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Second mois.
Au terme du second mois d’une opération militaire et de police qui devait en marquer la fin, le ministre de l’Intérieur s’est rendu à Mayotte récolter les compliments de ses soutiens. Il est ravissant d’admirer comment les uns et les autres se tiennent par la barbichette sans pouffer de rire : inaugurée le 24 avril sous les feux de la rampe médiatique, toute la machinerie mise en branle apparut dans son plus simple appareil dès le premier jour. Le terme vide de Wuambushu s’est rempli de fantasmes et sous la pression du réel a opéré un ultime glissement sémantique vers un contenu définitivement vague : « il faut plus de wuambushu »[1], voilà la conclusion des adeptes de la manière forte comme s’il s’agissait à présent de convoquer une volonté, d’invoquer une puissance.
Cependant il se trouve que la magie n’a jamais opéré : le premier jour tout fut soudain joué. Aucun des objectifs visés ne pourra être atteint : bloquée par la diplomatie la lutte contre l’immigration clandestine ; neutralisée par la justice la lutte contre l’habitat insalubre, et négligeable celle contre la délinquance.
Comment l’État voisin des Comores pouvait-il sans réagir laisser déstabiliser son économie par le déplacement massif d’une population sur son sol ? Comment pouvait-il laisser un État certes puissant mépriser à ce point sa souveraineté ? La France croyait-elle réellement à son projet ?
Comment les habitants des bidonvilles, qui ne sont pas tous des étrangers sans droit, dont l’État s’obstine à détruire les maisons peuvent-ils se laisser dépouiller sans se tourner vers la seule voie judiciaire que la loi lui ménage ? Ils savent pertinemment, et rien n’est venu démentir leur expérience à ce jour, que toutes les promesses de relogements n’engagent personne et les placent dans un dénuement aggravé[2].
La démesure conduit à des impasses et favorise les réactions à la brutalité de l’État. C’est pourquoi les intentions du gouvernement et du ministre à l’œuvre visaient moins les résultats accablants que la réaffirmation obstinée de la lutte contre les îles voisines et ses ressortissants. Sur ce plan, l’État peut effectivement pavoiser.
D’emblée, les adversaires ont été désignés à la face du monde :
- D’abord les populations étrangères, venues des îles voisines de l’archipel. Leur est imputée la responsabilité des maux de Mayotte : pauvreté, insécurité, insalubrité. Les bidonvilles qu’elles construisent et habitent formeraient des zones de non-droit dans lesquels se réfugient délinquants et chefs de gangs[3].
- Ensuite les juges qui osent rappeler le droit et ont le pouvoir de donner un coup d’arrêt à des décisions administratives précipitées et irréfléchies en mettant un peu de raison juridique dans le débat. Aussi la porte-parole des collectifs activistes que le ministre de l’Intérieur tente de séduire, avec succès, fait-elle dès le lendemain du début de l’opération le constat des rapports de force : « nous sommes trahis par les autorités comoriennes et par la justice française » avant de s’en prendre à la mission d’avocats envoyée à Mayotte pour la circonstance et aux « associations de défense des droits de l’homme qui luttent pour la pérennisation de cette situation, ces gens n’ont aucun respect pour les Mahorais. Le droit humain n’existe pas pour nous les Mahorais ».[4]
- Enfin le Quai d’Orsay, accusé de ménager le chef d’État des Comores ; ainsi un homme politique local s’autorise-t-il à affirmer que « la diplomatie de notre pays est complaisante avec les Comores. Au quai d’Orsay, certains n’ont jamais voulu que Mayotte soit française, ils tergiversent »[5]. Comme si chaque membre du gouvernement, autonome, ne se bornait pas à exécuter la politique décidée au plus haut, notamment en ce qui concerne les relations internationales, domaine réservé du président de la République.
* * *
Limité à une période de deux mois, le Wuambushu a capoté sans délai. Son énormité le déséquilibra. Ridiculisée par son imprudence et la confrontation au réel, une telle opération avait-elle au moins une chance et les autorités qui l’avaient conçue pouvaient-elles en ignorer l’embarras ? Qu’importe ! En déroute, il peut dès lors être prolongé jusqu’à la fin des temps.
Car il faut à présent sauver la face. Et tous les partenaires dans cette affaire mal engagée s’associent pour cacher la poussière sous le tapis. La députée de Mayotte félicite le ministre pour ses résultats. Elle déclare selon Mayotte Première : « que la violence a baissé à Mayotte et que les habitants ont pu reprendre l'espace public qui avait été abandonné aux bandes ». Mais elle s’étonne dans le même mouvement de la timidité de l’État dans l’entreprise de démolition des cases en tôle. Elle en compte 50 000, que vaut par comparaison le projet d’en raser 1000 d’ici la fin de l’année, qu’elle estime « frustrant » [6] ?
Contrairement à sa pratique antérieure, le préfet ne publie plus de communiqués de presse officiels au sujet des opérations sur le site de la préfecture. Il faut le suivre sur Twitter ou Facebook, ou se reporter aux relations de la presse locale qui sait rapporter docilement la parole préfectorale.
Le 22 mai, après de nombreuses péripéties judiciaires, a lieu la première démolition du programme Wuambushu, sur le fameux quartier dénommé Talus 2 à présent de renommée internationale. Sont alors détruites selon les autorités 162 cases dans lesquelles logeaient 86 familles[7]. L’enquête sociale, dans son rapport annexé à l’arrêté du 2 décembre, décomptait 77 ménages, dont deux n’avaient pas été enquêtés, regroupant une population totale de 398 personnes. Elle ne comptait pas le nombre de cases destinées à être rasées. Les rapports de l’ARS et de la gendarmerie restaient tout aussi silencieux sur la question[8].
Le préfet communique sur Twitter : « 162 taudis démolis, plus de 200 personnes relogées ».
Le 19 juin suivant, la préfecture procède à la démolition du second quartier inscrite sur l'ardoise du Wuambushu. Il s’agit d’un petit quartier nommé Barakani à Koungou destiné à la construction d’une station d’épuration[9]. La communication du préfet, reprise par le Journal de Mayotte, fait état de la démolition de 80 habitations sur le périmètre où vivaient une vingtaine de familles. Pourtant le rapport de l’enquête sociale annexé à l’arrêté compte seulement 12 familles, sans détail sur leur composition (annexe 5 à l’arrêté).
Aucun des rapports ne se donne la peine de noter le nombre de logements ni de recenser l’ensemble de la population touchée. Le 5 avril 2023, soit deux jours avant la publication de l’arrêté de démolition sous couvert de la loi Elan dans le recueil des actes administratifs de la préfecture de Mayotte[10], les agents de la police municipale constataient la disparition de sept familles sur les douze recensées et le démontage de leur habitation dans une note annexée à l'arrêté préfectoral.
Sur son compte Twitter le préfet fait état de 80 habitations détruites et de 20 familles identifiées auxquelles un logement a été proposé.
Enfin, le dimanche 24 juin, le préfet eut la délicatesse d’offrir le spectacle d’une démolition aux trois ministres en visite à Mayotte, ceux de l’Intérieur, de la ville et des Outre-mer. Le flou le plus total entoure ces démolitions exécutées sous le signe du Wuambushu : Mayotte hebdo parle d’une trentaine de cases en tôles abritant 21 familles[11] tandis que les deux arrêtés de démolitions[12] n’identifient que 13 ménages en tout. De deux choses l’une, soit le gouvernement gonfle le bilan des démolitions dans une course à l’échalote ridicule visant à valider un objectif pourtant déjà manqué, soit l’illégalité des démolitions n’est plus à démontrer si fut emporté dans l’opération le logement de familles non ciblées.
* * *
Ainsi sur place le ministre de l’Intérieur flanqué de deux ministres auxiliaires peut dresser le bilan de deux mois d’opération : sur son fil Twitter, il s’honore que : « grâce au travail du préfet, nous avons déjà pu procéder à 270 destructions de bangas, ces bidonvilles de tôle. Notre objectif est de parvenir à la destruction d’un millier de logements insalubres d’ici à la fin de l’année. »
Le ministre sait-il de quoi il parle ou répète-t-il des éléments de langage sans comprendre ce qu’ils recouvrent ? Pense-t-il seulement ce qu’il dit quand il dresse un bilan de « 270 bangas, ces bidonvilles… » ? Le glissement sémantique qu’il opère provient d’une polysémie nouvelle qu’il ignore du terme banga. De la maison d’une seule pièce dans la langue locale, en passant par l’habitation en tôle, le mot a fini par désigner par extension, le bidonville, dans son emploi au pluriel, les bangas signifiant le ou les bidonvilles. Ainsi le préfet peut envisager dans un arrêté détruire 30 habitats insalubres, ou bangas, lesquels forment en général un seul bidonville.
Certes la faute est minime ; l’essentiel aux yeux du gouvernement est de montrer que les promesses sont tenues malgré les contretemps. La possibilité de grossir le trait est pour lui bienvenu. L’insistance sur le nombre de logements démolis durant la période malgré les obstacles et la focalisation des communiqués sur ce seul point, montrent seulement que la politique de résorption de l’habitat insalubre ne s’inscrit pas dans une politique de la ville au bénéfice des populations mais plutôt de rouler les mécaniques dans une posture menaçante assumée. C’est pourquoi les administrations en charge des opérations ne songent qu’à améliorer chaque jour un score dont l’unité de mesure est le nombre d’habitations illégales rasées. Aucune information ne viendra rassurer les rares consciences qui se soucient de la situation des habitants délogés sauf une lapidaire remarque : « des propositions de logement ont été faites aux habitants ». Sans autre précision.
L’opération Wuambushu se métamorphose en un récit fabuleux en l'honneur d’un pouvoir qui trouve à Mayotte un beau terrain de jeu pour mener à bien une politique contre les indésirables et les surnuméraires et qui n’a qu’un effet réel : aggraver la misère déjà endémique à Mayotte et mettre les habitants ciblés à disposition de l’exploitation sans limite des citoyens mieux positionnés dans l’échelle sociale.
Cette politique brutale requière peu de sagacité. Il suffit de s’abandonner aux désidérata des activistes qui savent désigner clairement leurs adversaires : la population comorienne. Le ministre de l’Intérieur lui-même confirme son attachement pour désamorcer les mauvais augures : « Ce qui compte le plus aujourd’hui, c’est le choc psychologique. C’est de dire aux Mahorais que nous les aimons, que nous mettons énormément de moyens, qu’on ne va pas reculer[13]. » Peu importe donc les résultats qu’il énonce cependant dans une note sur Twitter : « À Mayotte, 57 chefs de bandes avaient été identifiés. 47 d’entre eux ont déjà été interpellés. Merci aux policiers et gendarmes pour leur action. » Qui peut vérifier ? La presse locale qui n'en a jamais parlé jusque là ?
La porte-parole des collectifs lui rend la politesse dans une émission matinale de la radiotélévision locale : « Darmanin est courageux, nous avons besoin de lui », dit-elle et voit des résultats certains qu'elle accrédite en employant la fameuse tournure précieuse à ceux qui refusent de douter malgré les évidences : le recours à la locution quand même[14], « Il y a quand même une baisse des caillassages, nous n’avons plus peur de prendre la route », et redemande « encore plus de Wuambushu, car ce n’est pas assez »[15].
Avec de telles pressions, le ministre boit du petit lait.
Aussi se garde-t-il de réagir lorsque les membres des collectifs activistes commettent des exactions contre les administrations à seule fin de priver leurs victimes de l’accès aux services publics : tous les services de santé furent fermés pendant le mois de mai et depuis le lundi 17 juillet, le bureau de l’immigration de la préfecture ne reçoit plus les personnes étrangères pourtant convoquées. Il est devenu impossible de faire renouveler son titre de séjour et de retirer un document administratif protégeant des contrôles permanents et dangereux sur la voie publique.
Derrière les douceurs et caresses que s’échangent le pouvoir et les promoteurs de haine, les tragédies humaines s’accumulent. Quand le préfet ordonne les démolitions, tandis qu’il organise le spectacle pour les ministres en goguette ; qu’eux-mêmes publient sur leur compte Twitter des photographies montrant les engins de démolition en train d’éventrer l’intimité des logements et leur bonne humeur rigolarde de puissants, les familles délogées se débrouillent pour trouver un endroit où se replier, où s’abriter. Loin des caméras.
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Le fond est-il atteint lorsque la fonctionnaire de la préfecture chargée de la résorption de l’habitat illégal et de la construction de logements sociaux dit son désappointement devant les réactions des familles menacées de ruine ? Alors qu’elle est à la manette des opérations depuis de début de la mise en œuvre de la loi Elan à Mayotte, elle confie au journaliste qui l’interroge : « Sur l’ensemble des 20 familles visitées par les travailleurs sociaux, seules les deux qui avaient déposé un recours ont accepté un relogement de la préfecture. Je ne comprends pas pourquoi ». Pourtant depuis plus de deux ans, elle se rend au tribunal pour défendre son travail et assurer le juge de son respect de la loi Elan dans ses dispositions relatives au relogement des habitants, elle persiste à ne pas comprendre la détresse qu'elle provoque chez les personnes dont elle a pour mission de détruire les maisons. Là, elle rencontre les plaignants qu’elle pourrait interroger. Pourtant à chaque fois jusqu’aux derniers recours, le juge la pousse dans ses derniers retranchements avant de prier le préfet de revoir sa copie.
* * *
Tant que le gouvernement ne communiquera pas au sujet des constructions de logements sociaux accessibles et réservés, préalables aux destructions, afin d’y loger sans délai les familles délogées, il ne pourra tromper personne, sauf à satisfaire les penchants xénophobes des entrepreneurs de la haine qui forcent à détruire pour ruiner et chasser.
Dans ces conditions, au fur et à mesure des démolitions, les associations chargées de gérer les hébergements d’urgence n'ont d'autres solutions, pour faire de la place, que de mettre à la rue les réfugiés des démolitions antérieures. Aussi le lundi 17 juillet sont sommées de vider les lieux sans solution les familles qui avaient accepté un relogement lors de la démolition du quartier de Doujani 3 qui s’est déroulée le 17 janvier. Irrémédiablement chassées à nouveau six mois plus tard.
A quoi bon pour les habitants un sursis aussi dérisoire ? Face à la pénurie de logements, il faut déshabiller l’un pour habiller l’autre.
Quant à la justice, sans cesse blâmée pour les décisions en faveur des habitants délogés qui trouvent un bref répit dans le harcèlement administratif, l’État cherche à la plier à ses pressions.
Ce sera une autre histoire.
---------------------------------------Notes
[1] Emission Zakweli, « Safina Soula : « Darmanin est courageux, nous avons besoin de lui », Mayotte la première, Ici.
[2] Voir à ce sujet : Axel Nodinot, « Mayotte : deux mois après “Wuambushu”, que deviennent les “décasés” ? » dans L’Humanité, le 21 juin 2023, ici.
[3] Certains vont même jusqu’à affirmer que « le procès de deux auteurs de violences qui s’est déroulé mercredi l’a bien montré. Ces violences sont organisées aux Comores par des gens bien placés. Ce sont des organisations criminelles présentes aux Comores. » voir Jacques Martial Henri, Emission Zakweli du 24 mai 2023, Mayotte la première. Ici.
[4] Emission Zakweli, « Safina Soula : « Nous sommes trahis par les autorités comoriennes et par la justice française », Mayotte la première, le 25 avril 2023. Ici.
[5] Daniel Martial Henri, Emission Zakweli, Mayotte la première, le 15 mai 2023, Ici.
[6] Dans Mayotte la première, le 24 juin 2023 : « Mayotte : la députée Estelle Youssouffa salue la prolongation de l'opération Wuambushu ». Ici.
[7] Anne Perzo, « Arrivée en héros de Gérald Darmanin à Mayotte, le parrain du Wuambushu ». Le journal de Mayotte, Le 24 juin 2023, ici.
[8] Recueil des actes administratifs, Préfecture de Mayotte : ici page 13 à 40.
[9] Anne Perzo, « Le quartier de Barakani à Koungou fait case nette », le Journal de Mayotte, le 20 juin 2023, Ici.
[10] Recueil des actes administratifs, Préfecture de Mayotte : Ici page 26 à 43
[11] Siak et Alexis Duclos, « Avec un premier bilan en demi-teinte, un deuxième acte déjà annoncé », Mayotte-hebdo, le 26 juin 2023 Ici.
[12] Recueil des actes administratifs, Préfecture de Mayotte : Ici page 9 à 46.
[13] Siak et Alexis Duclos, article cité note 4.
[14] Octave Manonni nous a habitué à reconnaitre les discours de la croyance dans la formule « je sais bien, mais quand même » dont on trouve un élément ici. Octave Manonni, Les clefs de l’imaginaire ou l’autre scène, Le Seuil, 1969, premier chapitre : « je sais bien, mais quand même ».
[15] Emission Zakweli, « Safina Soula : Darmanin est courageux, nous avons besoin de lui », Mayotte la première, Ici.