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Le récit qui suit montre toute la cruauté des relations humaines à Mayotte. Laïlati travaille près de 14 heures par jour, six jours par semaine. C’est elle qui tient la boutique, qui enfourne le pain, surveille la cuisson, retire du four, sert le client, assure un service de salon de thé, tient la caisse … et ne touche qu'un revenu à peine supérieur au salaire minimum. La pratique est courante, et les employeurs sont rares qui respectent le droit du travail. Les candidats aux emplois signent leur contrat en connaissance de cause faute d’alternative.
L’histoire personnelle des candidats à l'exploitation explique la situation : les emplois les plus modestes, la garde d’enfant à domicile par exemple ou dans le voisinage, sont recherchés par les femmes étrangères non régularisées, évitant toute sortie sur la voie publique non indispensable. Même si elle ne gagne pas plus de 100 euros mensuels pour la garde d’un enfant les jours ouvrables de la semaine[1], en emploi dissimulé bien-sûr. Et les candidats miséreux affluent et cherchent ces petits emplois peu rémunérateurs.
Laïlati est arrivée à Mayotte à l’âge de deux ans dans les bras de sa mère bravant la traversée en kwassakwassa. Au terme de ses études, à 18 ans, elle a obtenu un bac professionnel en hôtellerie restauration et trouvé rapidement son premier emploi. Elle ne se plaint pas de son sort. Elle aime son métier et surtout la relation au client qu’il permet. Responsable de la boutique à part entière, le patron étant occupé à d’autres affaires, elle est valorisée à ses propres yeux et sait se rendre indispensable. Cette dignité qu’elle acquiert dans son travail l’autorise à solliciter une augmentation qu’elle sait mériter, malgré la résistance de son employeur.
Il reste que les conditions de travail sans répit ne lui permettent pas de s'occuper de sa famille et de suivre l’éducation de ses deux enfants confiés à sa mère, qui vit à son domicile. Laîlati est en situation régulière et attend sa naturalisation pour laquelle elle remplit toutes les conditions. Ainsi elle aura droit aux allocations familiales et logement. Pour l'instant elle pourvoit seule aux ressources de la maisonnée.
L’autre ne semble qu’un moyen de s’enrichir ou dépenser a minima. Il y a des raisons à cela. Le taux de pauvreté atteint un tel niveau que les arrangements « illégaux » sont avantageux pour les deux parties, aussi bien en emplois dissimulés que dans l’économie légale qui ne l’est rarement en totalité : un emploi qui exige la présence sur poste 84 heures par semaine, rémunéré au smic, relève-t-il de l’économie informelle ? Pourtant ces emplois dans les petites boutiques offrent souvent les meilleures opportunités pour les femmes instruites mais devant travailler pour leur survie et celle de leur famille.
Ce rapport d’exploitation et de soumission structure l’ensemble des relations à Mayotte où les services entre personnes sont rarement gratuits. Une phrase souvent entendue dans la bouche des plus dominés : « il faut bien que tout le monde vive » justifie tous les excès.
Faut-il dans ces conditions s’étonner que l’aide alimentaire n’ait pas atteint les populations les plus nécessiteuses, les dizaines de milliers de personnes qui vivent dans les quartiers pauvres des villes et villages, ceux installés en lisière des agglomérations où se concentrent les habitations en tôles ? Comment s’étonner que les populations étrangères, en situation régulière ou non n’aient pas été servies à ce jour, ni lors des distributions de colis, ni lors de la distribution des bons d’achat ? Aide financière que le sous-préfet responsable des dispositifs avait annoncée de l’ordre de 400 000 euros. Où sont-elles donc passées, ces sommes généreuses ? 400 000 euros pour une population de 270 000 habitants et un taux de pauvreté atteignant 84% !
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« Aujourd’hui ma vie est un peu difficile. Avec le confinement c’est un peu difficile d’aller au boulot. C’est très difficile pour moi, j’ai pas une voiture personnelle qui peut me conduire. Je prends le chemin pour chercher un taxi et c’est le moment où je pars au travail le matin il est 5 heures, comme ça, ou 5 heures et demi, car c’est moi qui ouvre la boulangerie. Il y a le boulanger qui fabrique le pain mais c’est moi qui le met au four et qui doit m’occuper des clients. Et c’est moi aussi qui m’occupe de la caisse. Du coup c’est un petit peu difficile pour moi d’organiser tout cela.
« Et j’ai un temps plein, je reste de 5h, 5h et demie, et le soir je finis à 19 heures comme ça tous les jours de la semaine du lundi au samedi. Sauf le dimanche. C’est comme ça. Je gagne le smig, si ça marche bien, parce que dès fois ça marche pas bien. Si ça marche bien, je gagne 1300, 1250 euros. Si ça marche pas bien, je gagne au minimum 1000 euros. Parfois ça marche pas bien, dès fois je reste ici jusqu’à huit heures… mais dès fois ça marche bien, c’est comme ça les boutiques.
« Moi ici je fais pas mal de chose, je sers le café, je sers le thé. J’accueille les gens. Il y a une salle avec la télévision. On va ouvrir une sandwicherie. Je préparerai les sandwichs en plus. Je suis la serveuse, parce que c’est ça mon métier en fait. j’aimerais parler avec les gens, de discuter un peu, de les servir, comprendre et retenir beaucoup de choses. Moi, je suis comme ça.
Moi j’aime bien, j’ai la passion de mon métier et j’aime bien le service et l’accueil des gens, et parler avec eux ça me rend la vie agréable, et écouter ce que les gens ont envie de raconter en fait. Je suis curieuse. J’aimerais savoir tout. Je suis comme ça.
« J’ai demandé de meilleures conditions à mon patron mais il m’a dit d’attendre une peu. Parce que ça marchait bien avant mais avec la grève [les grèves du personnel hospitalier avant le confinement] et tout cela ça marche moins bien. La boulangerie est proche de l’hôpital et chaque fois qu’il a des grèves, ça baisse, car on vend moins. Et il y a eu le confinement.« Le confinement ça a changé toute ma vie. C’est parce que déjà c’est difficile. Je m’inquiète beaucoup, parce que déjà c’est proche de l’hôpital, et il y des gens qui passent, qui viennent . Je m’inquiète beaucoup pour ma santé et celle de mes enfants. Je m’inquiète beaucoup de cela.
Je ne peux pas avoir une vie normale, c’est là à la boulangerie que je gagne ma vie, je suis une femme seule, il faut que je me débrouille toute seule, ma mère elle ne travaille pas, elle est seule aussi. C’est moi qui gère tout à la maison.
« Pour mes enfants, je dois m’organiser. Ma mère est toujours à la maison, elle vit avec nous, c’est elle qui s’occupe des enfants. J’ai une nourrice aussi qui s’occupe du petit, qui l’emmène à l’école et qui va le chercher. Je dois la payer, je lui donne 100 euros comme ça. Elle emmène les enfants à l’école et va les chercher, c’est tout ce que je lui demande. Elle fait rien d’autre à la maison.
« A l’école je n’arrive pas à m’occuper des enfants. Quand il y a des réunions pour les enfants à l’école, je n’arrive pas à y aller. Parfois j’envoie ma grande sœur, je l’envoie pour voir comment ça se passe, mais moi ça me manque, parce que c’est moi qui doit y aller et je n’ai pas le temps d’y aller. Le travail prend trop de temps et je ne peux pas m’occuper de l’école.
« Avec le confinement ma journée est plus difficile, il n’y a même pas de clients, il n’y a personne, de l’aube jusqu’au soir, il n’y a personne, quand les gens y sortent la police elle est partout, ils n’ont pas l’autorisation qui les aident à sortir. C’est ça qui me rend la vie difficile.
J’habite à N. C’est une maison en tôle mais c’est une belle maison, c’est moi qui ait construit la maison, le terrain n’est pas à moi, c’est un terrain communal, j’ai fait des démarches pour devenir propriétaire du terrain, mais ça traîne. Le problème en ce moment c’est l’électricité que je n’ai pas. J’ai mis un compteur mais avec le confinement ça ne marche pas, on m’a dit qu’il faut attendre. Alors j’attends.
En ce moment je n’ai plus d’électricité. Avant j’étais branché chez quelqu’un mais la facture était très chère, parfois je payais 160 € tous les deux mois.
« Pour l’eau je suis raccordée au réseau, j’ai un compteur personnel. Je ne paie pas plus de 50 € tous les deux mois.
Le terrain m’appartiendra bientôt. Il a été géométré, tout ça. On attend juste la décision.
« Ma mère n’est plus en situation régulière car elle avait une carte d’étranger malade et il faut qu’elle passe à une carte vie parents d’enfants français, car j’ai des petits frères et soeur français. Moi j’attends ma nationalité, mais ça traîne. J’ai pas la réponse. »
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Note
[1] Cet aspect a été documenté dans le billet de blog : de délinquance en déliquescence, le destin tragique de Mayotte.