Fidèle au format des chroniques, ce billet se décline en deux parties : un texte de l'auteur et le témoignage d'un habitant d'un quartier détruit sur ordre du préfet..

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Tous les jours la police aux frontières contrôle la population. Tous les jours, la traque aux étrangers muselle la vie quotidienne de tous sous une terrifiante obsession. Soupçonnées d’indifférence envers ce territoire qu’elles occupent depuis près de deux siècles, les autorités françaises exhortent comme panacée universelle de chasser de Mayotte tous les natifs et enfants de natifs des autres îles.
Dans ses différents bilans annuels de lutte contre l’immigration clandestine (LIC), la préfecture annonce avoir reconduit à la frontière 24700 personnes l’année 2019, 13300 en 2020 et 23724 en 2021[1]. Le contrôle permanent des habitants de Mayotte et la rétention ne constituent à présent que l’élément le plus important et le plus ancien d’un arsenal dans une lutte aveugle contre les populations pauvres en général.
Depuis la pandémie du Covid 19, les autorités n’ont pas chômé dans l’invention de tracasseries. A peine le confinement fût-il levé que la préfecture a mis en place une cellule de lutte contre le travail illégal[2]. Le maire de Mamoudzou, à présent en renfort, envoie sa police dépouiller les mamans qui tentent vaille que vaille de trouver les quelques sous qui leur permettront de nourrir leurs enfants. Sans procès-verbal, toute la marchandise cuisinée la nuit est emportée.
Puis pour faire bonne mesure, une politique particulièrement agressive et brutale s’est abattue contre l’habitat pauvre sous prétexte d’insalubrité. Tout cela est à présent bien documenté. Et la préfecture de publier régulièrement sur son site des baromètres dédiés à chacune de ses politiques contre les pauvres censés dresser des bilans flatteurs pour le zèle de ses agents dans des combats qui se résument à traquer, déloger et couper les vivres.
Ces politiques mortifères pourtant n’ont jamais raison de la vie qui s’insinue dans les anfractuosités d’humanité. S’il était si simple de se débarrasser des étrangers, depuis des décennies qu’est expulsée chaque année entre en 5 et 10% de la population totale de Mayotte, chacun aujourd’hui vivrait à la place que l’État lui impose.
Traquer les étrangers. Que signifie la notion d’étranger sur un territoire où cette catégorie représente près de la moitié de la population et où 75% des nouveau-nés ont une maman native des autres iles de l’archipel ? L’étranger est une invention récente à Mayotte : conceptuelle peut-être depuis 1975 lors du référendum d’autodétermination, et sans doute opérationnelle depuis 1995 lorsque que le premier ministre de l’époque ferma les frontières aux résidents des autres îles[3]. L’éternité suffira-t-elle pour pareil remue-ménage si les gouvernements s’obstinent dans cette politique illusoire et stérile ?
Déloger les pauvres, en faisant mine de les reloger, tout en reconnaissant avoir mis à la rue 1500 familles au cours de l’année 2021[4]. Qu’espèrent les autorités ? 40% des logements sont des cases en tôles[5]. Les familles « étrangères » n’étant pas éligibles aux allocations logement ne peuvent accéder à un logement social d’ailleurs inexistant. Pareille politique s’appellerait « mettre la charrue avant les bœufs » si elle n'était pas réfléchie et destinée à pourrir la vie des pauvres de sorte qu’ils débarrassent le plancher au plus vite.
Couper les vivres. La moitié de la population de Mayotte est exclue la solidarité nationale, ni allocations familiales pour les enfants d’étrangers, ni RSA dont on sait par ailleurs quels destins lui réservent certains candidats déclarés aux élections présidentielles à venir[6]. Seule 30% de la population active âgée de 15 à 64 ans a accès à un emploi dans l’économie formelle. Aussi s’attaquer frontalement à la lutte contre le travail illégal revient à interdire à une partie importante de la population l’accès à la nourriture. C’est-à-dire que la nation ne contribue pas pour un sou à l’entretien et l’éducation de plus de la moitié de ses enfants.
Ainsi après avoir publié un baromètre de la lutte contre l’immigration illégale, un baromètre de la lutte contre l’habitat illégal, un baromètre de la lutte contre le travail illégal, la préfecture de Mayotte, soulignant sa cohérence, publie un baromètre contre la délinquance. Et le garde des Sceaux, lors d’une visite récente, annonce la construction d’une seconde prison et d’un centre fermé pour adolescents[7]. Dans le même temps, la plupart des maires prétextent le manque de place dans leurs écoles pour refuser de scolariser les enfants sous obligation scolaire vivant dans leur commune[8].
---------------------------------Part 2
Aujourd’hui parole est donnée à Nassurdine*, jeune homme âgé de 25 ans, arrivé à Mayotte en 2020. Son arrivée récente ne lui donne aucun droit à vivre sur le territoire français. Délogé du quartier Chamassi à Mramadoudou le 4 novembre dernier, avec sa jeune femme de 20 ans et ses deux enfants, un nourrisson qu’ils ont eu ensemble et une fillette de deux ans que sa femme a eu avant leur rencontre, il a depuis fait l’objet d’une reconduite à la frontière qui l’a tenu éloigné de sa famille pendant les deux mois durant lesquels il a organisé son retour.
« Moi je vivais aux Comores, je suis né là-bas. Mais je vis à Mayotte depuis le 1er janvier 2020. Je souffrais trop aux Comores parce que ma mère, elle vivait à Mayotte, mon père lui il vivait en France, et moi j’étais tout seul là-bas. Je vivais avec ma grand-mère, mais ma grand-mère est morte en 2019, j’étais tout seul et j’avais un souci, j’allais à l’école mais je n’avais pas d’argent pour payer. Et mes sœurs elles vivaient ici à Mayotte. Ma mère est morte depuis 2002, j’avais cinq ans à l’époque. C’est ma grand-mère qui m’a élevé, elle m’a gardé pour ne pas être toute seule. Ma mère était partie à Mayotte avec mon père et m’ont laissé à ma grand-mère pour qu’elle ne soit pas toute seule. Mon père il habitait en France depuis 1984, il est de nationalité française.
« Ma mère elle a été renvoyée aux Comores en 2002, quand ma petite sœur est née. Elle est restée ici avec la grande sœur. Elle a maintenant 35 ans, alors à l’époque, elle devait avoir juste 15 ans. Quand ma mère a voulu revenir, il y a eu un problème dans le bateau et ma mère elle est morte. Ma petite sœur, c’est ma grande sœur qui l’a élevée. Moi j’étais restée aux Comores avec ma grand-mère. A l’époque, mon père était venu à Mayotte, il a eu ma petite sœur avec ma mère, mais elle a été renvoyée aux Comores et quand elle a essayé de revenir… elle avait 48 ans.
« J’ai pas d’issue, je vois rien. Quand j’étais aux Comores, je souffre. Quand je suis ici, je souffre. Quand j’étais aux Comores, quand j’étais petit, ma mère était morte et mon père, il n’envoyait pas d’argent. Ma grand-mère en 2007, quand j’avais 10 ans, elle avait l’âge de 75 ans. Elle était très faible. Mais moi, j’ai dix ans, j’ai besoin de travailler pour aider ma grand-mère. Pour aider ma grand-mère et pour moi aussi, pour l’école. L’école pour moi, ça coûtait 10 € dans le mois. J’ai besoin de travailler, dans les champs. Je faisais du charbon. Je payais l’école, je payais pour le manger. Ma grand-mère elle n’a accouché que d’une fille, c’est ma mère. Mon oncle, c’est un cousin de ma mère. Je n’avais pas le choix de travailler.
« Mais j’ai beaucoup de souffrance. Je suis venu en France à Mayotte le 1er janvier 2020. En 2021 j’ai rencontré ma femme, j’ai un enfant avec elle, mais la maison où je vivais avec elle à Mramadoudou, la préfecture elle a tout cassé, et j’ai eu beaucoup de souffrance. J’ai été hébergé par ma petite sœur pendant trois mois. J’ai pas cherché à louer de maison parce que je suis nouveau ici, je ne connais personne, J’ai beaucoup souffert de la démolition, et ma femme a beaucoup souffert, je ne savais pas où appeler parce que je n’avais pas de choix. On s’est débrouillé. J’ai apporté toutes mes affaires dans sa maison. Ma petite sœur, elle est née à Mayotte, mais elle n’a pas de papier. Elle n’a que des lettres de refus. Je suis resté trois mois chez elle avec ma femme et mes enfants. Ma petite sœur, elle est très jeune mais c’est elle qui m’a hébergé. Je n’avais pas le choix, je n’avais qu’elle où me tourner. Je n’avais nul endroit vers où aller. Ma belle-mère après, elle a trouvé la maison où j’habite en ce moment.
« Ma petite sœur, ici, c’est elle qui m’a aidé. Elle m’a donné des sous pour les petits, pour la nourriture. Quand il n’y a pas de lait, de couches, elle me donne des sous. Elle travaille un peu, elle fait des bricoles de ménage, elle m’a aidé.
« Il y a un problème de toute façon. Moi je n’ai pas d’extrait[8]. Mon père, il est en France depuis 1984. Il descend aux Comores en 1996, en 1997, c’est moi qui suis né. Il m’a dit qu’il m’avait déclaré, qu’il m’avait fait les papiers. Mais il a pris mon cousin avec lui et c’est à lui qu’il a donné les papiers de ma naissance. Il est parti en France avec mon cousin et lui a donné mes papiers. Du coup je n’ai pas de papiers à moi. Mon cousin, il a pris mon nom et il vit en France avec mon père. J’ai été obligé de faire un extrait avec un autre nom. Je n’ai pas le choix, je n’ai pas d’avocat et je souffre beaucoup avec cette histoire-là. Mais mon père, c’est pas volontaire, il n’a pas fait exprès, il s’est trompé d’extrait quand il a emmené mon cousin. Quand je devais passer le BEPC, aux Comores, il a fallu que je présente un extrait de naissance, j’avais besoin d’une carte d’identité, et moi, je n’avais pas d’extrait, alors j’ai demandé à mon oncle, qui m’a dit qu’on n’avait pas le choix, et il a fait faire une identité, là aux Comores, mon oncle m’a donné un autre nom. Il m’a donné le nom que j’ai officiellement maintenant. Mais c’est pas le nom avec lequel on m’appelle dans ma famille, ni mes amis. J’ai pas le choix, à l’époque j’ai besoin d’une identité pour passer le BEPC. J’ai pas le choix.
« Mais je souffre parce que, à la fin du mois, je n’ai pas travaillé, je n’ai pas l’argent pour le loyer de la maison. C’est 140 €. Je ne sais pas comment les trouver. C’est mon père qui m’a envoyé le premier loyer, mais depuis décembre il a stoppé. Je ne sais pas pourquoi il me donne pas d’explication. Mais c’est de l’aide, c’est pas à lui de payer mon logement.
« Je n’arrive à trouver d’issue dans ma tête. Quand je souffre, je veux réfléchir, j’ai mal, j’essaie de me concentrer, de réfléchir, ma tête ne veut pas, j’ai mal aux yeux, j’ai mal à la tête. Parce que j’ai un enfant, j’ai deux enfants, il y a celui de ma femme, qu’elle avait avant de me connaître. Ma femme ne travaille pas. J’essaie de trouver des solutions. Si elle travaille, elle va pouvoir m’aider. Je travaille des petites bricoles,me fait travailler aux champs avec lui. Je travaille et peut-être sur un mois, je peux trouver 50 €. 60 €. Quand je gagne 60 €, je mets de côté 30 €. J’économise la moitié de ce que je trouve. S’il y a un petit problème, j’ai un peu d’économies. J’ai 10 €, 15 €. J’essaie de garder un peu. Parce que je souffre de pas avoir d’argent. Si je gagne de l’argent, je fais des économies un peu. J’essaie de garder la moitié quand je gagne. Parce que je n’ai pas de parent, ici à Mayotte, ma mère est morte ici, en mer.
« Moi j’ai été renvoyé une fois depuis que je suis à Mayotte. J’ai été renvoyé après que ma maison a été détruite et que j’habitais chez ma sœur à Iloni. La police nous a attrapés tous les deux, ma sœur et moi. C’était fin décembre 2021 et je suis resté deux mois aux Comores. Ma femme restait seule ici avec les enfants. J’avais hérité d’un petit terrain de ma famille aux Comores, et j’ai coupé un petit bout pour le vendre et j’ai trouvé 500 €. Il y avait un voisin qui était intéressé et moi j’avais un terrain que j’ai reçu de ma mèreEt je suis venu ici.
« La traversée, je souffre ! Je dors trois jours en mer et je dors trois jours sur l’île de M’Tsamboro. Il y avait la PAF en mer, et on est resté éloigné, sur l’Océan pendant trois jours jusqu’à ce que la PAF, elle parte. Je suis resté trois jours à M’Tsamboro, et j’ai payé 150 € pour qu’on me ramène à la terre, à Kahani. Les 500 € ont été dépensés dans le voyage, 350 € à Anjouan, 150 à M’Tsamboro. Et là c’est bon. Mais je souffre beaucoup. J’étais aux Comores et j’avais besoin d’envoyer de l’argent à ma femme. Je demandais à mon oncle, mes cousins, qui me donnaient 5 €, 10 €, que j’envoyais , ça restait 4€, 9 € par Ria, mais j’avais pas le choix.
Ma petite sœur, elle est malade, elle a toujours mal au ventre et il faut la soigner. Elle a été renvoyée aux Comores en même temps que moi. Là j’ai vendu encore un bout de terrain 1500 €, parce qu’aux Comores il n’y a pas de médicaments pour la soigner. Alors mon oncle l’a envoyée à Madagascar. Il fallait trouver de l’argent pour payer le bateau pour Mayotte depuis Madagascar. C’est pourquoi j’ai vendu le terrain. Et elle est revenue à Mayotte.
« En 2002, quand ma mère est morte dans le kwassa, j’étais petit. A l’époque, j’avais 5 ans et je vivais avec ma grand-mère. Mais depuis quand je pense à ça, toujours je sèche mes larmes. Je ne me sens pas bien. Tout est difficile. Je n’arrive pas à avoir une tête normale parce que je ne travaille pas. Toujours je recherche un peu d’argent. Comment je vais faire le Ramadan[9]. J’ai la maison à payer et le 3 c’est le Ramadan, comment je fais ? La maison, l’eau, l’électricité et le Ramadan, comment je fais ? Et moi, je ne travaille pas. Et les Comores, c’est trop dur ! Et ici à Mayotte, c’est trop dur. Ma femme elle a trouvé le récépissé, il faut qu’elle trouve un vrai travail à la maison de l’emploi. Moi, je souffre, mais quand on m’appelle pour un petit travail dans les champs, ou bien une petite bricole de plombier, ça va mieux. En six mois, depuis qu’on a cassé ma maison, si je compte l’argent que j’ai touché depuis, avec les petites bricoles, j’ai peut-être trouvé 160 €. Je souffre beaucoup ici ».
---------------------NOTES
* Les noms ont été modifiés.
[1] Tous ces baromètres sont en ligne sur le site de la préfecture. Voir ici pour l’année 2021, ou là pour l’année 2020, ou 2019.
[2] Lire entre autres documentations un article paru lors de la levée du confinement : GV. « une antenne de la lutte contre le travail illégal en Petite-Terre » Mayotte-hebdo, le 22 juin 2020. En ligne ici.
[3] Décret dit : « visa Balladur » qui soumet à demande de visa toute entrée et tout séjour à Mayotte.
[4] « Baromètre annuel de la lutte contre l’habitat illégal », Site de la préfecture de Mayotte. Le 1er février 2022. En ligne ici.
[5] Lire Pierre Thibault, « quatre logements sur dix sont en tôles en 2017 ». INSEE analyses Mayotte, n°18, 29/08/2019. Lire ici.
[6] Lire dans le Club de Médiapart : Economistes Parlement Union Populaire, « Déclaration sur le RSA : Macron poursuit sa guerre sociale. » 18 mars 2022, lire ici .
[7] Lire : Alexis Duclos, « Une cité judiciaire, une deuxième prison, les annonces du garde des Sceaux à Mayotte. » Mayotte hebdo, le 14 mars 2022, cliquer ici.
[8] Gros, Daniel. « Privés d’école », Plein droit, vol. 120, no. 1, 2019, pp. 28-31. Ici.
[9] Extrait d’acte de naissance.
[10] Le Ramadan débutera à Mayotte le 2 ou le 3 avril. Les préparatifs ont commencé.