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Billet de blog 10 mai 2020

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Russie: un site à la mémoire des personnels de santé morts du Covid-19

Quelques mots aussi sur un « héros de notre temps », le docteur Alekseï Nikolaïevitch Vasiltchenko. Et des chiffres sur l'épidémie dans le kraï de Krasnodar qui montrent que son combat n'a pas été vain : la réponse à l'épidémie s'y est organisée.

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Comme dans les autres pays, les personnels de santé paient en Russie un lourd tribut au Covid-19. Ils sont en première ligne, l’insuffisance des moyens de protection dont ils disposent est régulièrement dénoncée, et les hôpitaux russes se sont révélés à plusieurs reprises des foyers de diffusion de l’épidémie. Un groupe de médecins a ouvert un site internet à la mémoire de ceux qui sont décédés de cette maladie. 

Elle comporte au jour où je publie ce billet 152 noms, médecins, infirmiers ou autres personnels soignants, de beaucoup de régions de Russie, et également de Biélorussie. Elle est établie et complétée par les créateurs du site sur la base des déclarations adressées par les collègues, après vérification, mais sans formalisme. Y figurent, par exemple, des personnes qui n’ont pas eu de test, mais qui ont présenté les symptômes du Covid-19, ou qui souffraient d’une autre maladie qui pourrait être considérée comme la cause de leur décès, ou encore dont il n’est pas sûr qu’elles aient contracté le Covid-19 pendant leur service. Ces points expliquent des différences avec les quelques données fournies par l’administration. Pour le cardiologue Alekseï Erlikh, un des initiateurs du projet, ce n’est pas la question. La liste est un mémorial, et non pas une statistique. 

152 noms. J’aimerais y substituer 152 portraits. Pour les honorer, et aussi parce que ce serait sans doute une façon concrète et vraie de parler du système de santé russe. Je ne peux le faire, sauf pour l’un d’entre eux, dont la fille s’est exprimée sur les réseaux sociaux et dans les médias, d’abord pour s’opposer à ceux qui nient ou doutent de l’existence du SRAS-CoV-2, puis pour parler de son père, qu’elle considère comme un « héros de notre temps ». Je traduis le récit qu’elle a fait à Svetlana Bourakova, journaliste à Takie dela. Personnel, subjectif, comportant peut-être des erreurs, mais il a plus que sa part de vérité, notamment sur la façon dont les hôpitaux russes affrontent le Covid-19, et sur la perception de la maladie. Je laisse la conclusion, elle montre le prix que fait payer aux autres le complotisme.

Son père était radiologue, il s’agit d’Alekseï Nikolaïevitch Vasiltchenko. Les passages entre [] sont ajoutés par la journaliste. 

« Papa travaillait depuis 1994. Tout d'abord, comme radiologue à Kourgan, où il est devenu le radiologue en chef de l'oblast. En 2008, il a été muté dans le kraï de Krasnodar, et il a travaillé depuis à l'hôpital central du raïon de Labinsk.  Il y était le radiologue en chef du raïon et chef de service ».

« [À cause du coronavirus] l'hôpital du district central de Labinsk a été transformé en hôpital pour maladies infectieuses: des spécialistes sont arrivés de Krasnodar, ils ont organisé les flux d’admission [afin que les patients avec un Covid-19 confirmé n'entrent pas en contact avec ceux pour lesquels la maladie n’a pas été confirmée], et ont divisé l'hôpital en zones « propres » et « sales ». À partir du 6 avril, tous les médecins - environ 70 personnes - travaillaient et vivaient à l'hôpital. Papa ne rentrait pas à la maison. Nous l’appelions au téléphone, il racontait que de nombreux patients atteints de pneumonie y étaient amenés ».

« Au début, papa était constamment en première ligne. Les tests prenaient jusqu'à une semaine pour être analysés, parfois il y en avait deux en attente pour la même personne, donc [pendant que les patients attendaient les résultats], on leur faisait des scanners. En fonction du résultat, il devenait possible de répartir les patients : ceux qui allaient dans la zone « sale » [avec soupçon de coronavirus], et ceux qui allaient dans la zone « propre » [pour laquelle la pneumonie avait d'autres causes - congestions, pathologies cardiaques]. Avec le coronavirus, le cliché des poumons est très caractéristique, les patients peuvent immédiatement être diagnostiqués ».

« Nous lui avons demandé combien de [patients] il prenait. Papa a dit qu'un jour il en avait vu 10 dans la seule matinée. Il était difficile de savoir le nombre réel [de patients atteints de coronavirus], car dans le territoire de Krasnodar, les résultats des analyses sont longs à parvenir ».

« Vendredi 10 avril, papa ne se sentait pas bien: sa température a augmenté et il avait une toux sèche. Il s’est passé lui-même au scanner et a vu un début de pneumonie bilatérale. Le traitement a commencé immédiatement: tout le week-end, il a recevait de l'oxygène [ventilation non invasive des poumons] et il avait une perfusion.

« Pendant tout ce temps, papa a continué à travailler - il n’avait pas de contact avec les patients, bien sûr, mais il examinait les clichés. Mais le lundi 13 avril, à peine avait-il rejoint le box d’isolement où il travaillait qu’une dyspnée sévère a commencé. Le soir, il a été transféré dans une unité de soins intensifs avec un masque à oxygène. Il a résisté jusqu'au 15 avril. Ce soir-là, on lui a fait une deuxième tomographie pulmonaire. Il a regardé en médecin [les clichés] et à deux heures du matin il a appelé sa mère, bien qu’il sût que nous dormions. Il lui a dit au revoir et a demandé pardon. Il a dit qu'il serait transféré à la ventilation mécanique et qu'il n’en sortirait pas ».

« Maman l'a conforté, elle a dit : « Tu es fort, tu peux y résister ». Mais il a répondu: « J'ai vu mes clichés, il n'y a pas de poumons, je n'ai rien pour respirer ». 

« En tant que médecin, il avait compris. Moi aussi, je lui ai écrit un message dans la nuit, pour qu'il tienne bon, ne raisonne pas en médecin, mais s'accroche à la vie autant que possible. Il avait vu lui-même de nombreux miracles dans son travail ».

« Le 16 avril, il a été mis sous assistance respiratoire. Ma maman et moi avons réussi à le transférer à Krasnodar, à l'hôpital régional des maladies infectieuses. Les réanimateurs se sont battus pour sa vie, mais le 25 avril, après le déjeuner, ils m'ont appelé et m'ont dit qu’il était mort d'un arrêt cardiaque ».

«  Ce qui qui me donne de la force maintenant, c’est qu’après ce que j’ai vécu, je peux vraiment faire quelque chose pour que les gens comprennent que le coronavirus n'est pas un conte de fées. On dit dans notre petite ville que c’est [la pandémie de coronavirus] une imbécilité et un mensonge. C'est malheureusement une vérité ».

« [Après que j’ai mis mon post sur les réseaux sociaux] les gens m'ont écrit : « Combien avez-vous été payée pour écrire cela ? ». Je suis trop en colère : même après cela, ils essaient encore un subterfuge. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Ma sœur cadette, qui a 19 ans, est aussi depuis 10 jours à l'hôpital des maladies infectieuses, avec un test positif pour le coronavirus et une pneumonie bilatérale. En raison de son âge et de l'absence de pathologies aggravantes, c’est une forme bénigne : seulement de la fièvre, de la toux, de la faiblesse et la perte d'odorat. Et papa avait 52 ans. On peut compter sur les doigts d'une main les personnes qui à cet âge n'ont pas de pathologies aggravantes. Il n’y a pas encore de traitement contre le coronavirus. Il s'agit simplement de savoir dans quelle mesure le corps est capable de lutter lui-même contre la maladie ».

Illustration 1
Le docteur Alekseï Nikolaïevitch Vasiltchenko © Екатерина Васильченко

Le kraï de Krasnodar est proche de la région Grand-Est par sa population et sa superficie, et une comparaison sommaire des indicateurs épidémiologiques montre que la pandémie y est encore relativement maîtrisée ou qu'elle n'a pas atteint son pic. Le nombre de tests réalisés, de l'ordre de 110 000, y est le même dans le kraï et la région, et c'est un atout pour les Russes. Les autres indicateurs divergent, notamment en ce qui concerne les décès (22 dans le kraï pour 4 589 recensés à ce jour dans le Grand-Est). La comparaison ne peut être faite pour le nombre de cas confirmés, il n'est pas publié en France au niveau régional, mais on peut estimer qu'il est dans un rapport de l'ordre de un à dix. 

À la date du 10 mai, les indicateurs de suivi épidémiologique publiés par le ministère de la santé de Krasnodar étaient précisément les suivants.

  • 1 929 cas de Covid-19 confirmés au 10 mai.
  • 5 178 personnes se sont adressées à un établissement de soins pour suspicion de Covid-19, dont 615 enfants. 2 395, dont 184 enfants, ont été hospitalisées. 
  • 11 225 personnes sont sous surveillance médicale à leur domicile. 22 patients sont décédés. 628 sont rétablis. 
  • Les laboratoires de Rospotrebnadzor ont analysé 32 256 prélèvements, ceux du ministère de la santé 76 780.
  • 1 934 personnes sont confinées en dehors de leur domicile [étrangers, ...] dans des centres d'observation, leur état de santé à tous est satisfaisant, sans température. 

Takie dela (3 mai 2020) - Liste mémoriale - Ministère de la santé du kraï de Krasnodar (10 mai 2020)

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