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Outre qu’ils racontent ce que les chroniques antérieures ont ressassé, à savoir la misère, l’incapacité d’assurer sa survie dans le confinement, l’absence de secours et la famine, les trois témoignages qui suivent mettent l’accent sur l’impossible espérance en la France.
Certes Mayotte n’a aucune velléité indépendantiste, les quelques éléments revendiquant une autonomie ont été éradiqués ou rendus inaudibles. Mais les résistances à l’assimilation favorisent, et sont favorisées par, une pauvreté endémique qu’aucun programme ni aucune volonté ne semblent en mesure de corriger.
Le récit de la jeune collégienne souligne la difficulté de l’école, mais surtout l’impossibilité de l’apprentissage en dehors de l’école, loin de l’encouragement des maîtres. Elle s’exprime en français pour l’enregistrement mais son usage est exceptionnel, c'est la langue de l’école. Le confinement de ce point de vue est considéré comme un abandon, une privation, une négation : elle n'est plus rien. Elle se sent exclue de la communauté scolaire, incapable de lire sans soutien puisqu’elle « bute sur les mots ». D'autant plus qu'à la maison, il n'y a rien.
Le français est une langue étrangère illusionnée en langue maternelle. Tel est le premier drame de Mayotte. Le département étant français, sa langue le français, tous ses habitants sont réputés la parler naturellement. Et les pédagogies d’apprentissage des langues secondes ou langues de scolarisation ne sont pas mises en œuvre. Aussi la résistance à l’assimilation n’est-il pas le fait de la population seule mais aussi des politiques inadaptées. Les habitants de Mayotte fantasment la France, mais la France à son tour fantasme la réalité du territoire d’Outre-Mer. Dans ces conditions comment imaginer une politique réaliste et efficace qui conduise à un développement de l’île ?
Le court récit de sa mère ouvre une perspective différente à cette question contradictoire de la résistance à, et de l’espérance en, la France. Elle travaille comme mama-brochetti au village de brochetti près du marché couvert. L’espace est occupé par une vingtaine de boutiques de restauration traditionnelle : on y trouve des grillades de brochettes de viandes ou poissons (les fameuses brochettis) ou encore d’ailes de poulet (mabawa). L’accompagnement se compose d’un assortiment de manioc (muhogo), ou de fruit à pain (frampe), ou de bananes vertes (trovi) bouillis ou frits. Le client peut diner pour deux à trois euros s’il se satisfait d’eau fraiche gratuite.
Quant à elle, pour un travail commençant à 6 heures du matin et s’achevant à 18 heures, de l'aube au crépuscule, elle touche un revenu quotidien de 10 euros. Ce qui lui rapporte grosso modo un peu moins de 300 euros par mois. Telle est la petite rémunération dont le confinement la prive. Toutes les femmes à l’œuvre aux fourneaux dans ce type de restauration traditionnelle sont embauchées aux mêmes conditions, qu’elles soient en situation régulière ou non. Les patrons qui les emploient ont pignon sur rue. Les dames ne sont pas déclarées. L’application rigoureuse du droit du travail priverait les mama-brochetti d’un revenu qui somme toute leur permet d’approcher le revenu médian à Mayotte (380 €) et les clients d’un repas accessible à leur budget.
Deux économies s’imbriquent étroitement tout en s’excluant mutuellement. Une économie traditionnelle, dite informelle depuis la départementalisation, qui tire les revenus vers le bas, et une économie moderne qui tire les prix à la hausse vers un coût de la vie supérieur de 42% par rapport à celui de la métropole [1]. La pression des revenus à la baisse de l’économie traditionnelle produit des effets sur les salaires dans l’économie moderne. Le droit du travail est formellement respecté, mais les heures sont rarement payées en totalité et le salaire ne décolle pas du salaire minimum pour un temps-plein, ou 500 € pour un mi-temps indépendamment du nombre d’heures passées au travail. Seule la population privilégiée des fonctionnaires, territoriaux et nationaux, ou assimilés bénéficient de conditions de vie optimales garanties par l’État.
La question de la langue, langue de l'administration, et celle de l'emploi dissimulé, ont des conséquences importantes sur la situation des personnes venues des autres îles des Comores : d'abord l'usage d'une langue commune ne prédispose pas à la pratique du français relativement inutile dans la vie quotidienne, même dans les administrations où les agents locaux le parlent spontanément ; ensuite les emplois déclarés sont hors de portée. Dans ces conditions, rares sont les personnes capables de remplir les deux conditions requises pour l'accession à la nationalité et l'obtention d'une carte de résident, d'une durée de validité de 10 ans. Ainsi les étrangers en situation régulière sont contraints de demander annuellement le renouvellement de leur titre de séjour, même s'ils sont présents sur le territoire depuis une ou plusieurs décennies, obligation qui les maintient dans la pauvreté.
La population pauvre de Mayotte, essentiellement d'origine étrangère mais pas que, exclue des dispositifs d'aide et des minima sociaux, pourchassée à longueur des heures, à longueur des jours, est largement inconnue des associations locales quelles que soient leur taille et leur importance. Comment s'étonner qu'au mitan de la sixième semaine, empêchée de mener les petites activités rémunératrices qui permettaient de garder la tête hors de l'eau, aucune n'ait été secourue ? Elle échappe à tous les radars.
Dans ces conditions n'est-il pas criminel ce confinement aveugle ?
Actualité : dans le quartier Majimbini, objet de la chronique 6, une mère de famille enceinte de trois mois a fait une fausse couche mercredi 22 avril .
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La jeune collégienne qui témoigne ici, comme la plupart des jeunes filles de Mayotte, passe les journées sans école recluse dans la maison ou dans la cour si elle en dispose. Le confinement ne changerait pas grand chose pour elle, sauf l'absence d'école, qui est absence de société et de relation. Mais aussi absence de nourriture vécue avec angoisse. Car tous le confirment, aucune aide, aucun soutien alimentaire n'est parvenu dans les quartiers en lisière.
« J’ai 14 ans, je suis au collège de M’gombani, 4ème Eluard. Depuis qu’il y a le confinement, il y a trop de difficultés. Ma mère elle fait pas trop de boulot, elle vend au grand marché, des brochettes et les repas. Maintenant il n’y a plus rien à manger, il n’y a rien, on trouve rien à manger. C’était dur avant mais maintenant, c’est plus dur parce que avant au moins ma mère elle apportait quelque chose, elle trouvait à manger.
« Mais maintenant que la maladie est venue ici, c’est trop dur pour nous parce on ne trouve plus de truc à manger, il y a trop de maladies, les médecins sont fermés. [ Les populations étrangères et leurs enfants n'ont accès qu'à l'hôpital pour consulter. Depuis le premier cas de Covid19, les autres malades sont renvoyés, même le traitement de la dengue n'a pas été assuré. ] Moi je suis malade depuis plusieurs jours et je ne peux pas me soigner. On a trop de problèmes. Sortir c’est trop dur, c’est les mamans qui ne peuvent pas sortir, les enfants ils restent dehors et les mamans ne savent pas parler français, c’est nous qui devons dire aux mamans je suis malade de ça et de ça. Elle va pas savoir ce qu’elle doit dire, elle va dire quoi ? C’est ça.
« Et il y a des personnes qui disent qu’il y a des aides. C’est vrai là-bas, la semaine dernière, il y a eu un peu de riz, un peu de farine, mais c’est dur pour sortir ici. Les feuilles là pour sortir, ça se vend, dès fois cinquante centimes si tu veux une feuille pour sortir, on n’a plus d’argent. On va faire comment ? Il faut qu’on trouve des trucs à manger. Le Ramadan, c’est bientôt, on n’a rien à manger. Pour sortir, juste pour aller à la rue c’est vraiment dur parce que il faut qu’on trouve les feuilles et ça coûte cher. Parce qu’on n’a plus d’argent, on n’a plus de travail et c’est un gros problème.
« Pour l’école, c’est vrai, c’est un peu dur. Et pour le travail, il y a des choses que moi je ne comprends pas. Et il y a besoin du wifi et chez nous il n’y en a pas. Et c’est dur pour moi, parce que quand j’étais avec mon prof, c’était facile pour moi de comprendre. Et maintenant je suis chez moi, j’arrive pas à travailler, je me sens seule et j’ai besoin vraiment d’encouragement. Parce que quand j’étais avec mon prof, quand il y a des trucs que je comprenais pas, lui il me disait, il me faisait des leçons que je comprenais. Mais maintenant que je suis chez moi, j’ai pas de wifi, je sais pas comment je vais faire, et c’est dur pour moi. C’est vraiment dur pour moi. Il y a des devoirs, il faut entrer sur internet pour trouver, et chez nous il y en a pas. C’est vraiment dur. Je ne sais pas comment je vais faire.
« Et pour la lecture, je sais pas trop parce que la lecture, il y a des mots qui me bloquent, j’arrive pas à lire. Le français, ça vient ça part. J’apprends à parler, mais je parle toujours le shimaore, du coup le français, ça me bloque. La lecture, il y a des mots que je ne comprends pas, j’y arrive pas, et quand je comprends pas, je laisse direct. Et quand mon prof, il était là et que j’arrive pas, il me disait, « vas-y, vas-y, ne perds pas espoir », il me donnait confiance. Mais maintenant que personne me donne confiance, comment je vais faire ? »
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Sa mère vit à Vetiver dans une maison en tôles avec 6 enfants. Sa fille qui a assuré la traduction est la troisième après deux garçons. Suivent trois petits.
« Moi je suis la mama, je travaille au marché comme mama brochetti, je prépare les brochettes et le shahula [2] toute la journée. J’avais un petit boulot, j’arrivais à trouver à manger pour les enfants, j’apportais tous les jours quelque chose à la maison. Je gagnais 10 euros par jour, je pouvais acheter à manger. Je pouvais m’occuper des enfants. Même si je ne gagnais pas beaucoup d’argent, je trouvais de quoi manger. Mais aujourd’hui, on n’a trop de problèmes, on ne peut plus rien avoir, plus de nourriture, plus d’eau, je n’ai plus les 10 euros. Je suis obligée de rester à la maison, et personne ne s’occupe de mes enfants, il n’y a plus de père, et maintenant que le virus est là, je n’arrive plus à donner à manger à mes enfants. C’est fini, Dani, j’arrête de parler. »
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Le témoignage suivant est celui d'une maman dont le fils aîné est en classe de BTS. Elle portait une poche en plastique remplie de piment, il fallait qu’elle le vende soit pas fraction soit en une fois 12 euros. Elle ignorait combien le fournisseur de cette poche lui donnerait pour ce travail. Comme elle ne peut s’éloigner de son domicile, elle va de maisons en maisons, dans son quartier désargenté. Par ci par là, des groupes de femmes assises à l’ombre d’un arbre, proposent quelques tomates, citrons, piments aux voisins.
« Depuis qu’il y a le confinement, je ne travaille plus. Je suis à la maison avec les enfants et quand il y a des gens qui viennent ici pour nous inscrire pour les aides, il n’y a jamais rien qui vient après. Ils prennent que les numéros et après on ne voit plus personne. Avant le confinement, j’arrivais à vendre quelques bricoles au marché, des piments, des brèdes, des tomates et malgré que la mairie nous empêche, j’avais toujours à ramener quelque chose à la maison. Mais depuis le confinement, je suis à la maison sans rien faire, sans gagner la nourriture pour les enfants. Sans trouver l’argent pour acheter à manger. Je n’ai pas d’argent, je n’ai plus d’économie, plus le moindre sou, rien.
« Je veux qu’on trouve une solution à ce problème, qu’on arrive à manger, que je puisse tout simplement nourrir mes enfants. Je ne veux pas rester à la maison, ici, sans rien faire alors que mes enfants ont faim. Il faut que je sorte, avoir mon travail, nourrir mes enfants, c’est tout, ne pas laisser les enfants mourir de faim. Qu’est-ce que je peux vouloir d’autre ! »
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Notes
[1] Voir le rapport du Défenseur des droits : Établir Mayotte dans ses droits, février 2020. p. 9.
[2] Shahula, pl. Zahula, Repas, met, plat. Par extension le plat de riz qui est à l abase du repas. Dictionnaire Shimaore/Français, Français/Shimaore. Sophie Banchy, L'harmattan.

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