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Billet de blog 1 janvier 2020

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Vœux présidentiels : je démissionne et vous demande pardon

Retour sur les voeux prononcés le 31 décembre 1999 à la télévision par Boris Eltsine, alors président de la Fédération de Russie, dans lesquels il annonce sa démission. Et dit quelques mots sur la situation sociale de la Russie.

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Il est des vœux présidentiels qui surprennent, et des pièges que l'histoire dresse aux peuples. Le 28 `décembre, Boris Eltsine enregistre une première version de ses vœux à la population russe, le 31 au matin, il décide de faire un nouvel enregistrement. Ce sera celui dans lequel il annonce sa démission des fonctions de président de la Fédération de Russie, la signature d’un décret par lequel le premier ministre, Vladimir Poutine, devient président par intérim et l’organisation de nouvelles élections présidentielles dans les six mois, conformément à la constitution.

Je ne reviens pas sur la principale conséquence de ces décisions, l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, ni sur ses motifs, les problèmes de santé de Boris Elsine, mais aussi très probablement sa volonté d'imposer que sa succession s'organise dans le cadre constitutionnel, et confirme ainsi l'entrée de la Russie au rang des démocraties.

Je voudrais aujourd'hui, vingt ans après, citer un passage moins connu de ces voeux, en rapport avec l’objet de ce blog.

« Aujourd’hui, en ce jour d’une exceptionnelle importance pour moi, je voudrais dire quelques mots plus personnels qu’à l’habitude.

Je voudrais vous demander pardon.

Parce que beaucoup des rêves que nous avions faits ensemble ne se sont pas réalisés. Et parce que ce qui nous paraissait simple s’est révélé cruellement pénible. Je vous demande pardon pour ne pas avoir donné suite aux espoirs de ceux qui croyaient que d’un seul coup, d’un seul bond, nous pourrions quitter la grisaille, la stagnation, le totalitarisme du passé pour aborder un avenir radieux, prospère et civilisé. Je l’ai cru moi-même. Il semblait que tout serait atteint d’un seul coup.

Ce d’un seul coup n’a pas réussi. J’ai parfois été trop naïf. Certains problèmes se sont avérés trop complexes. Nous nous sommes frayés un chemin vers l’avenir qui a été pavé d’erreurs et d’échecs. Durant cette période difficile, de nombreuses personnes ont subi de grands chocs. Mais je veux que vous sachiez.

Je ne l’avais jamais dit, aujourd’hui il m’est important de le faire. La souffrance de chacun d’entre vous a été ma souffrance, en mon cœur. Des nuits sans sommeil, l'impression d'une torture : que fallait-il faire que les gens aient une vie un petit peu ou un peu plus facile et meilleure ? Je n’ai pas eu de tâche plus importante que celle-là ».

Voeux présidentiels de Boris Eltsine (31 décembre 1999) © Политота

Le « d’un seul coup » fait pour moi référence à la « thérapie de choc », libéralisation de l’économie à marche forcée, qui a été suivie en Russie d’une crise économique et sociale majeure, et dont l’aboutissement a été le krach financier de 1998. Les gouvernements de Boris Eltsine ont alors mis en oeuvre les recommandations des économistes occidentaux et des organisations internationales. Le PIB russe est presque divisé par deux, et reste à ce niveau entre 1992 et 1998. 49,3 % de la population est en dessous du minimum de subsistance en 1992, ce ratio est encore de 42,3 % en 2000. 

Le fait que cette crise a été la conséquence d’« erreurs » — pour reprendre le terme d’Eltsine — inspirées par l’idéologie économique néo-libérale est discuté. Jeffrey Sachs, dans une interview donnée au Temps en 2009, soutient que la cause en a été l’absence de soutien des pays occidentaux aux réformateurs, et en particulière le refus d’annuler la dette russe, comme il l’avait été fait juste avant pour la Pologne. L’une et l’autre explications, pusillanimité du G7, irresponsabilité des économistes, peuvent être valables simultanément. 

Les « grands chocs » subis par des personnes dont parle Elsine, ce sont les salaires et les pensions non payés, la pauvreté, l’effondrement de système de santé, l’alcoolisme, la drogue, la prostitution, et une montée effrayante de la mortalité, des morts par centaines de milliers, comme l’a montré une étude du Lancet (les séries démographiques parlent de toute façon d’elles-mêmes).

Mais peut-être fais-je une présentation biaisée — trop française, trop centrée sur ces fléaux sociaux — de cette décennie. Eltsine évoque « la souffrance de chacun [de ses concitoyens] ». Cette douleur qu'il dit avoir partagée était celle de tous, ou presque. Tous les Russes n'ont pas connu la misère, mais tous — sauf quelques uns — ont été appauvris par la libéralisation. Tous les enfants n'étaient pas des enfants des rues, mais tous — sauf quelques uns — ont compris que le monde était devenu, le temps de leur enfance, plus dur. Tous les adultes n'étaient pas alcooliques ou toxicomanes, mais tous — sauf quelques uns — y ont laissé de leurs espoirs, leurs jeunes espoirs « d'avenirs radieux », et y ont vu s'estomper les repères que l'on est en droit d'attendre de la société à laquelle on appartient. Tous les russes ne sont pas morts de la crise, mais elle les a tous — sauf quelques uns —  frappés. Et beaucoup de ceux qui ont été ainsi éprouvés ont fait face, et cherché à construire, dans la dignité, dans de nouveaux espaces, autre chose. Dont d'autres solidarités. 

De cette crise, dont la seule à avoir profité est son oligarchie et le cercle des puissants, la Russie est sortie. Félicitons-nous en, pour le peu auquel nous aurions contribué. Souvenons-nous également que la souffrance qu’elle a provoquée a été si forte qu’un président, dans sa dernière allocution de vœux, a demandé pardon.

Texte des voeux (en français)Hérodote (2002/1) - The Lancet (15 janvier 2009) - Le Temps (3 octobre 2009)

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