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Les principes de la République ne semblent plus à Mayotte qu’une vieille ritournelle rituellement ânonnée par des citoyens et des élus recroquevillés sur leurs lamentations malveillantes.
Ces Français d’Outre-mer savent-ils que l’idée républicaine est inséparable de son principe, exprimé dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adoptée en aout 1789 selon lequel les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ?
Ce texte fondateur de la République française ne distingue pas entre les humains, il est universel, embrasse toutes les femmes et tous les hommes, « sans distinction d'origine, de race ou de religion » ainsi que le rappelle l’article premier de la Constitution de la cinquième République.
Ce principe de l’organisation sociale oblige à assurer à chacun·e les conditions d’exercice de ses droits à la liberté et à l’égalité[1].
Hélas, et les périodes sombres que nous traversons le prouvent, ces droits sont contestés aux populations paupérisées, aux personnes venues d’autres contrées, et aux adeptes de religions stigmatisées, aux étrangers et aux migrants d’hier et d’aujourd’hui.
La République est un système politique dont le principe fondamental vise à la prémunir contre la pulsion du rejet de l’autre garantissant à chacun vivant sur le territoire les conditions d’une autonomie active. Aussi ne peut-elle s’accommoder du nationalisme. Mais comment comprendre alors que le système politique républicain produise et promeuve de telles idéologies de stigmatisation et d’abaissement en raison d’origine supposée, de religion, de couleur de peau, et autres sornettes ?
Ces questions difficiles en appellent à l’histoire et surtout aux accommodements de la République française avec les « épopées » coloniales. On savait jadis dissimuler « la recherche de débouchés pour l’industrie française » sous « le devoir de civiliser les races inférieures »[2]. » Ces forces idéologiques couvrent du voile du progrès les formes de domination encore actives et structurent encore les rapports sociaux et les rapports d’exploitation.
Le cas de Mayotte, seule possession qui consent à la colonisation que la France lui offre sous l’emballage de département, illustre la manière dont s’est structurée la domination du Nord sur le Sud. A presque totalement disparu l’état de droit qui garantit l’accès à l’autonomie active actuellement menacée pour les plus fragiles qui composent la quasi-totalité des habitants dont 80% vit sous le seuil de pauvreté. L’état de droit disparait quand l’État décline son devoir de protection à l’égard des plus faibles et qu’il accompagne les parangons d’un nationalisme rétréci dans des expressions racistes et xénophobes, en inventant les biais légaux qui l’autorisent à brutaliser. Seule alors la fierté de la nationalité console du mépris de classe et du mépris de race.
À Mayotte, la question de la frontière, donc de la séparation et du rejet, structure tous les actes et tous les discours. Il s’y opère des tris. Le touriste la franchit sans heurt, et tous les nomades modernes, dans leurs déplacements d’agrément ou d’affaires autorisés par la fortune et la puissance internationale du pays d’origine, vont et viennent dans un monde ouvert.
Loin de ces privilégiés circulent en catimini des voyageurs non bienvenus, suspects, clandestins, sans adresse, comme les vagabonds, les nomades sans terre, et les migrants qui peineront à trouver un lieu où se poser et se reposer avant plusieurs générations dans un monde rendu inhabitable. Ces migrants esquivent les contrôles de police. A force d’obstination, ils parviendront à tisser autour d’eux un fragile réseau de solidarité qui les dissimule, les emploie, les loge, dans des liens d’échanges modestes à taille humaine, ou au contraire se retrouveront piégés dans des rapports d’exploitation, de traite ou d’esclavage moderne.
À Mayotte, île de l’océan indien appartenant à l’archipel des Comores, se croisent quelques centaines d’arrivées hebdomadaires qui se jouent des frontières et autant de départs forcés après interpellation sur la voie publique et enfermement au centre de rétention administrative[3].
La frontière entre Mayotte et les Comores a été érigée il n’y a pas trente ans[4]. Depuis elle est parvenue à perturber les relations inter-iles et à structurer l’ensemble de la société mahoraise et les discours politiques locaux et nationaux, en vue d’opérer un tri permanent entre les habitants. Dans la mesure où la frontière maritime ne peut être que flottante, malgré les dispositifs militaires et policiers mis en branle pour la matérialiser, l’État n’a pas trouvé d’autres moyens de fermeture que de transformer le territoire d’Outre-mer en une ile-frontière où les nationalités sont vérifiées et les visas contrôlés en permanence.
L’établissement d’une frontière à l’intérieur d’un espace géographique naturellement ouvert permet de légitimer moralement les tris entre les habitants, les ségrégations et les politiques de brutalités conduites à l’égard des réprouvés. La frontière distribue des droits. La déliquescence des principes moraux révèle d’emblée que lorsque les législateurs rédigent des lois qui dérogent aux principes universels de la République, les habitants eux-mêmes se lâchent dans des actes de malveillances souvent criminels. Se dégradent alors les relations interpersonnelles et sociales. Tout se détraque, la haine et les brutalités n’ont plus de limites.
Mayotte fournit de nombreux témoignages des connivences entre les factieux et l’État. Dans la mesure où il opère un tri constant entre les nationaux et les autres qui ne sont rien, il désigne de facto ces derniers à la vindicte populaire. Finalement les collectifs factieux se piègent eux-mêmes dans un combat contre l’État et s'imaginent gagnant en formulant des revendications contre plus déshérités qu’eux.
Ils réclament du Wuambushu, toujours plus de Wuambushu, du Wuambushu permanent.
Ces opérations à présent appelées « Mayotte place nette » ne représentent que l’acmé d’une brutalisation permanente du peuple dont la démolition des bidonvilles sous prétexte d’insalubrité entre en contravention avec l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme[5] qui déclare le droit fondamental à se loger[6].
Depuis 2019, date de mise en application de la loi, pas moins de 11 600 personnes ont été mises à la rue[7] sans solution. La baisse de logements disponibles et l'augmentation du nombre des familles à loger pressent les loyers à la hausse et enchérit la vie quotidienne de tous. Pourtant, les opérations continuent. Car le jeu entre les autorités politiques et les factieux ne datent pas d’hier : la loi Elan perpétue une « tradition » locale de décasage déjà ancienne qui a toujours été tolérée par l’État[8].
La poursuite de la lutte contre les plus vulnérables parmi les citoyens conduit à s’opposer aux associations solidaires et humanitaires dont les missions sont systématiquement dénigrées. Lorsque celles-ci interrogent par exemple le tribunal administratif sur la légalité des arrêtés de démolitions, le juge des référés est conduit à les suspendre systématiquement. Les associations coupables sont alors empêchées de fonctionner par des collectifs haineux en signe de rétorsion. Ainsi l’association la Cimade fut assiégée pendant cinq mois, du 13 décembre 2020, jour où le tribunal administratif a rendu une ordonnance contre un arrêté de démolition, jusqu’au 10 mai 2021. Le préfet interrogé sur son indifférence répliqua à la journaliste qui l'interrogeait que : « il n’y a pas de sujet d’ordre public, aujourd’hui les voies ne sont pas barrées, il n’y a pas de violences, il y a une affaire devant la justice. […] Maintenant le collectif conteste l’action de la Cimade, la Cimade conteste l’action de l’État. Tout ça se passe devant les tribunaux administratifs, et la préfecture est parfaitement sereine[9]».
Ici encore le préfet prend ses aises avec l’état de droit en mettant sur le même plan une association qui conteste « l’action de l’État » devant les tribunaux, et un collectif qui « conteste l’action de la Cimade » en se faisant justice lui-même et commettant des voies de fait. Ce faisant, il fragilise à son profit le pouvoir judiciaire, en l’espèce le tribunal administratif chargé de contrôler la légalité des actions de l’État.
Le gouvernement a légiféré en 2018 pour détruire légalement par milliers les maisons des familles paupérisées. Se pose alors la légalité des lois et l'instrumentalisation du pouvoir judiciaire. Mais cela ne suffit pas. Il viole aussi la loi pour parvenir à ses fins.
En ce début de l’année 2024, l’épisode du campement de Cavani stade est révélateur de la maltraitance infligée aux personnes les plus vulnérables. Dans un premier temps l’État contrevient à ses obligations internationales en refusant d’apporter aide et protection aux réfugiés et demandeurs d’asile qui n’ont alors d’autre choix que de monter des camps de fortune pour leur sécurité. Dans un second temps, il brave la justice et viole ses décisions. En effet, ce campement de quelques cinq cents Africains venus de la Région des Grands Lacs était sous la protection de l’ordonnance du 26 décembre 2023 par laquelle le juge des référés rejeta la demande de démantèlement du camp déposée par Conseil départemental. Le juge estima que le caractère d’urgence n’était pas démontré et qu’aucune disposition concernant le relogement des résidents n’avait été présentée.
Alors tout ce que Mayotte compte de collectifs anti-migrants, anti-étrangers s’insurgea. La députée s’offusqua sur X/Twitter : « Occupation illégale du stade de Cavani par des migrants : la décision du tribunal est une provocation. Le droit est utilisé contre Mayotte, la population va finir par se faire justice elle-même… »[10] oubliant le principe républicain selon lequel on ne commente pas les décisions de justice.
Les collectifs de citoyens expriment leur mécontentement en vandalisant la rampe de robinets d’eau qui alimente le quartier de Cavani Stade dans le but de priver d’eau les résidents du campement de réfugiés. Mayotte traverse alors une sévère crise de l’eau qui n’est distribuée qu’un jour sur trois. La mairie refusera de la remettre en état et les agents de la société distributrice et de l’Agence régionale de la santé seront empêchés de procéder à la remise en eau à chaque tentative. Six mois plus tard la situation sanitaire n’a pas évolué. Et le choléra menace.
Finalement, il démantèle le campement le 22 mars 2024 et jette les résidents à la rue.
Les services de l’État et de la préfecture se félicitent de cet épilogue sur leur fil X/Twitter respectif : le préfet communique : « Engagement tenu. Cavani c’est fini. Le démantèlement du camp illégal de Cavani est achevé. L'ensemble des tentes a été retiré aujourd'hui. Cette opération s’est déroulée dans le calme sans recours à l’usage de la force[11]. » La ministre déléguée chargée des Outre-mer y va du même couplet satisfait : « Engagement tenu ! Le démantèlement du camp de Cavani était une priorité pour ramener durablement le calme et la paix sociale à Mayotte. Les dernières tentes ont été détruites ce matin et les opérations de nettoyage sont en cours. »
De nombreuses personnes ont été empêchées d’emporter leurs biens. Une maman raconte : « C’était les gendarmes qui nous ont interdit de rentrer, et les gendarmes, ils ont crié sur l’enfant, jusqu’à ce qu’elle commence à pleurer, à trembler, c’était très grave, l’enfant tremblait et les gendarmes, ils ont crié sur l’enfant, elle voulait rentrer pour prendre ses affaires d'école, et ils ont crié sur elle, et lui ont dit de dégager et lui ont couru après. C’était très grave. C’était des policiers blancs. Et depuis jeudi on reste dehors, il pleut. On est toujours debout. Les Mahorais sont toujours là, ils nous menacent tout le temps, ils nous disent : “Retournez chez vous, qu’est-ce que vous faites ici”, et la police ne fait rien, elle regarde seulement. On nous injurie, elle ne fait rien. C’est terrible, on reste sur la route avec les enfants ».
Les principes républicains sont niés et l’état de droit piétiné toujours de la même façon. L’exécutif viole la loi et les ordonnances du juge et désigne des boucs émissaires à la vindicte populaire. Les factieux prennent le relais et organisent battues et razzias. Dans la nuit du 21 au 22 avril 2024, des milices populaires cagoulées ont surgi dans la nuit et mis à sac le campement voisin de Massimoni. Elles frappent les résidents à la machette, incendie les abris et les biens. La police regarde, n’interpelle aucun assaillant. Des dizaines de blessés sont transportés à l’hôpital, quelques-uns accompagnés par des citoyens indignés déposent des plaintes qui ne sont pas instruites.
« On a été attaqués par des monstres cagoulés la nuit du 21 avril. On a fui pour trouver refuge sur le trottoir qui longe le stade, avec ceux qui ont été chassés la semaine passée. »
« <On a été attaqué, on a peur, on a peur beaucoup, il faut prier. On a peur, la nuit, la journée. Ils sont venus pour nous tuer. Les policiers ils passent, les gendarmes ils passent, mais on a peur. J’ai la peur, je crois qu’on va me tuer avec mon enfant. Elle, ça ne va pas, je vais voir le psychologue parce que ça ne va pas. Je n’ai rien pour manger[...] Mon enfant va abandonner l’école parce qu’elle ne dort pas, parce qu’elle ne mange pas. Ça ne va pas, ça ne va pas, je vais mourir avec mon enfant, j’ai fui mon pays, mon mari a été tué, je suis partie et on va me tuer ici. »
Que racontent ces événements récurrents ? Elles dressent un tableau déplorable de l’état de déliquescence de la République quand la partie la plus faible de la population n’est plus protégée par l’État.
L’état de droit est en loques. La recette pour obtenir ce résultat se résume à trois ingrédients : déni du droit et fragilisation du pouvoir judiciaire, désignation d’un bouc émissaire à une population elle-même maltraitée, voies de fait contre les indésirables[12].
Le colonialisme est-il le visage fasciste des démocraties ?
____________________________Notes
[1] Lire Jean-Fabien Spitz, « L’arc républicain, une mise au point. » AOC-Média, 2 juillet 2024, lien ici.
[2] Jules Ferry, discours à la Chambre des députés, 28 juillet 1885.
[3] Il est impossible d’évaluer correctement les arrivées qui ne sont par définition pas déclarées. On connait le bilan des expulsions par la préfecture mais dans le sens des arrivées, seules sont comptabilisées les interpellations en mer. Mais l’expulsion quotidienne de 80 personnes en moyenne n’entrainant aucune baisse démographique, il n’est pas interdit de penser que les arrivées clandestines compensent les reconduites à la frontière dans des aller-retours sans fin.
[4] Mayotte, qui a refusé l’indépendance en 1975, fut séparée administrativement de ses voisines qui ont choisi l’indépendance. Mais la frontière fut érigée seulement vingt ans plus tard quand l’État français a décidé de soumettre à visa l’entrée des habitants des iles voisines. Il s’agit de l’épisode du visa Balladur décrété en 1995.
[5] « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ». Il convient de noter que ces droits ne sont pas réservés aux nationaux puisque l’article 13 rappelle que « 1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. 2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. »
[6] Article 25, premier alinéa : Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
[7] Voir la note 1 de mon billet : « Mayotte Place nette. Vers un monde inhabitable », Le club de Médiapart, le 6 mai 2024, lien ici.
[8] Hachimi-Alaoui, Myriam, Élise Lemercier, et Élise Palomares. « Les « décasages », une vindicte populaire tolérée », Plein droit, vol. 120, no. 1, 2019, pp. 20-23.
[9] Interview du préfet de Mayotte sur Mayotte la première, le 20 janvier 2021, lien ici, 14’,
[10] Fil X/Twitter de Estelle Youssouffa, lien ici.
[11] Fil X/Twitter du préfet de Mayotte, lien ici.
[12] « Camp de migrants : Cavani de nouveau en ébullition », Mayotte la première, le 8 juillet 2024. Lien ici.