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Retraité. Ancien Cpe du Lycée de Mamoudzou. Référent de la Ligue des droits de l'homme à Mayotte.

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Billet de blog 27 janvier 2025

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Mayotte. Île des exceptions et des chimères

Malgré la crise humanitaire qui a succédé à l'épisode cyclonique du 14 décembre, le gouvernement ressort les vieilles recettes : dérogations à la loi qui dégradent les relations sociales et appauvrissent la population, stigmatisation des étrangers et des pauvres. L'Assemblée nationale vient d'adopter en première lecture la loi urgence Mayotte qui éloignera toujours plus Mayotte de la France.

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Illustration 1
Mangatele, Kaweni, janvier 2025 © daniel gros

Mayotte se découvre un nouveau destin. Sur le chemin des cyclones prenant naissance à l’est de l’océan Indien, elle a déjà subi deux épisodes particulièrement violents dans l’intervalle d’un mois. Chido le 14 décembre, et Dikeledi le 13 janvier. Un cyclone Sean serait en train de se former au nord-ouest de l’Australie[1] sans menace particulière pour l’archipel des Comores d’après les prévisions.

Six semaines après le passage de Chido qui a causé une crise humanitaire d’une rare gravité, dont les pouvoirs publics ont refusé de prendre la mesure, davantage préoccupés par des raisons fantasmées de lutte contre l’immigration, aucun secours digne de ce nom n’a été apporté aux populations sinistrées. Pire, des communautés restent stigmatisées et désignées à la vindicte de soi-disant collectifs des intérêts de Mayotte. Aussi les populations les plus pauvres sont-elles totalement délaissées.

L’inhospitalité sans cesse recommencée.

A l’heure où les Français de l’Hexagone ont exprimé leur empathie envers les habitants sinistrés, où l’Europe s’est mobilisée pour se porter à leur secours, avec de nombreuses instances internationales et quelques ONG, des activistes xénophobes s’enlisent dans des brutalités sans fin contre les personnes réfugiées venues de l’Afrique des Grands Lacs et de Somalie. Elles entendent les déloger des établissements scolaires où elles furent mises à l’abri à la suite de la destruction de leurs habitations par Chido. Ces activistes que la population nomme désormais les « mamas wuambushu » n’ont pas hésité à pénétrer dans l’enceinte du lycée Younoussa Bamana au centre de Mamoudzou, ont chassé femmes et enfants des salles qu’ils occupaient, saisi vêtements, nattes, affaires personnelles et ont jeté toute cette misère à la poubelle[2]. Certaines ont tout perdu. Pour la énième fois.

Comme d’habitude, cette brutalité n’éveille aucune commisération. Ainsi ronronne sans fin la routine mahoraise. Dans quelle déréliction morale ces femmes ont-elles sombré, convaincues de la justesse de leur combat contre les plus fragiles

en raison d’un droit d’autochtonie improbable ? Tout le monde s’enfonce dans « la banalité du mal » sous le regard passif des forces de l’ordre qui laissent faire dans un premier temps avant de faire mine de calmer le « jeu » ; assurément encouragé par l’obsession anti-migratoire sans cesse ressassée par les autorités de l’Etat et les élus locaux. Se débarrasser des surnuméraires réglerait automatiquement selon leurs présupposés simplistes la question de la pauvreté, de la saturation des services publics, de la reconstruction de l’ile.

Ainsi après des déclarations contre les populations étrangères vivant à Mayotte formulées par toute une série d’élus se succédant sur l’île meurtrie et dévastée, monsieur Bayrou tout fier premier ministre, escorté de deux prédécesseurs dans la fonction, promet d’interdire la reconstruction des bidonvilles et de poursuivre les interpellations et expulsions des personnes étrangères alors que personne sur l’ile meurtrie ne fut épargné. Sans ressentir le moindre sentiment de démesure, trois ministres, celui de l’intérieur, celui des outre-mer et celui de l’armée, proposent dans une tribune publiée par le Figaro, de passer de 25 000 à 35 000 expulsions annuelles dès cette année[3].

A part accélérer la politique mortifère conduite depuis des décennies dans une surenchère qui dissimule leur impuissance, les gouvernements qui se succèdent à Mayotte et les élus locaux ravis de leurs caresses, ne manifestent aucune volonté de régler un tant soit peu le problème de la pauvreté du département d’outre-mer.

Car la pauvreté de Mayotte a d’autres causes que la présence d’une population étrangère dont il faut tout de même rappeler qu’elle appartient à l’ensemble des populations historiques de l’archipel des Comores dont Mayotte a été séparé il y a tout juste un demi-siècle. Depuis que la France a posé sa souveraineté sur l’ile, les Mahorais sont confrontés à un dilemme insoluble qui les forcent à renier l’identité comorienne qui les constitue en faveur d’une allégeance à une identité française dont ils méconnaissent les enjeux. Cette allégeance contre nature cependant les entraîne à rejeter la présence de voisins qui réveille une préhistoire refoulée et aussi celle des réfugiés africains dans un déni géographique et ethnique des origines.

Mayotte n’est pas (encore) la France

Pourtant tout atteste que Mayotte n’est pas encore la France. Cette réalité, seules les personnes étrangères la ressentent dans leur chair. L’ensemble des lois et règlements les mettent à l’écart de la communauté. Les autorisations de séjour qu’elles reçoivent lors de leur régularisation administrative ne les dispensent pas d’une demande de visa. Elles savent qu’à Mayotte elles vivent encore aux Comores. Elles ressentent d’emblée qu’elles sont recluses à l’intérieur d’une manière de no-mans-land. Ce lieu d’une géographie grise ne figure rien d’autre qu’une zone de non-droit, non parce que ses habitants se déclareraient hors la loi dans un défi à la République, mais au contraire parce que les législateurs tentent de les exclure de la République.

Mais les Mahorais se trompent s’ils croient être mieux traités que leurs voisins qu’ils acceptent de combattre comme des intrus. Toutes les populations subissent une maltraitance administrative.

Depuis la séparation des iles voisines de l’archipel des Comores, l’administration de Mayotte par l’Etat français consiste à déroger au droit, aux règlementations, à détricoter progressivement toutes les protections imprudemment consenties, dont la plus récente et la plus insistante vise à supprimer purement et simplement le droit du sol tel qu’il est appliqué en métropole. Surenchérissant dans leurs obsessions, les élus locaux, les députés et les sénateurs attaquent également le double droit du sol qui accorde automatiquement la nationalité française aux enfants de parents étrangers eux-mêmes nés en France. Jusqu’à quand ainsi rétrograder ? Sans doute jusqu’à cibler toute la population de Mayotte à l’exception des métropolitains blancs puisque tous, semble-il, étaient comoriens au-delà de trois générations.

Les Mahorais, renouvelant leur allégeance à la France dans les exactions et violences contre les populations étrangères auxquelles l’Etat français consent et prête son concours, ne sont pas payés de retour. Ils vivent sous un droit dérogatoire qu’ils semblent accepter comme une fatalité en raison d’un « appel d’air » qui imposerait de dégrader les conditions de vie à Mayotte pour dissuader les visites. Cela en vain depuis des décennies.

Le refoulé refait toujours surface

Le projet de loi « urgence Mayotte » a été adopté le mercredi 22 janvier à l’assemblée nationale, à la quasi-unanimité de 446 voix contre 2[4]. Pour ne pas échapper à l’inclination naturelle des projets de lois et réglementations régissant la vie à Mayotte, ce projet se borne à lister des séries de dérogations visant à accélérer la reconstruction de l’île dévastée[5].

La liste des dérogations serait facile à dresser mais sa lecture fastidieuse. Pour résumer,  les chapitres deux et trois dérogent « aux règles d’urbanisme et de construction » et visent à « adapter les procédures d’urbanisme et d’aménagement aux enjeux de la reconstruction ». C’est à l’intérieur de ces deux chapitres que fut inséré le vœu du premier ministre d’interdire la reconstruction des bidonvilles. Ainsi fut ajouté dans le projet  l’arrêté préfectoral « portant réglementation de la vente des tôles bac acier » paru le 2 janvier[6] ; de plus, le législateur a cru utile de préciser que les dérogations envisagées pour les reconstructions de logements et de bâtiments à l’identique, ne s’appliquent pas « aux locaux édifiés sans droit ni titre constituant un habitat informel ». Ces dispositions visent à compliquer le remontage des bangas plutôt qu’à l’empêcher. En l’absence d’habitat légal alternatif, les habitants des quartiers pauvres constitués principalement d’habitations en tôle, continueront de se contenter de leur propre force, d'occuper un bout de terrain disponible où monter leur logement en marge de l’Etat, et pour acquérir les tôles indispensables de s’adresser à des Mahorais solidaires, ou à d’autres cupides qui profiteront de l’aubaine pour vendre la tôle à profit. De toute façon, une pénurie de tôles complète ces tracas administratifs, et force les habitants à remonter provisoirement des cases plus petites et peu étanches.

Ces deux précisions excluent du champ de la loi les 40% de la population qui vivent dans les bidonvilles. Sans surprise, puisque ces gens sont déjà exclus de la solidarité nationale et que les secours ne les atteignent pas. En fait l’Etat ne les considère que pour les nier, les harceler, au mieux les tolérer toujours comme des indésirables et des surnuméraires à dissimuler et expulser.

Il reste que la loi "urgence Mayotte" n’épargne personne, pas moins les Mahorais de nationalité française que les natifs de Mayotte rejetés parce que nés de parents étrangers, et que tous les indésirables venus d’ailleurs. Lorsque précisément l’Etat dispose que la moitié de la population de Mayotte est exclue de la loi qu’il prépare en vue d’une reconstruction rapide, celle qui précisément fut la plus durement frappée par le cyclone, que prononce-t-il d’autre qu’une condamnation, une damnation, une sorte de malédiction ?  Il ne s’agit de rien de moins que d’une élimination symbolique de la communauté nationale, élimination dont les conséquences sur les conditions de vie sont bien réelles.

Mais les Mahorais auraient tort de se réjouir trop vite. Car si la loi "urgence Mayotte" ne concerne pas les populations étrangères et les Mahorais pauvres, les dérogations au droit commun qu’elle stipule affaiblissent les protections de tous en faisant mine de les secourir. L’effet pervers des dérogations a été bien compris lors de la discussion autour de la question foncière et du droit que s’arroge l’Etat d’exproprier les particuliers en dérogeant aux règles en usage en la matière. Déroger au droit ébranle les régulations des rapports interpersonnels, sociaux et administratifs, cela affaiblit celui qui ne peut compter que sur la protection de la justice contre l'arbitraire de la force.

Les dispositions visant à « garantir la maitrise foncière » en favorisant « l’expropriation et l’occupation provisoire » des parcelles ont été supprimées dès les premiers soubresauts populaires. La question foncière est particulièrement sensible à Mayotte. L’enregistrement cadastral des terres est en cours de réalisation. Régulièrement paraissent dans le Recueil des Actes Administratifs de la préfecture des avis intitulés « Tableau de résumés des avis de clôture de bornage » par lesquels sont finalisés les titrisations de parcelles cadastrées[7]. Des rapports de force de grande ampleur se jouent actuellement pour l’accès au foncier et les familles les mieux informées et les plus influentes ont su jouer de leur position pour s’enrichir[8].

Les femmes leader[9], héritières du mouvement des « chatouilleuses », ont exprimé dans un communiqué de presse leur opposition à la loi "urgence Mayotte". Elles déplorent « des mesures qu’elles jugent injustes et spoliatrices », notamment « l’expropriation forcée des terres[10] ». Le conseiller départemental Soula Said Souffou reprend les mêmes arguments, estimant que la loi commune sur les expropriations donnait suffisamment d’outils à l’Etat pour exproprier[11].

Les vieux démons ne veulent pas mourir.

La question de l’immigration clandestine, dont Manuel Valls affirme qu’elle est « un fléau qui nécrose Mayotte[12] », est juste esquissée comme un bruit de fond persistant dans le projet de loi ; elle fera l’objet d’une loi ultérieure qui ne rend pas optimiste sur la capacité de nos gouvernants à s’affranchir des vieilles obsessions qui taraudent les esprits mahorais. Pourtant ces obsessions, par les politiques qu’elles entrainent, sont les uniques responsables de la dégradation économique, sociale et morale régnant à Mayotte. Toutes ces gouvernances s’appuient sur des droits dérogatoires : droit social dérogatoire, droit des étrangers dérogatoire, droit administratif dérogatoire. Ainsi la moitié de la population, parce qu’elle serait ressortissante des iles voisines, ou parce que ses parents seraient nés à l’étranger puisque le droit du sol aujourd’hui déjà ne protège plus, est d’ores et déjà mise hors la loi ; exclue du droit au logement à travers la loi Elan qui permet de détruire sa maison ; exclue des prestations sociales ; exclue de la communauté nationale tout simplement.

Mais ces dérogations légales[13] ne concernent pas seulement les étrangers et les indésirables, que nos spécialistes de la haine nomment désormais des « Français de papier », elles affectent également les Mahorais français. Tout est servi au rabais à Mayotte, sauf le traitement des fonctionnaires, supérieur de 40% à celui servi aux fonctionnaires métropolitains.

Ainsi, rien de nouveau sous le soleil tropical :  le gouvernement de M. Bayrou entend traiter la crise humanitaire sans précédent qui a suivi la dévastation cyclonique du 14 décembre selon les vieilles recettes inchangées depuis que la France a posé sa souveraineté sur l’ile de Mayotte :

Ignorer les populations pauvres et s’en prendre à leurs besoins les plus élémentaires : logement, accès aux ressources, accès aux services publics, accès à l’éducation et à la protection de l’enfance…

Renvoyer les étrangers, même si leur pays natal est la France. Sachant que la population comorienne de Mayotte représente 50% de l’ensemble, cela signifie se débarrasser de 150 000 personnes. Ce projet de déplacement massif de population, dans les iles voisines, pour irréaliste qu’il soit, fait l’impasse sur le questionnement de la notion d’étranger dans l’archipel des Comores dont tous les habitants sont, qu’on le veuille ou non, les populations historiques de chacune des quatre iles. Les tribulations esquissées depuis cinquante ans prouvent l’échec de ces politiques sur lesquels l’Etat français s’obstine.

Déroger au droit en permanence dans une volonté implicite de saper les protections de la loi ne peut mener qu’à l’affaiblissement du sentiment d’appartenir à une communauté de destin, fragiliser les populations et favoriser les corruptions. Comment interpréter les dérogations inscrites dans le projet de loi urgence Mayotte concernant les règles d’urbanisme et les permis de construire, les « adaptations et dérogations temporaires en matière de commande publique », l’ajournement des enquêtes d’utilité publique ? Alors que l’on sait que cinq élus ont été condamnés durant l’année 2024 pour malversation, favoritisme ou prise illégale d’intérêt, dont le maire de la commune de Bouéni actuellement incarcéré à la prison de Majicavo[14].

______________________NOTES

[1] Cyclone tropical intense Sean dans le sud-est de l’océan Indien. Lire ici.

[2] Lisa Morisseau, « Des citoyens s’introduisent dans le lycée Bamana pour déloger les migrants », Mayotte hebdo, le 17 janvier 2025, Lire ici.

[3]  Soit 100 reconduites à la frontière par jour, jours ouvrables et fériés compris. Le gouvernement ne se pose même pas la question de savoir si les Comores voisines seront dans la capacité d’absorber un tel déplacement de population. Lire la tribune dans le Figaro ici.

[4] « Adoption de la loi urgence Mayotte », Assemblée nationale, Lire ici. La presse parle de « quasi-unanimité », passant sous silence les 110 abstentions.

[5] Cet aspect n’a pas échappé à Mathilde Hangard, « Projet de loi d’urgence : deux ans de « dérogation légale » pour reconstruire le territoire », Le Journal de Mayotte. Le 10 janvier 2025, Lire ici. L’article avait été publié dans un premier temps sous le titre : « Projet de loi d’urgence : deux ans d’« illégalité légale » pour reconstruire le territoire ». Voir ici.

[6] Arrêté du 3 janvier 2025, Recueil des actes administratifs, Préfecture de Mayotte, lien ici.

[7] Voir par exemple ici.

[8] Lire à ce sujet : Askandari Allaoui, L'évolution du marché foncier à Mayotte De 1841 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 2006.

[9] Pour des informations, voir ici.

[10] « Les femmes leader de Mayotte s’opposent à la loi d’urgence », L’infokwezi, le 20 janvier 2025, Lire ici.

[11] « Loi d’urgence pour Mayotte : « ce projet a été fait contre les Mahorais », estime Soula Said Souffou. Emission Zakweli, Mayotte la 1ère, le 22 janvier 2025, Visionner ici.

[12] « Obsessions. Un «fléau» qui «nécrose Mayotte» : dans «Ouest-France», la violente charge de Manuel Valls contre l’immigration ». Libération, le 27 janvier 2025, Lire ici.

[13] Un inventaire complet de toutes les dérogations appliquées à Mayotte a été dressé par l’équipe des décodeurs du Monde, dans :  Romain Geoffroy, Pierre Breteau et Manon Romain, « Mayotte, le département français des exceptions légales », Le Monde, le 13 février 2024, lire ici.

[14] Raphaël Cann, « "Un certain nombre d'élus ont été poursuivis et condamnés", le procureur Yann Le Bris dresse son bilan à Mayotte ». Mayotte la 1ère, le 23 janvier 2025, lire ici.

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