On connait depuis hier soir les résultats de la finale de l’Eurovision. C’est l’occasion d’élargir — un peu, on ne se change pas — les sujets abordés dans ce blog. Je ne parlerai pas de la 1ère place, ni même de la seconde, mais de la 9e, qu’occupe la chanteuse russe Manija.
C’est une artiste éminemment sympathique — c’est son métier —, drôle et chaleureuse, pleine de charisme et de talent. Elle est aussi d’origine tadjik, et se distingue par ses prises de position progressistes, ouvertes et tolérantes, notamment à l’encontre des minorités, sexuelles ou autres. Elle est enfin féministe. Cela heurte bien sûr les réactionnaires et traditionalistes russes, et sa désignation pour représenter la Russie a suscité une polémique en Russie, emmenée par la présidence du conseil de la Fédération, Valentina Matvienko. La chaine officielle, Pervi kanal, a du justifier ce choix, et expliquer qu’il résultait d’un vote des téléspectateurs.
Tout ceci a été repris dans la presse et les sites internet français, avec cependant curieusement l’omission de ses interventions contre les violences faites aux femmes. Je n’y reviens pas, et voudrais consacrer ce billet à la perception de cette désignation par l’opinion russe, sur la base d’une enquête faite par le centre Levada.
Mais avant, si vous le voulez, écoutez-la. C’est une chanteuse qui le mérite, je trouve qu’elle ose la différence. Sa chanson s’appelle Russian woman, j’en traduirai dans un autre billet les paroles. Elles les appelle à ne pas avoir peur, à combattre plutôt que prier.
La moitié des personnes ayant répondu à l’enquête de Levada sont indifférentes au choix de Manija pour représenter la Russie. C’est sans doute le résultat le plus significatif, et il peut être interprété de plusieurs façons. Pour citer François Hollande — accordez moi cette coquetterie —, « l’indifférence, voila l’ennemi contemporain ». Faut-il aller dans ce registre, et reprocher à l’opinion russe sa passivité ? Ou au contraire voir dans cette réponse une forme de maturité, qui consiste à ne pas avoir un avis sur tout à tout moment, ou encore à refuser à accepter que le clivage prenne la place du débat ?
Glissons, glissons aux autres réponses. 18 % de l'échantillon exprime des réserves sur le choix de Manija, 13 % y est favorable. Cela le semble aussi une caractéristique plus générale de l’opinion russe : sur ces sujets clivants, elle se partage souvent en deux groupes d’égale importance, et minoritaires tous deux.
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C’est la classe d’âge des 18-24 ans qui est la plus favorable au choix de Manija, et c’est la seule aussi où les positions favorables dépassent les défavorables (20 % contre 14 %). L’hostilité croit avec l’âge, l’indifférence, elle, décroit, c’est un des éléments qui me conduit à préconiser de ne pas tirer de conclusions hâtives sur son niveau.
Les motivations de ceux qui sont favorables au choix de Manija sont, pour 34 % d’entre eux, le fait qu’elle chante bien ; pour 14 %, son charisme et son talent ; pour 13 %, qu’elle a subi des discriminations et que la Russie doit être un État multinational ; pour 12 %, parce qu’elle a été choisie, et que c’est donc elle qui représente la Russie.
55 % de ceux qui sont opposés à la chanteuse justifient leur position par des considérations artistiques : ils n’aiment pas sa chanson, ses scénographies ou ses créations ; 13 % indiquent que c’est un chanteur plus connu qui aurait du participer à l’Eurovision ; 27 % cependant considèrent que la Russie aurait du être représentée par un Russe : qu’est-ce à dire ? Manija est citoyenne russe.
C’est sur ce point que les traditionalistes russes jouent avec le feu. Il faut savoir que la Russie est un État fédéral, mais qu’elle distingue aussi, indépendamment de ses composantes territoriales, entre citoyenneté et nationalité. La citoyenneté est unique, les nationalités sont multiples. Il y ainsi, pour ne citer que les groupes les plus importants par leur nombre, 115 millions de Russes sur les 145 millions de citoyens russes, mais aussi 5,5 millions de Tatars, 2,9 millions d’Ukrainiens, 1,6 millions de Bachkires, 1,6 millions de Tchouvaches. Ou, pour donner d’autres exemples, 590 000 Allemands, 220 000 Juifs, 180 000 Tziganes, ou 120 000 Tadjiks. Tous sont citoyens russes, et peuvent représenter la Russie.
Cette identité pan-russe, c’est-à-dire multinationale, de la Fédération de Russie avait été mise en avant sous Boris Eltsine. Elle a été sans doute une des conditions de la non dislocation du nouvel État. Elle connait depuis des reculs, mais reste un des fondements du pays. Et il est bien, je crois, que cela ne soit pas un point de fracture de l'opinion russe, et que ceux qui cherchent à ce qu'il le deviennent soient minoritaires. Pour faire dire aux chiffres plus qu'ils ne disent, 27 % de 18 %, cela fait moins de 5 %, c'est peu, tant mieux.