C’est une petite musique qui, pour être passablement grinçante, n’en est pas moins envahissante. Depuis (au moins) la réélection de l’actuel locataire de l’Elysée, et plus encore depuis hier soir, le petit monde médiatique ne cesse de bruire et de spéculer sur la perspective, inéluctable nous dit-on, d’une arrivée du rassemblement national au sommet de l’Etat. Que la rengaine soit reprise en cœur par le camp conservateur (et donc par la plupart des chefferies médiatiques), cela n’est guère surprenant : proposer comme seule alternative au capitalisme autoritaire de l’un, l’autoritarisme capitaliste de l’autre, permet de garantir aux classes dirigeantes que, quoi qu’il arrive, leurs intérêts seront préservés.
Plus étonnant est que ce mauvais disque rayé soit également joué par la plupart des animateurs du camp du progrès démocratique qui, en se bornant à accuser l’actuel gouvernement de faire le jeu de l’extrême-droite, valident implicitement l’opinion reçue suivant laquelle elle constituerait sa seule ou, à tout le moins, sa principale force d’opposition.
Pourtant, dès lors que l’on se propose de suivre le hobbit pour aller au-delà du vacarme médiatique, la mélodie du malheur sonne soudainement faux. A partir du moment où plus rien ne distingue foncièrement l’orientation politique défendue par l’Elysée de celle que promeut sa meilleure ennemie, qu’il n’existe entre elles qu’une différence de degré (et non de nature), la fuite en avant inégalitaire et autoritaire des gouvernants ne saurait faire nécessairement le jeu des fascisants de tous poils. Pour le dire autrement, l’alignement du gouvernement sur les positions du camp réactionnaire ne fait son jeu que dans la seule mesure où nous renonçons à incarner une véritable alternative à ce nouveau consensus autoritaire, où nous renonçons à reprendre la main – alors même que nous n’avons jamais eu autant d’atouts.
Mais pour abattre utilement nos cartes, nous devons d’abord changer radicalement la façon de poser le problème. La mise en garde contre le péril fasciste qu’incarne l’extrême-droite (pour réel qu’il soit) a fait long feu. Sans effet sur sa progression, cette posture essentiellement moraliste ne contribue aujourd’hui qu’à nous placer dans le même camp que le bloc conservateur au pouvoir et, ainsi, à conforter les réactionnaires dans leur prétention à incarner une force « antisystème ». Nous devons désormais concentrer notre attaque sur le fait que, parce qu’il n’offre aucune alternative réelle au macronisme, le lepénisme tient de l’escroquerie pure et simple. Déconstruire l’image de force contestataire dont se pare le camp de la réaction fasciste en occupant son terrain, de le labourer pour montrer à quel point les mesures qu’il propose ne tendent qu’à l’aggravation des politiques publiques d’ores et déjà mise en œuvre.
Le premier terrain à réinvestir est bien sûr le terrain économique et social. Car si la précarité qui affecte ou menace une fraction toujours croissante de la population fait aujourd’hui le jeu du rassemblement national, c’est avant tout parce que ce champ a été largement déserté par les forces progressistes. Alors que l’expérience de la gauche au pouvoir ne s’est jamais traduite autrement que sous la forme d’un compromis plus ou moins honteux avec le capitalisme ordo-libéral, l’anticapitalisme n’existe plus (ou presque) que sous une forme rhétorique et largement désincarnée. Les réactionnaires de tous poils ont alors beau jeu d’imputer la situation économique aux prétendus profiteurs que représenteraient les chômeurs et allocataires de l’aide sociale, a fortiori lorsqu’ils sont étrangers. Ces représentations ne cesseront (progressivement) de faire illusion que si nous sommes capables d’assumer à nouveau un rapport de force franc et direct avec les groupes sociaux qui, effectivement, captent indûment la richesse produite par le plus grand nombre. Et, ainsi, de montrer que la rhétorique réactionnaire ne vise qu’à protéger les véritables « profiteurs » et « assistés » de notre société : les actionnaires, les rentiers, toutes celles et ceux qui les servent.
Mais nous devons ainsi occuper sans complexe les terrains qui, nous dit-on, seraient les espaces de jeu privilégiés des forces fascisantes : ceux de l’ordre, de la « sécurité » et, bien sûr, de l’immigration. Or il suffit là encore de changer de disque pour dévoiler l’imposture. La remise en cause des acquis de l’Etat de droit n’est pas un risque associé à l’arrivée au pouvoir du rassemblement national mais une entreprise d’ores et déjà menée avez zèle par l’actuel gouvernement (et ses prédécesseurs). Nous avons dès lors tout le loisir de démontrer à quel point cette orientation est contreproductive. Plutôt que d’être dénoncée sur un mode alarmiste, la surenchère répressive à laquelle se livrent les conservateurs et les réactionnaires doit au contraire être pointée comme soulignant leur commune incapacité à apporter la moindre réponse à la violence des rapports sociaux. Reflet d’une approche prémoderne et dogmatique du phénomène délictueux, la répression désinhibée qu’ils promeuvent (et mettent en œuvre) est sans prise sur lui, quand elle ne contribue pas à exacerber, amplifier et enkyster la violence criminelle. En d’autres termes, si nous insistons sans relâche sur l’irrationnalité du délire sécuritaire et l’inefficacité des mesures prises en conséquence, l’échec répressif du gouvernement ne pourra faire que notre jeu. De la même façon, il est temps de mettre en évidence que la surenchère xénophobe à laquelle se livrent les conservateurs et les réactionnaires à l’encontre des ressortissants étrangers est précisément l’un des facteurs qui contribue aux maux qu’ils attribuent à l’immigration : la répression et la précarité juridique et sociale auxquelles sont condamnées les personnes étrangères est ce qui nourrit la concurrence déloyale, la délinquance souterraine et le repli communautaire que prétendent combattre les forces fascisantes.
La transformation du discours ne sera toutefois pas suffisante pour reprendre complètement la main. Si nous voulons réellement incarner l’alternative face aux faux-jumeaux du camp capitaliste et autoritaire, il est plus que temps de rompre avec les manières et les pratiques foncièrement oligarchiques de notre régime politique. En finir avec l’électoralisme, l’organisation verticale du pouvoir, le culte du (petit) chef, la professionnalisation du militantisme, l’expertocratie et, bien sûr, la désunion. Si nous sommes capables de mener le combat au sein d’une organisation réellement démocratique, de le mener depuis notre position dans la société (notre travail, notre commune, notre territoire) et non en surplomb, alors la morgue technocratique du gouvernement fera nécessairement notre jeu – non celui d’une force politique qui, comme l’extrême-droite, apparaît aussi caricaturalement attachée à la nature monarchique de notre cinquième « république ».
L’accession au pouvoir d’un gouvernement encore plus autoritaire, inégalitaire et obscurantiste n’a rien d’une fatalité. Mais si nous voulons vraiment conjurer ce spectre, il est plus que temps de retrouver le sens du jeu.