Est-il bon de taper sur les journalistes ?
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C’est finalement une tradition qui remonte à la plus haute antiquité que de fracasser le messager faute de pouvoir changer le message.
Il est vrai que de nos jours la tentation reste forte, car il y a bien des cas ou par un écrit bête ou méchant on a pu compromettre la fortune, voire la vie même, de ceux qui en étaient le sujet.
Nous avons encore en mémoire cet « hyper casher » où avec effarement nous avons vu la course à l’audience télévisuelle atteindre un niveau record d’indécence. Comment oublier ce bandeau en direct qui expliquait à un assassin où se trouvaient des victimes qu’il n’avait pas encore pu tuer ?
Ces cas ne sont pas la règle, mais des exceptions. Malheureusement ce sont ces exceptions que l’on retient le mieux, et il en résulte un double malaise, entre des journalistes qui ont peur de se faire manipuler et qui sont de plus en plus jaloux de leur indépendance, et un public qui croit le plus souvent qu’il est pris pour imbécile, ce qui le mène à retirer son estime et sa confiance.
Le risque de la manipulation des journalistes est bien réel. Certes, « On n’achète pas la presse » ; mais pour ceux qui en ont les moyens, on peut débaucher des journalistes pour en faire des communicants. Le message qu’ils donneront de leur mandant sera alors si conforme aux us et coutumes de la profession, si facile à utiliser, qu’il faudra une grande force morale à ceux qui le recevront pour ne pas céder à la tentation (de Venise ?) en renonçant à l’investigation pour se contenter d’une discrète reproduction documentaire.
Que reste-t-il pour ceux qui n’ont nul moyen de « communiquer » et qui font face aux aléas de la vie ? Habituée voire déformée par cette crainte de la manipulation, comment la presse peut-elle prendre en compte leur aventure quotidienne et en rendre compte au plus grand nombre ?
De nos jours c’est parfois un pari. Pas pour la grande actualité qui elle, quoi qu’il arrive, sera tant bien que mal « traitée ». Cela peut être un pari pour la petite actualité, celle du quotidien, celle de la vie.
C’est avec en tête ces réflexions contradictoires que j’ai lu dans Nice – Matin ce 27 novembre 2015 un article signé L.B. à la rubrique des faits divers. Nouveau nom des chiens écrasés depuis qu’il y a d’avantage d’alcootest obligatoire que de canins accidentés en France.
Qui a cambriolé le bistrot du curé à l’Ariane ?
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C’est un article qui m’a touché à différents titres.
D’abord parce que j’ai récemment participé à un Beaujolais nouveau dans ce même bistrot. J’en connais tout à la fois le quartier, les lieux, et Hugo le tenancier. Ensuite par la belle mise en page, même si elle est petite, la belle photo, quand on considère le caractère assez sordide de l’histoire.
Un restaurant associatif, dans une Zone Urbaine Sensible, qui subit un cambriolage.
L’abruti de service, au comptoir du même bar, énonçait ce matin même que « Dans un quartier pareil c’est normal ». Réflexion de haut niveau qui prouve qu’on peut être de passage et avoir l’air intelligent, jusqu’à l’ouverture de la bouche. Pas surpris d’ailleurs de voir les lieux totalement en ordre et de se faire servir par la victime, qui n’a connu aucune cellule d’aide psychologique ni arrêt-maladie pour dépression. D’abord, il en faut plus que ça pour dépressionner Hugo. Certes c’est un coup au moral, mais c’est un coup minable porté par des ratés. Le premier instant de stupeur et de colère passé, il surmonte.
C’est Hugo qui m’a fait lire l’article, par surprise, dès la porte poussée, à l’aube et à l’improviste : « J’ai un article dans le journal » ; suivi de « c’est beau, hein ? » Ce n’était pas une question, c’était une affirmation. Avec un grand sourire.
C’est en le lisant que j’ai trouvé ce petit supplément d’âme qui sauve notre presse écrite. Ce n’était pas juste de l’information, c’était une histoire. Une histoire vraie, dans un langage de qualité ; l’argot en forme d’ambiance. Populaire sans être vulgaire. Surtout, par-dessus tout, de l’empathie ; la connaissance et la compréhension de cette humble vie et de ses ressorts.
Ça paraît long, deux colonnes, mais en vérité c’est tout petit. Et dans ce petit espace la vie d’un homme et d’un coin de terre française est résumée, exprimée, mise en valeur. La douleur de cette agression passe au second plan dans l’histoire d’une vie dédiée aux autres, celle d’un homme qui ne pouvait pas perdre beaucoup, puisque ce que cherchaient les voleurs ce ne sont pas les mêmes richesses que les siennes.
Que peuvent comprendre des casseurs à la valeur morale ?
C’est un petit article, deux colonnes au milieu d’un grand quotidien de province. Mais du vrai journalisme, comme on aimerait en lire plus souvent. Celui qui aime les gens au cœur de leur vie.
Non, je ne taperai pas sur ce journalisme là.
Les puristes feront remarquer qu’il est impossible que Son Altesse la Princesse Grace de Monaco soit venue en ce lieu puisqu’elle était décédée bien avant qu’il n’ouvre.
Il en faut, des puristes, c’est comme les abrutis de service au comptoir des bars, c’est un fonds de commerce, ça alimente la conversation.
Mais ils n’ont rien compris. Ils sont restés à la lettre, là où l’article nous donne l’esprit et les mémoires.
Grace KELLY est venue, elle est toujours là. Hugo - qui l’a connue- en est un si respectueux admirateur que tout un pan de mur lui est consacré, avec une splendide photo d’elle en noir et blanc. Pour le passant, c’est une star. Pour lui c’est une étoile qui illumine ce lieu par tous les souvenirs qu’elle évoque. Ces souvenirs, les plus beaux, nul ne peut les lui prendre car il les partage avec tous.
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Le mot de la fin ce n’est pas Nice-Matin, ni Hugo, ni moi qui l’aurons, ce sera, peut-être, le Curé : «Ne vous faites pas de trésors sur la terre, là où les mites et la rouille les dévorent, où les voleurs percent les murs pour voler. Mais faites-vous des trésors dans le ciel, là où les mites et la rouille ne dévorent pas, où les voleurs ne percent pas les murs pour voler. Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » Matthieu chapitre 6, versets 19 à 21.
Vanité des vanités, tout est vanité.
Sauf, à l’Ariane, le bistrot du Curé.
Merci pour cet article, et son humanité.
Didier CODANI
N.B.: Un exemplaire original de cet article est joint au format PDF.
https://static.mediapart.fr/files/2015/11/27/est-il-bon-de-taper-sur-les-journalistes.pdf
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