S’il est facile ici de dénoncer l'agression russe, il est difficile de s’opposer en Russie à la guerre qu'elle conduit. Et ceux qui le font malgré la propagande et la répression méritent notre respect et notre soutien. Et que nous parlions d’eux.
Parlons de Résistance féministe anti-guerre, un groupe d'activistes dont je reproduis le manifeste, traduit en français, à la fin de ce billet. Ce groupe s’est créé en Russie en février, dès le debut de l'invasion de l'Ukraine. Il est constituée de femmes convaincues que le mouvement féministe russe dispose d'une capacité à s'opposer à la guerre que n’ont pas d'autres mouvements politiques — puissent-elles avoir raison —. Elles communiquent sur Telegram, où le groupe a 30 644 abonnés, chiffre de ce matin, et appellent à des campagnes et à des actions individuelles de résistance. Elles s'efforcent d'organiser ces actions dans des conditions qui protègent leurs militantes de la répression, et leur évitent la prison ou des amendes.
Leurs actions consistent à s'opposer à la guerre par des gestes petits, mais visibles, qui expriment et installent son rejet dans l'espace public : porter dans la rue un habit de deuil ou une robe blanche maculée de rouge, lire ostensiblement dans le métro un roman pacifiste, À l'ouest rien de nouveau, par exemple, ou la Constitution de la Fédération de Russie, dont un des articles garantit la liberté d'expression, ou encore, avec le risque d'être arrêtée, faire un piquet individuel, avec une pancarte ou une quelques mots sur une feuille de papier.
Une de leurs campagnes, #мариуполь5000, a été organisée en mars, après que le maire de Marioupol a eu annoncé que le nombre de décès d'habitants de la ville avait atteint les 5000. Elle a consisté à planter dans les squares ou les rues de 42 villes de Russie des croix à la mémoire des victimes, avec une fleur, une peluche, ou un texte comme celui de la photographie ci-dessous : « À cause de l'opération spéciale, Marioupol est devenu un enfer de cendres, de gravats, d'éclats de verre, d'armatures de métal. Les corps des habitants gisent dans les rues, on les enterre dans les cours ». Ou encore « Pourquoi cela ? »

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Dans une autre action, #НЕТ_25, qui a lieu ce dimanche 17 avril, Résistance féministe anti-guerre appelle les activistes à crier, seules ou en groupe, pendant 25 secondes, et à exprimer ainsi leur colère, leur chagrin et leur solidarité avec les femmes qui ont été séquestrées et violées 25 jours dans une cave de Boutcha par des soldats russes. Elle propose de crier le mot нет — non — , un non qui signifie « non à la violence », « non à la guerre » et « non c'est non ». Elle demande que ces cris soient hystériques, afin que les passants, et parmi eux ceux qui préfèrent ignorer ou oublier les violences faites aux femmes et la guerre menée par la Russie en Ukraine, s'approchent et demandent : « que se passe-t-il ? » — il faut ainsi choquer, ébranler et convaincre —.
[P.S. : dans ce billet du 19 avril, le lecteur trouvera une des vidéos d'une action de #НЕТ_25, postée par Résistance féministe anti-guerre sur Telegram].
Résistance féministe anti-guerre a publié avant de lancer ces campagnes ce manifeste :
Le 24 février, vers 5h30 du matin, heure de Moscou, le président russe Vladimir Poutine a annoncé une « opération spéciale » sur le territoire de l’Ukraine visant à « dénazifier » et « démilitariser » cet État souverain. Cette opération était préparée depuis longtemps. Depuis plusieurs mois, les troupes russes se rapprochaient de la frontière avec l’Ukraine. Dans le même temps, les dirigeants de notre pays ont nié toute possibilité d’attaque militaire. Maintenant, nous savons qu’il s’agissait d’un mensonge.
La Russie a déclaré la guerre à son voisin. Elle n’a pas laissé à l’Ukraine le droit à l’autodétermination ni l’espoir de mener une vie en paix. Nous déclarons – et ce n’est pas la première fois – que la guerre est menée depuis huit ans à l’initiative du gouvernement russe. La guerre dans le Donbass est une conséquence de l’annexion illégale de la Crimée. Nous pensons que la Russie et son président ne sont pas et n’ont jamais été préoccupés par le sort des habitants de Louhansk et de Donetsk, et que la reconnaissance des républiques huit ans après leur proclamation n’était qu’un prétexte pour envahir l’Ukraine sous couvert de libération.
En tant que citoyennes russes et féministes, nous condamnons cette guerre. Le féminisme, en tant que force politique, ne peut être du côté d’une guerre d’agression et d’une occupation militaire. Le mouvement féministe en Russie lutte en faveur des groupes vulnérables et pour le développement d’une société juste offrant l’égalité des chances et des perspectives, et dans laquelle il ne peut y avoir de place pour la violence et les conflits militaires.
La guerre est synonyme de violence, de pauvreté, de déplacements forcés, de vies brisées, d’insécurité et d’absence d’avenir. Elle est inconciliable avec les valeurs et les objectifs essentiels du mouvement féministe. La guerre exacerbe les inégalités de genre et fait reculer de nombreuses années les acquis en matière de droits humains. La guerre apporte avec elle non seulement la violence des bombes et des balles, mais aussi la violence sexuelle : comme l’histoire le montre, pendant la guerre, le risque d’être violée est multiplié pour toutes les femmes. Pour ces raisons et bien d’autres, les féministes russes et celles qui partagent les valeurs féministes doivent prendre une position forte contre cette guerre déclenchée par les dirigeants de notre pays.
La guerre actuelle, comme le montrent les discours de V. Poutine, est également menée sous la bannière des « valeurs traditionnelles » proclamées par les idéologues du gouvernement – des valeurs que la Russie, telle un missionnaire, aurait décidé de promouvoir dans le monde entier, en utilisant la violence contre celles et ceux qui refusent de les accepter ou qui ont d’autres opinions. Toute personne dotée d’esprit critique comprend bien que ces « valeurs traditionnelles » incluent l’inégalité de genre, l’exploitation des femmes et la répression d’État contre celles et ceux dont le mode de vie, l’identité et les agissements ne sont pas conformes aux normes patriarcales étroites. L’occupation d’un État voisin est justifiée par le désir de promouvoir ces normes si faussées et de poursuivre une « libération » démagogique ; c’est une autre raison pour laquelle les féministes de toute la Russie doivent s’opposer à cette guerre de toutes leurs forces.
Aujourd’hui, les féministes sont l’une des rares forces politiques actives en Russie. Pendant longtemps, les autorités russes ne nous ont pas perçues comme un mouvement politique dangereux, et nous avons donc été temporairement moins touchées par la répression d’État que d’autres groupes politiques. Actuellement, plus de 45 organisations féministes différentes opèrent dans tout le pays, de Kaliningrad à Vladivostok, de Rostov-sur-le-Don à Oulan-Oudé et Mourmansk.
Nous appelons les féministes et les groupes féministes de Russie à rejoindre la Résistance féministe anti-guerre et à unir leurs forces pour s’opposer activement à la guerre et au gouvernement qui l’a déclenchée. Nous appelons également les féministes du monde entier à se joindre à notre résistance. Nous sommes nombreuses, et ensemble nous pouvons faire beaucoup : au cours des dix dernières années, le mouvement féministe a acquis un énorme pouvoir médiatique et culturel. Il est temps de le transformer en pouvoir politique. Nous sommes l’opposition à la guerre, au patriarcat, à l’autoritarisme et au militarisme. Nous sommes l’avenir qui prévaudra.
Nous appelons les féministes du monde entier :
- À rejoindre des manifestations pacifiques et à lancer des campagnes de terrain et en ligne contre la guerre en Ukraine et la dictature de V. Poutine, en organisant vos propres actions. N’hésitez pas à utiliser le symbole du mouvement de Résistance féministe anti-guerre dans vos documents et publications, ainsi que les hashtags #FeministAntiWarResistance et #FeministsAgainstWar.
- À propager les informations sur la guerre en Ukraine et l’agression de V. Poutine. Nous avons besoin que le monde entier soutienne l’Ukraine en ce moment et refuse d’aider le régime de Poutine de quelque manière que ce soit. »
- À partager ce manifeste autour de vous. Il est nécessaire de montrer que les féministes sont contre cette guerre – et tout type de guerre. Il est également essentiel de montrer qu’il existe encore des militantes russes prêtes à s’unir pour s’opposer au régime de V. Poutine. Nous risquons toutes d’être victimes de la répression d’État désormais et nous avons besoin de votre soutien.
Résistance féministe anti-guerre (Russie)
Adresse Telegram t.me/femagainstwar
Article de la Wikipédia française : Résistance féministe anti-guerre