclatement géographique rendu possible par l’évolution technologique et devenir similaire à celui des artisans à domicile du 18ᵉ siècle. À cette époque les négociants distribuaient le travail dans différents lieux aux personnes disposant d’un savoir faire spécifique pour réaliser un ouvrage.

L’uberisation et le télétravail présenté sous des habits de modernisme sont en réalité d’un point de vue de l’histoire du salariat un retour en arrière considérable. Bien évidemment le salariat n’est pas la forme la plus aboutie et la plus juste qui soit. Pour autant ces nouvelles formes de travail ne peuvent pas être dans la forme actuelle considérées comme un progrès social. Derrière cette « nouveauté » qui est présentée comme émancipatrice, il y a en réalité la perte des acquis sociaux, la disparition des moyens de solidarité, la compétition entre tous par tous et à toute heure et qui s’accroît de jours en jours le tout dans un silence glaçant. De nouvelles luttes s’ouvrent avec le bouleversement de l’organisation du travail et de la vie des travailleurs.

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