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Billet de blog 9 avril 2022

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Russie : rue des Aveugles, fin du centre de loisirs

Parlons de ceux qui ne voient pas la guerre, parce qu’ils ne voient pas.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est difficile de parler de la Russie en ce moment. La guerre nous apporte l’horreur de ses morts et de ses souffrances, pour les hommes qui la font le droit et l'obligation de tuer, jusqu’au point de rupture où on bascule dans la violence aveugle, le crime et le sadisme, et pour une partie d’entre nous, occidentaux, ce fléau de la bonne conscience et de l'indignation, aussi passives que l’indifférence, et qui ne valent guère mieux.

Difficile, donc, de parler du pays agresseur, d’autant plus que son pouvoir, odieux, méchant et imbécile nous le ferme. Et pourtant. Il nous faut œuvrer à la paix, et pas seulement livrer des armes. Il nous faut croire à l’amitié entre les peuples. Il nous faut penser qu’ils sont frères, à Paris ou à Göttingen, à Roussinovo ou à Zaozerne. Et il nous faut faire qu’après jamais ne revienne le temps du sang et de la haine.

Commençons, recommençons, donc. Par les petits, ceux-là qu’on oublie, sinon pour leur bourrer le crâne. Et même, par ceux qui ne voient pas la guerre, parce qu’ils ne voient pas. 

La « rue des Aveugles », Roussinovo, est un ancien village, devenu maintenant une rue de la ville de Iermolino, dans l’oblast de Kalouga — en Russie. Jusqu’en 1995 c’était un endroit à part, où arrivaient des personnes aveugles et malvoyantes de toute l’Union soviétique. En 1948, une entreprise y avait été créée pour eux. Sa principale activité était l’assemblage de circuits imprimés de téléviseurs. 

L’idée de réserver ainsi un « territoire » aux malvoyants, pour qu’ils puissent y vivre et y travailler, a été institutionnalisée, ici et ailleurs en URSS. Une « cité des Aveugles » a ainsi été construite dans les alentours de Tbilissi. Hommes, femmes et enfants venaient de l’ensemble du Caucase. Un documentaire réalisé en 2006 par Mari Gulbiani y retourne. 

Cette forme de prise en charge du handicap a été abandonnée, plus personne n’est envoyé à Roussinovo, mais les personnes aveugles et malvoyantes qui y étaient y sont restées, y vivent, y travaillent, y vieillissent. Cet autre reportage, de Takie dela, en 2019 cette fois, y est consacré. Il est, texte et photographies, d’Alena Chilonossova. Le monde de la rue des Aveugles s’effrite et disparait. Moins de travail, les enfants nés voyants qui sont partis, l’isolement, la déréliction plus dure que le handicap.

Un bâtiment était destiné à leurs loisirs : c’est là qu’était installé le sapin de Noël, qu’ils faisaient de l’éducation physique, qu’il y avait une classe d’informatique et une chorale, et encore d’autres activités culturelles. Il va être vendu par son propriétaire, la Société pan-russe des aveugles : ses coûts d’entretien sont considérés comme trop élevés. Il n’y a pas d’autre local possible, sinon un vieil atelier où « il fait terriblement froid, les gouttières pendent et le toit fuit ».

Les habitants de Roussinovo ont écrit à la Société pan-russe des aveugles pour lui demander de renoncer à son projet. L'être humain est faible et fragile, il n'est pas fait pour la guerre. Il l'est pour la paix et pour la solidarité. Et pour de petits combats, pour la dignité, pour un centre de loisirs.

Takie deka (8 avril 2022) - Takie dela (10 avril 2019)

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