Fidèle au format des chroniques, ce billet se décline en deux parties : un texte de l'auteur et le témoignage d'un résident du campement de Cavani-stade

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Depuis dimanche 14 janvier, les migrants venus d’Afrique continentale, installés dans le stade de Cavani, sont régulièrement agressés par celles et ceux que les gens d'ici nomment les « mamans wuambushu » et les « enfants du quartier » ; autrement dit les femmes des différents collectifs[1] et les jeunes délinquants bien connus qu’elles recrutent selon les bruits qui circulent. Ces femmes se regroupent aux abords du stade pour intimider les résidents du campement et, pendant ce temps, les jeunes gens investissent le terrain de foot et agressent à jets de pierres les Africains qui se réfugient dans leurs abris. La délinquance juvénile est ici recyclée au service des revendications xénophobes.
En principe la police nationale s’interpose pour éviter le contact. Mais dans la mesure où les jeunes gens entrent dans le stade pour jouer au foot, l’excitation collective finit par former une horde à proximité du campement qui peut à sa guise lancer les projectiles en direction des migrants et de leurs abris. Ainsi toute la semaine durant, à partir de 15 heures chaque jour les jeunes gens alternent passes de balles entre eux et jets de pierre contre les Africains. Le flux d’enfants grossit à mesure de la sortie des classes et les heurts se prolongent jusque tard dans la nuit. La police arrivant après les jeunes du quartier excités par les « mamans des collectifs », ceux-ci ont tout loisir de préparer leurs stocks de pierre, de fabriquer des cocktails Molotov qu’ils lancent sur les bâches en plastique bleu facilement inflammables.
La police nationale positionnée à l’arrière lance des bombes lacrymogènes entre le camp de migrants agressé et les bandes de jeunes, le gaz saisissant les familles terrées dans leurs abris et dispersant un temps les voyous.
Durant la première nuit de dimanche à lundi, trois habitations furent incendiées et 17 migrants blessés[2]. Les « mamans » des collectifs regroupées sous des petits barnums veillent au grain de la fin d’après-midi à la fin de la soirée, observant l’évolution de leurs « enfants » qu’elles ont missionnés au contact des Africains honnis. Les premières organisent des factions afin d’obtenir le démantèlement du camp. Leur action pourrait paraître pacifique si les passants qui ne leur reviennent pas n’étaient pas agressés au moins verbalement. Les visiteurs occasionnels ou réguliers des résidents du campement peuvent subir des logorrhées stupides de grossièretés caractérisant l’insulte raciste :
« Je vais pas aller avec les cochons qui habitent là-bas, on est fier nous les Mahorais donc on va pas rester avec quelqu’un comme toi qui sent mauvais qui sent la crotte pourquoi tu vas là-bas pour contaminer les gens si tu étais quelqu’un tu serais pas là-bas t’as pas d’importance moi je suis dans mon pays je suis fière toi si tu es quelqu’un d’important tu ferais pas ce que tu fais toi tu viens ici pour tuer Mayotte ne me regarde pas comme ça ne me regarde pas comme ça tu rigoles n’importe quoi[3]. »
La petite place à l’entrée du stade servait jusqu’à vendredi de spot de distribution de bouteilles d’eau servies à chaque habitant à raison d’un litre par jour depuis le mois de novembre. Durant la semaine surchauffée, les mamans wuambushu qui rodent alentour s’octroyaient le pouvoir hélas jamais contesté d’interrompre le travail des agents de la mairie et des pompiers ou des soldats chargés des opérations d’administration ou de manutention, dès qu’elles repéraient un Africain ou une Africaine dans les files d’attente. Depuis vendredi la mairie a décidé de supprimer ce spot. Les migrants du stade sont dorénavant exclus du service, une discrimination de plus dans cette ile de souffrances.
Les collectifs de citoyens n’en font qu’à leur tête et tout le monde se plie à leurs caprices.
Ils bloquent l’accès aux mairies avec chaînes et cadenas ou demandent aux maires des communes de brousse de suspendre eux-mêmes leurs administrations. Tous les services municipaux sont paralysés, même le bureau de l’État-civil. La pression sur l’État est à présent énorme. Mais depuis longtemps, celui-ci a capitulé face aux coups de force répétés. Depuis bien longtemps l’ordre républicain n’est plus respecté. Les activistes jouissent d’une liberté d’action officieusement consentie. Ils peuvent à loisir bloquer toutes les administrations sans susciter de la part du pouvoir la moindre réaction. Soit qu'il trouve son compte dans des actes qui relèvent de la piraterie, comme par exemple les décasages de 2016 par des meutes villageoises dont l’État a pris le relais dans son programme de démolition des quartiers pauvres sous couvert de la loi Elan. Le préfet ne trouve rien à redire non plus lorsque est bloqué l’accès au bureau de l’immigration : tout ce qui peut concourir à nuire aux populations étrangères est bon à prendre dans une politique obsessionnelle de lutte contre l’immigration clandestine. Fermer le bureau des étrangers permet de sortir des gens de la légalité en les privant de leur travail qu’ils ne retrouveront jamais, de les exclure des dispositifs de la sécurité sociale, du chômage, bref de faciliter leur expulsion vers les autres iles de l’archipel. Tout cela va dans le bon sens.
Mais ces coups de force contre les administrations, contre les hôpitaux, contre l’ensemble des services publics sapent dangereusement l’autorité de l’État malmené par des collectifs de citoyens qui se gavent de la puissance que l’État affaibli leur abandonne. Dorénavant trop lui échappe : il ne parvient pas à juguler une violence juvénile dont les méfaits favoris consistent à bloquer la circulation, caillasser, rançonner. Il laisse la bride sur le col de collectifs sans vision.
La crise des migrants africains agit comme un révélateur des pulsions mahoraises. Soudain les habitants appellent à l’union sacrée les Comoriens honnis contre un envahisseur commun. Et surtout s’observe la mise des conduites délinquantes au service du combat illégal pour le démantèlement du camp de migrants. La connivence malsaine entre des collectifs sans foi ni loi et des jeunes entraînés dans la délinquance pour les basses besognes contre le campement du stade, soulignent l’état d’abaissement moral dans lequel ceux qui luttent pour les intérêts de leur ile se trouvent plongés. La tradition locale des batailles rangées entre bandes rivales de villages voisins s'est trouvée enrôlée sur le campement, les bandes de jeunes du quartier voisin de M'Tsapéré sont venus offrir leur concours aux Africains contre les jeunes de Cavani enrôlés par les mamans wuambushu. Alors qu'il y a peu de temps, les jeunes de toutes origines pratiquaient le sport ensemble, jouaient au foot, partageaient le terrain et ses abords, alors que les riverains fréquentaient le stade en famille, que les personnes âgées peu enclines à la randonnée jugée dangereuse marchaient sur les pistes de courses entourant le terrain de foot, à présent que la peur et la haine entre les différentes communauté ont été imposées, tout le monde se jauge, personne ne pénètre à l’intérieur du stade, sauf les jeunes gens qui veulent en découdre avec les Africains avec lesquels pourtant quelques jours auparavant ils échangeaient des balles, encourageaient les beaux gestes et applaudissaient les talents.
Le stade de Cavani est devenu un camp retranché.
L’activité des administrations est suspendue à un ultimatum qui ne peut aboutir. Tout le monde exige le démantèlement immédiat du camp, aussi bien les élus que les collectifs et à présent les habitants du village de Cavani dont deux représentants, un homme et une femme[4], sont apparus tour à tour sur les écrans de télévision. Mais il faut relativiser la méfiance des riverains envers la population africaine qui séjourne dans l’enceinte du stade car les habitants offrent un accueil constant pour la recharge des téléphones et ne refusent pas des petits dons de soutien. Par contre la jeunesse manipulée harcèle et maltraite les Africains qui se rendent au Doukabé[5] du quartier, allant jusqu’à leur en empêcher l’accès. Vendredi vers midi, deux enfants de retour de l’école furent victimes d’un lancer de gravier de la part de deux jeunes adolescents à la bêtise et la méchanceté désinhibées criant ces mots : “rentrez chez vous”.
Mercredi soir, le ministre de l’Intérieur s’est exprimé sur les ondes de Réunion la 1ère au sujet des tensions qui agitent les esprits mahorais. Depuis le début de la crise, la présence française à Mayotte étant malmenée par le blocage de l’ensemble des administrations, il lui faut réagir en caressant les Mahorais dans le sens du poil et promettre l’intenable : « Non il n’y a pas de faillite de l’État, il y a des associations qui aident ces personnes à venir, moi j’aimerais aussi que l’on regarde ce fonctionnement-là. L’État lutte très fortement, surtout depuis que je suis à l’Intérieur […] grâce à l’opération Wuambushu, contre l’immigration irrégulière à Mayotte qui est une ile formidable, et que je vais de tout mon cœur aider, […]. Ils ont raison en revanche les habitants, […] les députés m’ont interpelé, ils ont eu raison de le faire, pour démonter ce camp, c’est ce que j’ai donné comme instruction au préfet de Mayotte[6] ».
Faut-il rappeler au ministre que le camp de migrants est sous protection de justice, que la requête du Conseil départemental a été rejetée par l’ordonnance du 26 décembre 2023 sous les motifs que le caractère d’urgence n’est pas démontré et qu’aucune disposition concernant le relogement des résidents n’a été présentée. Le Conseil départemental a déposé un recours devant le Conseil d’État, il faut donc patienter. Et tout ministre qu’il soit, personne n’est au-dessus des lois.
Jeudi, le secrétaire départemental de la CFDT de Mayotte, probablement encouragé par les déclarations d’amour du ministre appelle sur le site de L’info-kwezi à « venir massivement au STADE DE CAVANI le Dimanche 21/01/24 dès le lever du soleil, pour déloger les immigrants qui sont venus élire leur domicile illégalement[7]. »
Dimanche matin, environ 300 personnes se sont rassemblées sur la pelouse du stade pour réclamer le démantèlement du campement. Une tentative d'intrusion a été empêchée par un mur humain. Plusieurs femmes et enfants ont préféré sortir de l'enceinte vu les risques de violence que l'assaut annonçait. Toutes les banderoles porteuses d'un slogan humaniste accrochées à la clôture entourant le stade ont été arrachées et déchirées par un manifestant casqué. Mais finalement les participants à l'appel se sont calmés et regroupés autour d'un petit chapiteau installé au centre du terrain de foot. Se sont alors succédés plusieurs orateurs s'exprimant exclusivement dans la langue locale peu compréhensibles aux migrants qui eux parlent français pour la plupart, à l'exception des Somaliens arabophones plus à l'aise en anglais. Les propos assez confus dénonçaient les nuisances causées par les Africains, réputés mauvais, cruels et sales. Le dernier orateur a rappelé à la population "qu'il ne fallait pas se tromper d'adversaire, que leur adversaire était l’État français incapable de les protéger des migrants”. Répétant sa phrase fétiche : “Nous Mahorais, pour causer on cause”, et interrogeant : “et pour oser, on ose ?”, cette jolie trouvaille répétée plusieurs fois. Et enfin d'inviter l'assemblée à se rendre à la préfecture pour exprimer la colère, et à fermer le tribunal et l'aéroport.
* * *
Les témoignages qui suivent ont été recueillis le matin suivant la première nuit de heurts qui a conduit à l'évacuation vers l'hôpital de 17 blessés Africains. Fernand et Pascal, ressortissants congolais, ne cachent pas leurs inquiétudes. Tous ces migrants, demandeurs d'asile venus chercher la protection de la France ne comprennent pas la haine populaire tournée contre eux qui ont fui les milices armées et des dangers de mort.
Fernand.
Je suis ici au campement de Cavani Stade. Hier nous avons été attaqués par les mamas mahoraises, en collectif, accompagnées de leurs enfants délinquants. Ils sont venus ici au stade avec l’intention de tuer, de brûler les cabanes et de violer nos femmes. C’est ce qu’ils nous ont dit, qu’ils ont été envoyés pour cela, payés et drogués, Ils sont arrivés ici c’était vers 17 heures et ils sont parvenus à détruire quelques cabanes. C’est ainsi que nous nous sommes mobilisés, Somaliens, Congolais, Rwandais, Burundais, qui étaient présents ici au stade pour chasser ces malfrats. Il y a eu des échanges, et il y a eu des blessés, beaucoup de blessés, parce que l’ambulance a fait beaucoup de rotations pendant la nuit. Ils ont suivi le mot d’ordre de l’un des leurs qui est passé un jour à la télévision Kwezi, incitant les gens à la haine, à la révolte et à massacrer les migrants. Donc c’est un SOS que nous lançons au gouvernement français de sorte qu’il intervienne avant qu’il ne soit trop tard. Il y a des messages qui passent de partout dans les réseaux, qu’ils sont déterminés à tuer, à violer et à faire sortir les migrants qui occupent le stade.
Nous, on ne cessera jamais de le dire, ce n’est pas un plaisir pour nous de vivre sur le stade, nous y sommes contraints. Il ne fait pas bon vivre ici au stade, nous sommes des demandeurs d’asile, nous sommes réfugiés, nous sommes protégés par la France. La France a l’obligation, selon les lois internationales et les lois françaises, de nous protéger, de nous donner un logement, et malheureusement nous sommes livrés à notre propre sort. Nous lançons un S.O.S. car ces enfants-là ont promis de revenir, les mamas, les papas mahorais, certains sont décidés de passer à l’acte. Ils passent à la télévision, ils diffusent dans les mosquées. Ils passent dans différentes radios ici à Mayotte et nous, nous sommes peu nombreux, vous comprenez, tous contre un, on ne fera rien. Alors puisque nous sommes protégés par la France, c’est à la France de nous venir en aide. Nous demandons de quitter ce stade et de nous permettre de nous installer quelque part où nous serons en paix, On en a assez. On a fui la guerre dans notre pays, on a fui la mort dans notre pays, et nous la retrouvons ici à Mayotte où nous croyons être à l’abri. Ceci est un message, un S.O.S. c’est catastrophique, des gens vont mourir, ici au stade. Nous sommes vulnérables, puisque nous n’avons pas les moyens de nous défendre, tandis que les enfants-là sont bien préparés, ils ont des machettes, ils ont des couteaux, ils ont des pierres, ils ont tout ce qu’il faut pour tuer. Et face à quelqu’un qui vient avec une machette, et toi tu restes là bredouille, tu vois la suite. Et la police, merci à la police, malgré qu’elle est venue avec un léger retard, mais elle est intervenue et a fait cesser les violences. Il y a eu quelques casses, il y a eu des blessés, mais la police était présente, Mais l’autre police, nous déplorons le comportement de la police municipale qui appuie ces femmes-là, qui appuie ces enfants-là. Nous ne savons pas de quelle sorte de police il s’agit, elle a subi quelle formation, la mission de la police c’est de protéger tout le monde, sur le territoire français. Mais c’est le contraire qu’il se passe pour cette unité de la police, elle incite les délinquants.
Pascal.
J’habite aussi le camp de Cavani. La situation que nous avons vécue hier soir et cette nuit n’est pas bonne. Les mamans mahoraises ont mobilisé les délinquants pour venir attaquer le campement des migrants. Et alors, pourtant, ce sont elles qui se lamentent pour se plaindre de la délinquance ici à Mayotte, et pour dire que ce sont les Africains qui viennent ici avec la maladie, qui viennent ici avec la morale de la guerre pour venir déstabiliser Mayotte. Mais ce n’est pas cela le camp de réfugiés. Nous, nous avons fui la guerre chez nous, on connait des souffrances que nous avons subies, nous avons risqué notre vie dans la mer pour venir trouver la paix ici en France. Nous ne voulons pas la guerre, nous souhaitons la voie du dialogue entre Mahorais et les communautés africaines. Nous savons que nous avons des droits ici en France, mais aussi des devoirs, mais cela est réciproque, pour les Mahorais aussi. Ils ont aussi des droits et des devoirs. S’ils viennent ici au stade pour casser et pour détruire, pour déstabiliser la situation, ce n’est pas bon. Avec les poubelles de la CADEMA, avec les rampes d’eau de l’ARS, qu’ils détruisent pour nous nuire, ce n’est pas bon, car c’est le bien public. Ce sont les mêmes Mahorais qui détruisent et paient des taxes pour participer au développement de Mayotte. Alors cherchons une bonne voie de dialogue, et trouvons une solution à certains problèmes, nous nous voulons la paix, pas la guerre.
-----------------------NOTES
[1] Djamilat Soidiki, « L'impact des collectifs dans les combats sociaux de Mayotte », Mayotte la 1ère, le 17 janvier, lien ici.
[2] Benoit Jaëglé, « La situation au stade de Cavani préoccupe de plus en plus les autorités », Mayotte hebdo, le 15 janvier 2024, lien ici.
[3] Propos enregistrés, collection de l'auteur.
[4] L’homme a été cité dans la chronique de l’inhospitalité 2. La femme se nomme Zalifa Ousseni qui est intervenue sur Mayotte la 1ère en compagnie de la présidente du collectif des citoyens 2018 Safina Soula. Voir ici.
[5] Chaine de petites supérettes de quartier. Duka be signifie petite boutique en langue locale.
[6] Propos recueillis et enregistrés, collection personnelle de l’auteur.
[7] « Ousseni Balahachi met les pieds dans le plat, il rappelle le combat des anciens pour Mayotte française », L’info-kwezi, le 18 janvier 2024, voir ici.