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Parole est donnée à nouveau à une jeune femme. Parole toujours pudique comme gênée de devoir chuchoter sa plainte et sa peur de la faim qui la guette. Elle travaille comme marchande dans le marché couvert alimentaire de Mamoudzou. Elle paie sa place 60 € par mois. Elle vit à Mayotte depuis 21 ans, elle est titulaire d’une carte de séjour, vit dans une maison en tôles à Majicavo-Koropa et n’a pas un sou d’avance.
Le confinement est une catastrophe.
Les secours et soutien, en aide alimentaire et accès à l’eau, ne sont pas parvenus jusqu’à elle et son quartier.
Elle raconte une journée de travail. Le récit doit être lu comme un chant, un chant tendu entre une plainte et une fierté, une crainte et une promesse.
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« Le confinement c’est très difficile pour nous qui avons l’habitude d’aller travailler, d’aller chercher à manger tous les jours. Quand on doit rester à la maison, où il n’y a rien à manger, c’est la souffrance. C’est très difficile. J’ai peur d’avoir faim, il n’y aura plus de nourriture, il n’y a aucune aide. Quand tu travailles pas, tu n’as rien. Ça fait trois semaines. Moi en plus je ne gagne pas beaucoup, alors quand je ne travaille pas, je n’ai rien. Je n’ai pas d’économie, pas d’avance.
« J’ai entendu parler de distribution de nourriture à la télé, mais je n’ai jamais vu quelqu’un venir, quelqu’un qui vient chez nous, je n’ai jamais vu. Même mes voisines, je n’ai jamais vu quelqu’un venir chez elles.
« Quand je travaille, je vais acheter quelques marchandises pour les vendre. Je me lève depuis cinq heures du matin. Je pars à six heures en taxi. Je vais acheter quelques marchandises aux jardins. A Kaweni, il y a des jardins, à Dzoumogné, il y a des jardins, à Longoni, il y a des jardins, J’achète soit des brèdes, soit des bananes pour les revendre. Je gagne un peu ma vie. J’arrive à m’en sortir. A huit heures, j’arrive au marché pour vendre les marchandises. J’ai loué une place dans le marché de Mamoudzou. C’est 60 € par mois la petite place d’un mètre, une mètre cinquante de table. La place n’est pas à mon nom, c’est un monsieur qui ne veut pas vendre qui me l’a donnée, mais c’est moi qui paie tous les mois à la Chambre du commerce. J’aime bien vendre au marché parce que je trouve les moyens de vivre de mon travail. Je gagne l’argent pour me nourrir. C’est le travail que j’ai trouvé.
« Mais je sors vendre dehors parce qu’au marché couvert, y a pas beaucoup de monde qui vient. Je sors vendre dehors parce que dedans il y a pas beaucoup de moyen de vivre et de nourrir les enfants. Je gagne un peu d’argent pour me nourrir. Je reste dans le marché couvert et si ça vend pas, je sors. Toutes les marchandises se vendent ailleurs. Les gens qui passent, ils achètent ailleurs, ils n’ont pas besoin de rentrer au marché. Donc je sors et je me place dans les lieux où les gens passent. Là -bas, on arrive à vendre mieux. C’est plus rapide qu’au marché. Toutes les bouéni qui vendent dans le marché sortent vendre dehors si elles peuvent. Car il y en a qui n’osent pas. Elles ont peur. Elles supportent pas la police municipale, elles ont peur. Elles sortent pas.
« Moi j’ai une place pour vendre dans le marché, mais quand je trouve que je n’ai pas vendu, je sors pour vendre. Mais la police municipale, elle nous empêche de travailler, on n’a pas le droit de vendre autour du marché. Mais on n’a pas le choix, on le fait quand même. Il faut vendre un peu. Mais la police elle nous coure après et elle confisque la marchandise. La police, elle vient tout le temps. Elles font leur travail. Elles nous embêtent. Mais nous on n’a pas de choix. Il faut vendre pour vivre. Elle nous prend la marchandise, c’est beaucoup d’argent pour nous. Des fois, on est allé acheter la marchandise, on n’a rien vendu, et par malchance, la police elle nous prend tout.
« Le soir à la fin de la journée, quand le marché ferme, je sors pour vendre le reste de ma marchandise, je me mets au bord de la route qui va à la barge parce qu’il y a des gens qui passent. Là on vend bien. Mais on est toujours dérangés par la police municipale. J’arrête à 18 heures et je rentre à la maison.
« Les bonnes journées, quand j’ai tout vendu et que la police ne m’a rien pris, j’arrive à gagner 20 euros, c’est le plus.
« Je travaille tous les jours. Le dimanche, le marché est fermé et je vends dehors. Je vais aller chercher de la salade, des brèdes mafana, pour vendre le dimanche. Parce que j’ai des enfants qui vont à l’école. Je ne peux pas rester à la maison. Car ce n’est pas chaque jour que je vends. Des fois je vends rien. Là il y a perte. La marchandise, elle s’abîme. Ça arrive souvent.
« Je vends le dimanche parce que je n’ai pas le choix. La police elle vient pas. On vend bien le dimanche. C’est les meilleures journées. Il y a pas de la police, il y a pas de dérangement. Il y a beaucoup de gens qui passent.
« Je sais pas combien je gagne en fait dans une semaine, car l’argent ne reste pas, le soir il faut dépenser, la nourriture, l’école des enfants, le goûter.
« J’aimerais bien un autre travail pour gagner ma vie, pour changer de maison parce que ici il y a même de l’eau qui coule de chez ma voisine jusque dans le salon, les eaux sales du ménage.
Et puis ici il n’y a pas de l’eau potable. Il faut sortir dans la rue au tuyau (la borne fontaine), avec la carte. On va recharger la carte à la SOGEA, en ce moment c’est le mardi et le vendredi, ça coute 14 € 20 la recharge. Ça dure deux mois d’eau avec la recharge.
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Il est difficile de s'y retrouver entre travail au noir, emploi dissimulé, vente légale ou "à la sauvette". Tout est bien mélangé, mixé. Peu réglementaire. Loin du récit des autorités qui justifient l'interdiction de la vente sur le trottoir par la concurrence déloyale faite aux marchandes du marché couvert qui paient une taxe, ces dernières rejoignent les irrégulières sur le trottoir faute de clientèle.
Toute la presse de Mayotte s’accorde à présent sur la dureté du confinement pour les populations vivant de l’économie informelle et parle d’un risque de crise alimentaire. Ce constat unanime introduit les articles de presse et commentaires sur les distributions de nourriture organisées par les mairies, pour s’en féliciter. Outre que ces opérations n’atteignent qu’exceptionnellement les populations d’origine étrangère ou françaises vivant en lisière des villages, elles ne visent pas à combler les besoins immenses qui se profilent. Il faudrait mobiliser des moyens autrement formidables dont la France n’a probablement plus la volonté. Il est triste de soupçonner qu’il ne s’agit là que de communication. En effet, par quel prodige un gouvernement aiderait-il soudainement des populations qu’il s’évertue sans relâche depuis des décennies à maintenir dans la misère ?
Sans rappeler les colonnes statistiques à présent connues, pourquoi se plaindre encore et encore de l’absence des minima sociaux dans ce département délaissé ? Allocations familiales au rabais et Allocations-Logement et chômage inaccessibles aux étrangers en situation régulière les livrant ainsi à l’emploi dissimulé, aux marchands de sommeil et l’habitat insalubre dont ils sont accusés ; absence de la couverture maladie complémentaire universelle (CMUc) et de l’Aide médicale de l’État (AME) dont s’est récemment désolé le Défenseur des Droits dans son dernier rapport « Établir Mayotte dans ses droits ».
Il suffit.
Nous sommes dans la quatrième semaine de confinement et tout se passe comme si seules les autorités ne croyaient pas à la catastrophe en cours.
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