Fidèle au format des chroniques, ce billet se décline en deux parties : un texte de l'auteur et le témoignage d'un résident du campement de Cavani-stade

Agrandissement : Illustration 1

Au terme d’un parcours migratoire hasardeux accostent à Mayotte des Africains venus de la région des Grands Lacs, essentiellement des ressortissants du Congo (RDC), du Burundi et du Rwanda. D’autres viennent de Somalie. Quelques familles du Soudan. Leurs histoires personnelles dessinent une carte géographique des pays déstabilisés par les intérêts des grandes puissances. A la fin de leur périple douloureux initié par des tragédies sanglantes, les migrants rejoignent le siège de l’association Solidarité Mayotte, mandatée par la préfecture pour l’accueil et l’accompagnement juridique des demandeurs d’asile. Ils ne s'attardent pas sur l'ile française : une fois investis du statut de réfugié, et réglées les démarches administratives pour recevoir les documents d'état-civil, les titres de résidence et de voyage, ils s’envolent pour la métropole. La durée de cette période d’attente excède toujours une année.
Mayotte, territoire maltraité de la République, ne déroge pas à la brutalité dans les questions d'hospitalité. La théorie de l'appel d'air joue à plein régime et récuse toute bienveillance qui pourrait adoucir les conditions de vie extrêmes dans lesquelles ils sont plongés dès leur arrivée. L'allocation de demandeur d’asile (ADA) est remplacée par un bon d’achat unique de 30 euros par mois et par adulte, augmentée de 10 euros par enfant. Tel est le viatique avec lequel chacun doit survivre dans une ile aux contrastes saisissants où quelques rares privilégiés côtoient une population locale plongée dans la misère. La politique de destruction de l’habitat pauvre pour insalubrité tarit les quelques logements disponibles et condamne les derniers arrivés à se regrouper en campements d’abris de fortune sur des terrains en friche aux abords d’édifices publics. Ainsi un campement s’est organisé sur les trottoirs qui entourent le local de Solidarité Mayotte et un autre à quelques centaines de mètres de là, sur des parcelles non aménagées dans l’enceinte du stade de Cavani, village de Mamoudzou, chef-lieu du département.
Dans la mesure où le gouvernement refuse de remplir ses obligations d’accueil et de protection à l’égard des migrants sollicitant le statut de réfugié, ceux-ci sont contraints de s’immiscer dans le tissu social très fragile de la population locale pour y inventer leurs modes de survie. Ainsi des relations s’instaurent pour la recharge impérative des téléphones portables dans les habitations du voisinage. Des échanges de services se réalisent contre quelques pièces ; quelques dons d’habits et de nourritures partent de mamans empathiques. Mais au-delà des devoirs d’hospitalité et de solidarité assumés essentiellement par les plus modestes, la classe politique locale et les collectifs de citoyens ouvertement xénophobes manœuvrent publiquement contre les campements de demandeurs d’asile et demandent leur démantèlement.
Le 22 novembre 2023, la brigade anti-banga de la police municipale de Mamoudzou a détruit une dizaine d’abris installés sur le stade de Cavani, dans le cadre d’une opération en flagrance[1]. Les jours suivants, les policiers revenaient régulièrement vérifier qu’aucun nouvel abri n’avait été monté. Mieux, ils avaient menacé les résidents épargnés du démantèlement de l’ensemble du camp au cas où apparaitraient de nouvelles constructions. Du coup, les plus anciens interdisaient l'installation de nouveaux.
Le 4 décembre, par communiqué de presse, le maire de Mamoudzou lance un appel de mobilisation contre la banalisation de la violence au quotidien et contre l’installation d’un camp indigne dans la ville chef-lieu. Il prend prétexte de l'insécurité générale à Mayotte, notamment par caillassages et paralysie des routes pour réduire au minimum le fonctionnement de la mairie et cela jusqu'au démantèlement du campement de Cavani.
Le maire de la ville invite les agents qui le souhaitent à « exprimer leur solidarité vis-à-vis du mouvement » et à participer au sit-in organisé tous les matins dans le stade de Cavani. Clairement le maire veut imposer un lien de causalité entre délinquance et étrangers. Confusion commune aux esprits paresseux.
En République Française donc, un édile municipal s’autorise à fermer les services administratifs et techniques de la mairie, à l’exception d’un « service minimum » pour les missions régaliennes de police et pour l’état-civil jusqu’à nouvel ordre. Les fonctionnaires continuant bien sûr à percevoir leurs traitements versés sur fonds publics, simplement pour manifester leur mauvaise humeur. Mais tout maire qu'il puisse être, il se garde bien de proposer la moindre solution à sa portée.
Depuis, au lieu de rejoindre leur poste, des agents municipaux s’installent sous des chapiteaux dressés à l’entrée du stade et manifestent par leur présence et parfois des intrusions répétées leur hostilité envers les Africains installés sous leurs abris sans secours ni sollicitude.
Dans la même période, le Conseil départemental a déposé une requête auprès du tribunal administratif demandant au juge des référés d’ordonner la libération immédiate du stade, de toute personne occupante sans titre. Sûr de son droit en tant que propriétaire, le département demande l’autorisation de détruire. Et que les Africains vident les lieux. A aucun moment, le Conseil départemental ne se demande s’il a des obligations envers les populations vulnérables qui gitent dans de telles conditions. A aucun moment les élus ne s’interrogent sur des façons plus humaines d’aborder la question des familles qui squattent le terrain. Jamais aucun responsable n’est rentré en contact pour faire un état des besoins des populations abandonnées.
Au contraire ils emploient la ruse. Ils feignent de partager avec les exclus un même combat. Par exemple, des agents de la police municipale ont été dépêchés pour identifier une ou deux personnes francophones capables de parler au nom de tous les résidents, pour une supposée rencontre avec le maire de Mamoudzou. Les deux personnes qui acceptèrent la mission attendent toujours l’invitation. Par contre leurs noms figurent en tant qu'adversaires dans la requête déposée par le Conseil départemental auprès du tribunal administratif et le juge est prié d’ordonner à ces deux personnes trompées, de détruire leur abri, de « procéder à leurs frais à l’enlèvement de toute construction et objet dans un délai de 24 heures à compter de la notification de l’ordonnance, sous astreinte de 100 euros par jour de retard[2] ».
Le ridicule ne tuant pas, le Conseil départemental, peu soucieux d'en connaître davantage, a domicilié les personnes piégées à l'adresse officielle du stade dans sa requête, adresse que le greffe du tribunal a utilisée pour l’envoi des documents qui ne sont jamais parvenus aux destinataires. Aucun n'a donc été prévenu des diligences produites contre eux. Ils ont ignoré leur situation judiciaire jusqu'à l'audience à laquelle, pour cause, ils ne se sont pas présentés.
De surcroît, le président du Conseil départemental a oublié, s'il l'a jamais su, que le code de l’action sociale et des familles lui fait obligation de prendre en charge, outre les mineurs et les jeunes majeurs, « les femmes enceintes et les mères isolées avec leurs enfants de moins de trois ans qui ont besoin d'un soutien matériel et psychologique, notamment parce qu'elles sont sans domicile[3]. »
Il n’a jamais eu l'idée qu'il lui incombait de procéder à une enquête sociale sur le campement pour s’assurer qu’il était au clair avec les obligations de sa charge. Et qu'il était en quelque sorte la personne compétente pour démanteler le camp dans les règles plutôt que d'implorer le juge des référés sur cette question.
Au contraire, assuré de son bon droit de propriétaire, il s’imagine des garanties de jouissance de son bien en tant que personne physique et non en tant que personne morale. Cette confusion le fait crier au scandale quand le juge refuse de le suivre et met en balance le tort que porterait aux droits fondamentaux des occupants la destruction de leurs abris. Le président du département est stupéfié que le juge lui rappelle dans sa décision que dans la mesure où il ne fait « valoir aucune proposition de relogement des intéressés […] il y a lieu de rejeter la requête dans toutes ses conclusions ». Et tous les élus, tour à tour, s’épanchent sur les ondes de Mayotte la 1ère contre le tribunal et la justice. Aucun, quel que soit son rang dans la hiérarchie, ne consent à calmer le jeu. Ni à solliciter des explications rationnelles auprès de personnalités compétentes.
Bien au contraire la députée de Mayotte a cru judicieux de poster sur son fil X-Twitter, un commentaire stupéfiant pour une parlementaire, censée faire et respecter la loi : « Occupation illégale du stade de Cavani par des migrants : la décision du tribunal est une provocation. Le droit est utilisé contre #Mayotte, la population va finir par se faire #justice elle-même[4]... »
De l’art consommé de jeter de l’huile sur le feu et d’en appeler à l’insurrection.
Le lendemain de la décision, les agents de la municipalité ont entrepris d’invectiver et de provoquer les résidents du campement du stade, les insultant, les invitant à retourner dans leur pays car ils n’avaient « jamais été invités ». La police nationale a empêché tout contact des deux groupes et les choses ont fini par se calmer pour reprendre le lendemain matin. Des femmes appartenant aux différents collectifs pour les intérêts de Mayotte ont bloqué le rond-point Baobab paralysant toute la circulation pendant plusieurs heures. Le lendemain, elles sont entrées dans le camp, ont aspergé le sol d'eau prélevé dans des bouteilles, voulant convaincre les intrus qu'elles veulent chasser, de leur puissance magique dans l'art du grigri. Elles n'ont pas manqué d'arracher la rampe de robinet qui fournissait de l'eau à l'ensemble du quartier dont profitaient aussi les Africains du campement de 8 heures à 16 heures.
La crise de l'eau ne serait plus d'actualité.
* * *
Le texte qui suit a été déclamé spontanément par un Congolais venu du Nord-Kivu dans la région des Grands Lacs en réponse aux invectives hostiles et grossières lancées par les agents de la mairie démobilisées de leur fonction administrative pour aller intimider les résidents du campement de Cavani-stade.
Ce chant n'était pas dit pour être entendu par ces femmes sans oreilles. Il sortait au monde pour le traverser de long en large.
Un Africain, c’est noir, nous sommes noirs,
Comme vous, à Mayotte. Nous sommes un, nous tous.
Ça ne vous plait pas ?
Je m’en fous, c’est la vérité.
C’est la vérité.
J’ai envie de parler la vérité.
Ce n’est pas des mensonges, c’est la vérité.
On a fui la guerre.
Et toi qu’as-tu fui ?
Nous, nous sommes des Congolais, nous sommes des Africains. On est venu ici parce qu’on a fui la guerre là-bas, au Congo. C’est pourquoi nous sommes venus ici.
On n’est pas venu chercher vos mabawa°, ici.
Nos parents, ils sont morts au Congo.
Pourquoi nous sommes venus ici ?
Parce que nous sommes des Congolais.
S’il n’y a pas la guerre là-bas, on ne vient pas ici à Mayotte.
On serait venu chercher quoi, ici à Mayotte, nous les Congolais ? Vous n’avez rien.
Pour chercher quoi ? Pour chercher des mabawa ? Il n’y a rien ici.
On est venu ici pour fuir la guerre là-bas.
Pour fuir la mort.
On a laissé nos parents morts là-bas. Qui sont les gens qui sont en train de menacer nos parents là-bas au Congo ? Ce sont les Français, ce sont les Belges, ce sont les Américains pour s’emparer de nos richesses.
Voici la raison pour laquelle nous avons fui le Congo pour venir à Mayotte ; parce que vous nous tuez pour prendre nos richesses.
Si vous nous laissiez tranquilles, au Congo, si vous ne nous faisiez pas la guerre là-bas, nous n’aurions pas fui pour venir ici, à Mayotte.
Nous sommes bien là-bas, il y a tout, il y a tout pour manger, nous avons nos maisons, nous vivons bien, nous avons de l’eau en abondance. Elle coule partout. C’est le plus beau des pays.
Mais vous voulez prendre nos richesses.
Vous nous chassez de nos maisons, vous nous chassez de nos terres.
Vous nous chassez de notre pays.
Parce que vous pillez nos richesses.
Vous massacrez nos parents, nos familles.
Alors nous devons fuir pour sauver nos vies.
Nos vies.
Il ne nous reste que nos vies.
Tous les matins qui se lèvent, nous sommes là.
Nous sommes là, une journée à nouveau.
Nous sommes étonnés d’être vivants.
Et vous venez nous voir,
Nous menacer
« Quittez, quittez, quittez »
Namulawe, comme vous dites.
« Retournez en Afrique »
Maintenant nous allons partir où ?
Nous allons partir où ?
Nous allons dormir où, à présent, nous ?
Vous fermez la préfecture.
Vous fermez la Solidarité[*].
Parce que vous pensez que si la Solidarité est ouverte, tous les Africains vont venir à Mayotte.
Vous dites que tous vos problèmes, c’est parce que la Solidarité existe.
Vous soupirez : « pourquoi la Solidarité existe ! »
Vous concluez : « il faut fermer la Solidarité, si on ferme la Solidarité, les gens ne viendront pas à Mayotte.
Vous pensez que si la préfecture est ouverte, les Africains viennent pour avoir des papiers. Fermons la préfecture, déchirons les papiers.
Ça ne fonctionne pas comme cela.
Ce n’est pas normal,
Nous sommes des opprimés.
Par jour, un euro !
Un euro par journée.
Un réfugié
Par mois 30 euros
On ne te donne pas l’argent, on te donne un billet[†].
Tu rentres là-bas dans le magasin, tu prends la nourriture
Après tu manges
Un euro par jour !
Nous ne sommes pas des voleurs
Nous ne sommes pas des bandits
Nous sommes des humains
Et vous les Mahorais, qui êtes-vous ?
On est en France ici, on n’est pas à Mayotte.
Mayotte, c’est la France
La France, ce n’est pas Mayotte
Ici c’est l’Europe.
Mais vu les conditions dans lesquelles nous sommes obligés de dormir,
Est-ce qu’au Congo, on dort comme ça ?
Comme des chiens ?
Nous sommes en France, ici, nous ne sommes pas à Mayotte,
Ici c’est la France.
Mais nous nous sommes retrouvés à Mayotte, et on veut nous chasser
Et nous ne recevons qu’un euro par jour
Pour manger c’est difficile,
Pour dormir, c’est difficile,
Et votre haine
Et votre délinquance
Nous devons subir vos menaces et votre hostilité.
Nous sommes tous
Des chocolats au lait.
----------------------------NOTES
[1] Marine Gachet, « Une partie du campement des Africains détruit à Cavani », Mayotte hebdo, le 22 novembre 2023. Lien ici.
[2] Tribunal administratif de Mayotte, décision du 26 décembre 2023, N° 2304577.
[3] Article L222-5 du Code de l'action sociale et des familles.
[4] Estelle Youssouffa, députée de Mayotte, lien ici.
[°] Mabawa, ailes de poulet dont sont friands les Mahorais.
[*] Solidarité Mayotte, l’association mandatée par l’État pour l’accueil et l’accompagnement des demandeurs d’asile à Mayotte.
[†] Un bon d’achat de 30 euros par mois.