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Billet de blog 7 juillet 2022

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Tropismes de la violence.

Tropique de la violence, le livre, ne dit rien sur Mayotte. Il ressasse les fantasmes et les peurs des métropolitains détachés sur cette terre trop chaude. Tropique de la violence, le film, joué par des enfants dans leur quartier, rabat le roman en farce, dévoilant les trucages et les escamotages qui justifient les politiques du pire contre une population déshumanisée.

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Illustration 1
Enfants de Kaweni, mai 2013 © daniel gros

En 2016, tandis que dans certains villages de brousse, une frange de la population se livrant à la barbarie s’exerçait à « décaser[1] » et expulser des voisins devenus indésirables, détruisait et incendiait des quartiers pauvres, sortit en libraire un roman insolite. Ce livre connut un succès remarqué en métropole, obtint de nombreux prix littéraires[2] et se déclina en plusieurs adaptations sur d’autres supports. Une bande dessinée parut en 2019[3]. Une pièce de théâtre fut jouée dans plusieurs salles parisiennes et de la proche banlieue en automne 2021[4] et enfin un film tourné durant la période de confinement dans le quartier même où Natacha Appanah situait son histoire, réputé comme « le plus grand bidonville de France » et appelé aussi « Gaza » par certains de ses habitants.

Le succès de Tropique de la violence est un mystère. Territoire largement méconnu, Mayotte suscite peu d’intérêt dans la presse ou chez les politiques hexagonaux. Sauf quand il s’agit de martyriser la population locale ou de relater ses débordements. Terre lointaine, promue officiellement département en 2011, l’ile connait une modernisation au forceps qui exalte à la fois comme une promesse et comme un mirage[5]. Quel que soit le statut du sol où elle vit, la population subit de plein fouet les rigueurs régaliennes des lois françaises sans bénéficier de l’ensemble des protections sociales et juridiques communes au territoire national par les effets d’un droit dérogatoire particulièrement sournois[6].

Souvent désigné comme le plus jeune département français, parce que le plus récent, il l’est en vérité par ses enfants et ses adolescent.es. Les moins de vingt ans composent plus de la moitié de la population[7]. Hélas cette richesse semble considérée comme une malédiction, comme le symbole de ses excès : immigration parasite, pauvreté endémique, impuissance politique, violence.

Mayotte cumule les records : celui de la vitalité démographique ; celui de la plus grande maternité où viennent au monde chaque année autour de 10 000 enfants. Record du plus grand bidonville de France, record de la pression migratoire…

Telle est l’ambiance. L’ile aux parfums ne sait que faire de ses petits. Sauf les craindre lorsqu’ils grandissent.

L’île aux fantasmes

Tropique de la violence n’enseigne rien sur Mayotte. Il se nourrit des fantasmes plaqués sur une population largement ignorée, ramassée sur sa démesure et ses outrances : trop de Comoriens, trop d’enfants, trop de violence.

À cette exubérance tropicale se greffe un sentiment d’insécurité qui alimente toutes les conversations hantées de nocives obsessions : les larcins, les cambriolages, les vols à la tire, jusqu’aux agressions à l’arme blanche.

Tropique de la violence pourrait n’être qu’une parole de plus de ces fonctionnaires métropolitains déplacés à Mayotte, déboussolés, tourmentés par une insécurité sans cesse documentée, ressassée, mais qui forment une population mise à l’abri par un mode de vie séparé.

« On te parle de ces lieux dans les bois où vivent les clandestins depuis des dizaines d’années. Tu lis des articles à propos des agressions sexuelles d’une extrême violence qui sont commises par des jeunes garçons sous l’emprise de cette nouvelle drogue, le chimique[8] » (p.144).

« On te serine Ne téléphone pas dans la rue, ne va pas seul au distributeur, ne porte pas de sac en bandoulière » (p.147).

Le roman exprime les tourments des métropolitains vivant à Mayotte, parle du choc initial, causé dès l’arrivée par le contraste entre les promesses d’égalité et de justice transmises dans l’école républicaine et la réalité qu’ils entrevoient. Il surprend le regard posé par la métropole sur l’altérité que ses agents affrontent dans l’ancienne colonie à présent intégrée dans la liste des départements français, indépendamment de ses particularités. Quand il s’écrie “mais c’est la France ici quand même !” (p.118), le métropolitain de bonne volonté rempli d’illusions se doute-t-il que son exclamation n’est que l’écho de l’assertion répandue qui assène ailleurs par exemple que le “Neuf-Trois, ce n’est plus la France”.

Et bien sûr rode toujours en arrière-plan ici et là-bas la menace migratoire désignée comme la cause de tous les maux.

Diagnostic identique, même purgation.

Le roman décline les clichés les uns après les autres. L’écrivaine s’imprègne de l’ambiance qui règne dans le monde des métropolitains à Mayotte, ceux qui se déclarent « expatriés », elle respire l’air du temps et restitue :

« On te chuchote que la moitié des habitants de Mayotte est constituée de clandestins, que tous les équipements de l’ile ont été conçus pour deux cent mille habitants mais qu’officieusement il y aurait presque quatre cent mille personnes sur l’ile et tu dis Mais c’est pas possible, ça va exploser » (p.145).

Ainsi se déroule le roman.

Natacha Appanah tisse le récit sur une trame dramatique qui a le mérite de donner d’emblée un sens à toutes les misères qui accablent l’île française dans l’archipel des Comores : la ronde des kwassakwassa, ces barques de pêcheurs qui transporteraient d’une ile à l’autre une majorité de femmes enceintes lancées dans une traversée périlleuse dans le seul but d’accoucher à Mayotte et d’offrir ainsi la nationalité française à leur enfant[9].

Au début du roman donc, deux personnages de femmes que tout sépare.

L’une blanche, l’autre pas.

La blanche, Marie, infirmière métropolitaine travaillant à l’hôpital de Mamoudzou, tressaille d’un désir d’enfant qui ne vient pas. Telle est la véritable injustice dans le partage du monde : le Nord riche de finances et de puissance et le Sud riche de ses seuls enfants.

Marie : « Il y a tant d’enfants ici, tant de femmes enceintes, tous ces bébés dans tous ces bras, pourquoi pas dans les miens ? Tous ces bébés nés sans même qu’on les désire, alors que, moi, je prie, je supplie » (p.17).

L’autre, qui n’a pas de nom, une très jeune Comorienne arrivant à Mayotte, non pour accoucher mais pour abandonner son enfant.

Dans ce monde mal partagé, l’échange inégal rétablit l’équilibre en fournissant les femmes du Nord en bébés remis par des mères en détresse cherchant l’issue d’une maternité rejetée.

Reste la quintessence d’un arrangement banal.

Marie : « Je dis à la maman que je vais chercher un biberon. Quand je tourne le dos, je l’entends dire Toi l’aimer, toi le prendre. Je ne m’arrête pas je laisse ces mots me poursuivre comme une trainée merveilleuse d’étoiles dans la nuit mahoraise. […] La belle jeune fille n’était plus là quand je suis revenue avec le biberon de lait » (pp.24-25).

La jeune mère comorienne s’enfuit sitôt l’enfant déposé.

Marie succombera d’un AVC lorsque Moise, son fils adoptif, aura 14 ans.

L’une après l’autre, elles quittent la scène.

Toutes les femmes disparaissent dans ce roman, la moitié de l’humanité.

Restent les enfants.

Restent les garçons.

Pas une seule jeune fille, pas une fillette dans ce monde perdu.

Car le roman réduit les quelques femmes évoquées à la maternité, imaginée comme une ruse pour avoir le droit de s’installer à Mayotte, toujours selon les présupposés du roman.

Marie : « Quand vient le sang chaud dans ma culotte, chaque mois, je pleure et je maudis toutes ces mères que je vois à l’hôpital qui ne connaissent rien à rien, toutes ces clandestines venues accoucher sur cette île française pour des papiers et je me retiens de leur demander Mais tu le veux vraiment ce bébé ou tu veux juste venir à Mayotte et avoir des papiers ? » (p.17).

N’appelle-t-on pas « bébés papiers » les bébés de mamans étrangères de père français ?

Les autres femmes évoquées dans le livre sont de toutes jeunes femmes, des jeunes filles, instrumentalisées, réduites à la sexualité - dans les pulsions des hommes, les sousou, les putains :

Marie : « Il n’y a que Patrick, l’aide-soignant qui m’adresse encore la parole. Parfois quand je le vois avec sa chemise à fleurs, son ventre en goutte d’huile, quand je surprends son regard de chasseur sur les jeunes femmes noires, j’essaie d’imaginer le Patrick qui est arrivé à Mayotte il y a quinze ans avec femme et enfants. […] imaginait-il passer ses vendredis soir à la discothèque Ninga, assis comme un nabab, entouré de jeunes Comoriennes et Malgaches qui se parfument le sexe au déodorant ? […] Avait-il tout envoyer balader quand il avait compris le pouvoir qu’a un homme blanc ici ? » (p.21).

Peu d’adultes dans ce monde littéraire. Il n’est guère question de parents non plus. Outre la mère métropolitaine de Moïse dont la mort plonge le récit dans le chaos, apparait fugacement le père de Bruce. Petite frappe affublée du titre de “roi de Gaza”, ce garçon tyrannise son quartier et s’empresse de congédier son père une fois commis son dépucelage :

Bruce : « J’ai douze ans treize ans, ma bite me gratte et je veux une fille mais pour une fille il faut des euros et un jour je vole la montre de mon père je vais voir les sousous au rond-point de Cavani et je baise pour la première fois dans la mangrove et, quand je rentre, mon père m’attend en bas du village mais je suis un homme maintenant j’ai baisé je m’appelle Bruce et je n’ai pas peur et je sautille autour de lui comme je fais pour les mourengués et il me regarde avec le même regard cassé et c’est fini » (p.90).

Chacun des adultes qui se succèdent dans le roman, une fois donnée leur partie, quittent la scène sur un échec. Ne demeurent que des enfants isolés, ou des mineurs non accompagnés selon la nomenclature administrative.

Tous des garçons livrés à eux-mêmes.

La terreur des braves gens.

Bruce : « Le soir, je traque je vole je fais sursauter les gens bien, les gens comme mon père […] Je bloque les rues quand je veux et il me suffit de dire un mot et c’est la guerre ici. Quand il y a des élections tu as vu comment ils me cherchent, où est Bruce que pense Bruce que fait Bruce. Le roi de Gaza, c’est moi » (p.91).

La violence brute se déploie sans mesure parmi les enfants délaissés la bride sur le col en rois du monde. Les adultes ont renoncé imitant le père de Bruce qui n’a apparemment pas su faire la leçon à son fils.

Ceux qui restent, les Comoriens natifs des autres iles de l’archipel, ont été reconduits à la frontière délaissant leurs enfants derrière eux.

Marie : « Combien d’enfants sont abandonnés par leurs parents ? Combien de parents renient leurs enfants sur les kwassas quand la PAF les intercepte ? Combien d’enfants, sans parents, sans papiers, jouent toute la journée au soleil sans que personne ne leur demande quoi que ce soit » (pp 25-26).

Le monde adulte se limite à trois personnages métropolitains, décrits dans les fonctions d’une infirmière, d’un éducateur et d’un policier, sans doute les figures symboliques de l’État lointain.

Tel est le grand malentendu de cette histoire : elle renvoie la population indigène de Mayotte, et de l’ensemble des Comores, et aussi de Madagascar, à la situation archaïque d’une société sauvage que la France ne parvient pas à domestiquer.

Des parents inexistants et des adolescents livrés à la violence la plus brutale, la plus gratuite.

Une société sous anomie, dépourvue de cohésion, de solidarité, d’organisation sous le joug de la raison du plus fort.

Bruce : « On ne devient pas le roi comme ça, c’est la jungle ici, il faut être un lion, il faut être un loup, il faut savoir renifler l’air, sentir les proies, sortir les griffes et, moi, je les ai sorties quand il y a eu les grandes grèves. […] Tout le monde me suivait, les adultes, les fonctionnaires, les vendeurs, les syndicats, ils criaient tous Non à la vie chère mais moi je m’en fichais de ce qu’ils criaient, moi, j’avais allumé le feu » (p.97).

Tropique de la violence a dévitalisé les villages avant de les livrer à la brutalité sauvage d’une jeunesse “sans foi ni loi”[10]. Renvoyer la société humaine au monde animal pour rendre plausible la sauvagerie traditionnelle sous les tropiques est-il l’impensé du roman ?

L’épreuve du réel.

Tropique de la Violence, le film, reste fidèle au récit de Natacha Appanah. Il en conserve la brutalité nue et gratuite et les présupposés censés l’expliquer : l’arrière-fond de la migration intense venue des autres iles de l’archipel des Comores et de la déliquescence de la jeunesse de Mayotte abandonnée par les adultes.

La mise en scène, la force des images, le jeu des acteurs apportent un démenti puissant à la possibilité du roman comme si le film esquissait une critique impitoyable du livre qu’il adapte fidèlement. Manuel Schapira, le réalisateur, a pris le parti de tourner les séquences dans le décor réel des lieux où l’écrivaine avait planté l’histoire, à savoir à Gaza, Kaweni, “le plus grand bidonville de France” et d’employer comme acteurs les jeunes gens habitant le quartier, ceux-là même dont le livre prétend parler.

Ce double dispositif réaliste a produit une conflagration. Un peu plus âgés cependant que les héros du roman, les jeunes du film ne jouent pas leur propre rôle. Car en réalité les enfants de Kaweni ne sont pas le sujet du livre. Ne s’intéressant pas aux enfants de Mayotte, le roman ne s’est pas penché sur leur vie, sur leurs conditions, leurs difficultés, leurs joies. Il détaille simplement la peur qu’ils inspirent et les fantasmes que cette peur nourrit. Il ne s’occupe pas davantage de la vie des gens qui peuplent les quartiers pauvres, ces concentrations d’habitations en tôle qui constituent près de la moitié de l’habitat mahorais. Donc ces jeunes gens prennent la pose, ils « jouent à être » comme les voient les métropolitains, chacun auteur et collaborateur des différentes déclinaisons de Tropique de la violence. Ils deviennent réellement, en amateurs, les acteurs d’un récit qui ne leur appartient pas bien qu’ils fussent embauchés précisément parce qu’ils en étaient soi-disant les personnages “réels“ du récit.

Mais l’histoire ne peut pas être amendée en une version plus conforme à une vision d’elle-même de la population indigène, sur laquelle par ailleurs les diverses déclinaisons de Tropique de la violence ne songent pas à s’informer.

Jamais les habitants de Kaweni ne s’autorisent une parole propre qui les concerne et saurait les présenter. Tout ici est affaire de métropolitains.

Le monde social des enfants de Mayotte est tronqué et les décors naturels des quartiers ne font pas illusion.

Demeure la même absence des adultes : comme si volontairement tout le monde avait été placé hors-champ pour coller fidèlement à l’idée du livre : pas de femmes, peu d’hommes, pas de jeunes filles ni de fillettes, que des garçons mineurs, livré à eux-mêmes, déchaînés. L’escamotage des parents et de la population féminine toute entière, importé du livre, atteste l’importance de ce tour de passe-passe dans la crédibilité d’une histoire insensée et désigne ce qu’elle entend donner à voir : des sauvages[11], noirs.

Pourtant le quartier de Gaza, s’il existe en réalité, - mais qu’importe car tous les quartiers pauvres de Mayotte se ressemblent - n’a pas d’existence sans les femmes qui s’obstinent à gagner quelques sous devant leur logement en proposant les quelques pâtisseries qu’elles ont cuisinées très tôt le matin.

Sans les enfants qui forment de longues processions joyeuses sur le chemin de l’école, matin, midi et soir, ou qui les samedis et dimanches accompagnent les mères à la rivière pour la lessive – scène aperçue dans le film -, ou à la campagne pour cultiver et récolter, qui guident les chèvres vers un bosquet de végétation.

Sans les travailleurs de retour des champs juste avant midi et la prière à la mosquée , la tête chargée de la nourriture pour la journée ; ou plus tôt le matin, les hommes portant de gros fagots de branches bien feuillues pour nourrir les zébus retenus dans leur enclos.

Sans toutes les activités humaines des gens pauvres assurant au jour le jour la possibilité de parvenir au moins jusqu’au lendemain.

Cela dit le parti-pris de prendre pour acteurs les enfants du quartier forme le trait le plus réjouissant du film et sauve l’entreprise. Les enfants prennent en charge avec docilité et sérieux une histoire dont ils seraient les héros, montrant par ce don d’eux-mêmes qu’ils ne correspondent pas du tout au portrait dont ils sont affublés.

Comment d’ailleurs une telle épreuve serait-elle soutenable avec des têtes brûlées sans cervelle ? Ils savent surjouer devant la caméra le rôle de la brute asociale que le scénario leur attribue dans la vie. Ce faisant ils démentent la vision même du roman de Natacha Appanah.

En faisant confiance aux jeunes de Kaweni, en leur offrant à la fois une activité et un travail, en leur marquant un intérêt, l’équipe du film supplée à l’incurie des politiques à l’égard des enfants de Mayotte dont la plupart ne trouvent d’issue à l’enfermement dans leur quartier que dans l’école, le collège et le lycée qui les accueillent en masse, mais où ils ne reçoivent guère de considération ni de sollicitude. A condition bien entendu que les familles aient déjoué les mauvaises manières des édiles pour priver d’école leurs enfants[12].

Le dévoilement.

Il importe de rétablir quelques évidences que Tropique de la violence affaiblit en se focalisant sur une supposée démission des adultes en général et des parents en particulier et sur le déferlement d’enfants non accompagnés, de mineurs isolés, livrés à eux-mêmes[13], “sans foi ni loi”.

Un tel monde de brutalité et de sauvagerie existe-t-il ou n’est-il que l’effet du sentiment d’insécurité et de dépaysement de métropolitains confrontés à une culture qu’ils méconnaissent et surtout à une pauvreté qui les choque ?

D’où vient cette idée d’un monde sans parents, sans adultes, sans la part ni la participation du féminin ?

D’où vient donc cette manière d’hallucination ?

Dans les villages et les quartiers, les enfants jouent dans les cours, plus souvent dans l’espace public ensemble garçons et filles jusqu’à l’âge de la puberté. Traditionnellement les jeunes filles réglées et formées rejoignent la mère et les femmes de la famille et du voisinage à l’intérieur des cours et des maisons. Quant aux garçons, la tradition voulait qu’ils construisent un banga à la lisière du village ou à proximité à l’extérieur de la parcelle de la mère[14].

Aussi le roman ne se trompe pas totalement quand il ne voit que des garçons dans l’espace public puisque ceux-ci quittaient la maison maternelle où ils ne dorment plus. Les mères toutefois continuent à leur prodiguer les soins dus à leur âge (nourriture, santé, attention, affection). La construction d’un banga par le garçon de 10 ans et son installation dans le voisinage de jeunes gens de sa nouvelle condition perdure dans les milieux pauvres qui ne jouissent pas de maisons disposant de plus de deux pièces. En revanche les familles mahoraises plus fortunées construisent patiemment des maisons plus grandes permettant le séjour des jeunes garçons qui disposent d’une chambre privée dans le logement familial.

L’espace public parait donc de prime abord occupé voire monopolisé par les adolescents mâles.

Il est vrai que la confrontation des traditions mahoraises et de la modernité européenne a des incidences sérieuses sur la représentation et la sauvegarde de leur identité par les habitants de Mayotte quelle que soit leur nationalité. Par exemple l’éducation des jeunes hommes éloignés dès l’âge de dix ans de la maison de la mère incombait traditionnellement à la société des hommes dans le village. A mesure que se délite la tradition du banga de l’adolescent, les mères se disent débordées par la continuation d’une éducation qui ne leur revenait pas de façon aussi impérieuse. Aussi le contrôle sur les jeunes générations masculines s’est-il relativement distendu.

Le code de la parenté français ne reconnait de filiation que par le sang, l’alliance ou l’adoption et l’autorité parentale n’est acquise qu’aux parents du premier degré, père et mère biologiques ou d’adoption. La famille mahoraise, ou comorienne plus largement, se conçoit bien autrement et ne connait pas la structure nucléaire[15]. Il est fréquent qu’un enfant soit confié à une sœur de la mère pour de multiples raisons : soulager financièrement une famille nombreuse, dépanner une sœur qui n’a pas enfanté et dont la dignité sociale se trouve ainsi compromise. La langue locale désigne les tantes du côté maternel mama titi ou mama bole, selon qu’elles sont petite ou grande sœur de la mère. Des formules analogues nomment les oncles paternels : baba titi ou baba bole. Et les enfants les appellent tous spontanément maman ou papa.

C’est pourquoi la nomenclature administrative de mineurs non accompagnés ou d’enfants isolés ne présente pas une grande pertinence à Mayotte. Juger les conduites des gens à l’aune des pratiques hexagonales ne rend pas justice aux sociétés traditionnelles dont les usages survivent par nécessité dans les quartiers les plus pauvres, en particulier dans ses mécanismes de solidarité. Aussi n’est-il pas satisfaisant de soupçonner les mères d’abandonner leurs enfants lors des interpellations et reconduites à la frontière. Elles savent qu’ils seront pris en charge et soignés par un membre de la famille, par les voisines, par le quartier collectivement. Surtout qu’elles sont déterminées à revenir.

Mais il serait erroné de croire que l’éducation que les jeunes reçoivent de la tradition soit responsable de la violence observée. Tous les enfants fréquentent l’école coranique où ils acquièrent les manières de vivre dans leur société et notamment le respect quasi sacré de l’adulte, déférence dont la population métropolitaine bénéficie, les personnels de l’Éducation nationale en savent quelque chose à travers la docilité de leurs élèves.

Ainsi le grand intérêt du film tient en peu de choses : la possibilité même de sa fabrication dans les décors naturels, à savoir le « bidonville de Kaweni » et avec des acteurs « qui jouent leur propres rôles » atteste l’imposture du roman qu’il adapte fidèlement. Mais ce paradoxe apparent se déroberait sans le documentaire de Pascale R. Poirier « Mayotte en Off », sorte de making-off du film. Ce documentaire rétablit les vérités essentielles du monde social que le roman escamote.

On y voit une maman encourager son garçon Fazal, qui tient le rôle du chef de bande surnommé « roi de Gaza » : “Il m’a dit un jour Mama j’ai trouvé des wazungu[16] ils m’ont proposé d’aller jouer à un cinéma. Et moi je dis il faut que tu ailles. Il m’a dit que non moi je veux pas y aller. Moi je dis Fazal il faut que tu ailles parce que tu es à la maison et tu fais rien, tu dors tu manges il faut que tu ailles, ça va t’apporter des bonnes choses”. (Mayotte en off, minutes 9:44 - 10:11).

On y voit encore, lors de la prise de scènes nocturnes, deux jeunes gens s’exprimer avec humour au sujet de la réputation de leur quartier :

“- Bienvenue dans notre quartier.

- Subitement je vois qu’il n’y a aucun blessé alors que normalement vous devriez être blessés. En fait la caricature de Kaweni, c’est un endroit cruel et tout ça alors que ce que je vois c’est une bonne ambiance”. (Minutes 46:55 – 47:12).

On y voit également Gille-Alane Ngalamou Hippocrate, le comédien professionnel qui joue le rôle de Moïse, dit Mo, se débarrasser des préjugés qu’il avait reçus en métropole :

“Mayotte, je connaissais mais d’une façon un peu bizarre, c’était par rapport aux Miss, Miss Mayotte, Miss Réunion, je connaissais par rapport à ça mais alors je ne savais pas le placer sur une carte. Mais quand j’ai tapé sur Internet, il y avait un reportage Combini sur Kaweni mode Kaweni le théâtre de tous les meurtres, tu vois le genre délinquance, pauvreté. En fait les gens de Kaweni, ils sont super sympas et tout. On découvre une nouvelle culture, on mange pas du tout comme en France” (Minutes 35:40 – 36:12).

Le documentaire de Pascale Poirier revitalise le monde mortifère du roman de Natacha Appanah. Quoi qu’en disent les quelques personnes animées par des intérêts politiques, tous savent que l’île de l’Océan indien est maltraitée et largement abandonnée. Que ses enfants sont délaissés non par leurs parents mais par les autorités. Que les mères affrontent toutes les difficultés pour inscrire leurs petits à l’école. A force de répéter sottement les mêmes évidences impensées au sujet des femmes, des mères et de leurs enfants, d’expliquer les migrations par une obsession fantasmée d’acquérir la nationalité française, les métropolitains qui en réalité administrent l’ile de Mayotte, prennent une grande responsabilité dans les choix politiques concernant ce territoire, en particulier la réduction du droit du sol. Le gouvernement français, poussés par les femmes et hommes politiques de Mayotte, a d’ores et déjà décidé de rejeter de la nationalité les natifs de Mayotte nés de parents venus des autres iles de sorte de décourager les migrations. Ce faisant il prive d’avenir sans la moindre hésitation plus de la moitié de la jeunesse de l’île aux enfants. Et y augmente artificiellement la part des personnes de nationalité étrangère.  

______________________NOTES

[1] Ce néologisme de décasage connut alors sa renommée et fut repris par les autorités de l’État pour désigner les opérations actuelles de destruction de l’habitat pauvre en vertu de la loi ELAN, probablement pour attester une prise de relais et tenir la bride aux pulsions xénophobes de la population. Lire à ce sujet : Hachimi-Alaoui, Myriam, Élise Lemercier, et Élise Palomares. « Les « décasages », une vindicte populaire tolérée », Plein droit, vol. 120, no. 1, 2019, pp. 20-23. En ligne ici.

[2] Appanah, Natacha : Tropique de la violence, Paris, Gallimard, 2016. Selon la fiche du livre sur le site de l’éditeur, le roman fut couronné par 14 prix littéraires.

[3] Henry, Gael : Tropique de la violence, Éditions Sarbacane, 2019.

[4] Tropique de la violence adaptée par Alexandre Zeff. Une captation vidéo fut diffusée sur France 4 au début de l’année 2022.

[5] Cf. Blanchy, Sophie. « Mayotte : « française à tout prix » », Ethnologie française, vol. 32, no. 4, 2002, pp. 677-687.

[6] Le droit dérogatoire ne concerne pas seulement les étrangers. Mais également les Français natifs de l’île, contrairement aux Français venus de métropole qui sont alignés sur le droit commun. Voir ici.

[7] 53,8% exactement. Voir la note de l’INSEE : “Pyramides des âges 2020- Régions et départements”. Outil interactif. Ici.

[8] Appanah, Natacha : Tropique de la violence, Gallimard, 2016, Folio 6481, p 144. Pour toutes les citations à venir du livre, le numéro de la page sera mentionné entre parenthèse dans le texte.

[9] Nina Sahraoui a fait un sort à cette sottise, mais quand les élites accepteront d’écouter les chercheurs que l’État finance, elles seront sans doute mieux éclairées. « Mayotte : comment la France a fragmenté le droit de la nationalité » The Conversation, 3 juin 2020, En ligne ici.

[10] Ibidem Texte de présentation en quatrième de couverture de l’édition Folio, N°6481.

[11] Outre le relent colonial qui entoure la présentation des enfants de Mayotte, la stigmatisation des enfants pauvres véhiculée dans le roman n’échappe pas à l’air du temps. Déjà en 1998, Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Intérieur avait traité les enfants de banlieue de « sauvageons. Cette expression fut reprise 2016 par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur qui plus tard s’excusa. En 2020 encore Gérald Darmanin, lui aussi ministre de l’Intérieur, parlait de l’ensauvagement de la société.

[12] Cf. Gros, Daniel. « Privés d’école », Plein droit, vol. 120, no. 1, 2019, pp. 28-31.

[13] L’INSEE estime à 5400 le nombre d’enfants mineurs vivant « dans un logement, mais sans leurs parents. Autant de filles que de garçons sont concernés. La moitié d’entre eux ne sont pas inscrits dans un établissement scolaire alors que 61 % ont entre 6 et 16 ans. Près de la moitié (44 %) sont de nationalité française ». INSEE Flash, n°100. 2020. Téléchargeable ici.

[14] Cf. Cassagnaud, Josy : Le banga de Mayotte comme rite de passage. Éditions Connaissances et Savoirs, 2006.

[15] Cassagnaud, Josy : Rites de Mayotte ou chronique d’une mort annoncée, Éditions Connaissances et Savoirs, 2010, p.123. A lire notamment les chapitre 3 et 4, relatifs à l’éducation et à la séparation des enfants. Un des ouvrages les plus essentiels pour qui veut comprendre les habitants de Mayotte, toutes catégories confondues.

[16] Wazungu, pluriel de muzungu, le blanc, le métropolitain. Terme passé dans la langue courante française de Mayotte sous la forme : un mzungu, des mzungus.

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