A en croire la singulière Pravda occidentale en laquelle s’est muée l’essentiel de la presse française et européenne au cours des dernières semaines, la situation serait d’une simplicité biblique : si l’armée Russe a envahi le territoire ukrainien pour y mener une guerre d’agression, cela ne doit qu’à la folie meurtrière d’un seul homme, Vladimir Poutine. Et si ce dernier a choisi d’envahir son voisin, cela ne tient qu’à la haine irrépressible qu’il éprouve à l’encontre de la Démocratie et en particulier de la démocratie européenne, nourrissant le sombre dessein de la faire disparaître à jamais du continent. En bref, le conflit qui nous oppose à la Russie ne serait que celui de la démocratie combattant la tyrannie.
Loin de moi l’idée de légitimer l’action militaire russe. Sans préjudice des crimes de guerre susceptibles d’avoir d’ores et déjà été commis, elle constitue en toutes hypothèses un crime d’agression et la plus sévère remise en cause de la Paix en Europe depuis la guerre qui a ensanglanté la Yougoslavie il y a trente ans. Mais il faut avoir l’esprit particulièrement étroit et dogmatique – pour ne pas dire poutinien – pour considérer que la condamnation de l’agression russe interdit d’en comprendre (et nul besoin d’être un sémiologue érudit pour faire la différence entre la compréhension et la justification) les raisons. Et seuls ceux qui souhaitent absolument raisonner comme le maître du Kremlin peuvent vouloir mettre sous silence les nombreuses incohérences et duplicités du camp occidental sur lequel il construit sa propagande. Et elles sont nombreuses, depuis le mépris pour le droit international dont font preuve américains et européens dès que leurs propres intérêts sont en jeu (invasion de l’Irak, bombardements illégaux en Serbie, en Lybie ou en Syrie, ventes d’armes à des régimes autoritaires,…) jusqu’à l’indéniable responsabilité de l’élargissement incontrôlé de l’OTAN dans la montée des tensions dont les ukrainiens payent aujourd’hui le prix, en passant par la tolérance à l’égard de la réhabilitation par certains groupes nationalistes des milices fascistes de Stepan Bandera (sur laquelle s’appuient les autorités russes pour justifier leur fable grotesque de la « nazification » de leurs homologues ukrainiennes).
Nier tout cela ne peut que contribuer à renforcer l’adhésion à la propagande poutinienne, tant chez son propre peuple que chez toutes celles et ceux qui, en Europe, vouent une admiration de plus en plus explicite à l’autoritarisme décomplexé des gouvernants russes. Défendre l’idéal et la pratique démocratiques contre la réaction autoritaire dont le président Poutine est effectivement l’un des plus éminents représentants contemporains (mais hélas pas le seul), constitue certes le meilleur moyen (le seul ?) de permettre une résolution effective et durable du conflit. Mais si l’on veut réellement s’engager sur cette voie, il nous faut au contraire reconnaître et remédier d’urgence à toutes ces incohérences qui minent notre prétention à incarner la Démocratie ou, pire encore, qui ternissent l’image de ce régime politique.
En premier lieu, il est urgent que les Etats européens s’engagent en faveur d’un renforcement significatif d’un ordre juridique international qui, faut-il le rappeler, est fondé sur la résolution pacifique des conflits. On défendra d’autant mieux la démocratie que nous sommes en mesure d’opposer au dogmatisme de la surenchère guerrière qui agite Poutine (et la plupart de ses homologues occidentaux) le pragmatisme d’un pacifisme fondé sur le droit. La France et l’Union européenne doivent s’engager sans réserve dans la réhabilitation des Nations-Unies comme principal cadre de résolution des différends étatiques, sans se laisser museler par les grandes puissances : si Conseil de sécurité est abusivement muselé, c’est à elles qu’il appartient, le cas échéant avec d’autres organisations régionales (UA, Mercosur), de défendre la légalité internationale contre tous les Etats qui y portent atteinte. La France et l’Union européenne doivent également s’engager sans réserve dans la relance de la justice pénale internationale, seul outil permettant véritablement de cibler les dirigeants sans pénaliser les peuples. A cet égard, la France pourrait aisément donner l’exemple en commençant par lever tous les obstacles mis en place ces dernières années pour entraver le jugement des crimes internationaux. Enfin, plutôt que de se lancer dans la course aux armements, nos gouvernants seraient bien inspirés de relancer sans délais le processus de désarmement maîtrisé initié dans les années 1970 et dont la remise en cause depuis le début de ce siècle n’est pas sans lien avec la crise actuelle.
En deuxième lieu, la lutte véritable contre l’autoritarisme suppose de se libérer non seulement de la dépendance au gaz russe, mais aussi de l’ensemble des relations commerciales et diplomatiques qui nous conduisent à tolérer les violations massives des droits humains chez nos « partenaires ». Si nous sommes le camp de la démocratie, alors nous devons nous mettre en mesure de cesser toute collaboration marchande ou répressive avec les gouvernements saoudien, libyen ou égyptien (pour ne citer que les exemples les plus criants). Nous devons par ailleurs œuvrer au renforcement significatif du droit d’asile, dont l’effectivité en Europe s’est singulièrement amoindrie au cours des dernières décennies. Nous serons toujours en situation de faiblesse face aux régimes autoritaires si nous persistons à fermer nos frontières aux personnes qui en subissent les persécutions. Où est notre puissance démocratique quand il a suffi au gouvernement biélorusse de laisser passer quelques milliers d’exilés à la frontière polonaise pour déstabiliser toute l’Union européenne et quand nous nous mettons à la merci d’un gouvernement turc ultraréactionnaire parce que celui-ci prétend retenir à la frontière des millions de réfugiés syriens (qui n’ont en réalité aucune envie de quitter la Turquie) ?
En dernier lieu, si nous voulons réellement incarner la démocratie face à la « tyrannie » russe, il est urgent de rompre avec nos propres tendances autoritaires, qui sont autant de fouets tendus à l’adversaire pour se faire battre (et il ne s’en prive guère). Si nous voulons sortir par le haut de la crise actuelle, il est temps de prendre à bras le corps le défi posé, en Europe, par la dérive réactionnaire de nombres de gouvernements, qu’elle soit explicite comme en Pologne ou en Hongrie, ou plus insidieuse, comme presque partout ailleurs. En tant que supposé « pays des droits de l’homme » et parce qu’elle assume la présidence de l’Union, la France pourrait sans doute jouer un rôle moteur à ce titre. A condition, toutefois, qu’elle s’attaque simultanément à ses propres démons que sont (notamment) la violence des attaques gouvernementales contre la liberté d’expression et de manifestation que nous avons connus au cours des dernières années, les atteintes massives à la dignité des personnes détenues et la difficulté persistante de nos élites à reconnaître une pleine égalité devant la loi. Autant de tares que nous serons bien plus légitimes et forts à dénoncer à Moscou que nous y avons enfin mis un terme chez nous.