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Pour la première fois depuis le début du programme de destruction de l'habitat illégal, dix habitants d'un quartier menacé ont déposé un recours auprès du tribunal administratif de Mayotte. Le 23 décembre 2021, le juge administratif a rendu son ordonnance. L'arrêté de destruction en cause a été suspendu et le préfet condamné sur le motif que les obligations de relogement des populations, prévues dans l’article 197 de la Loi ELAN, n’avaient pas été remplies[1].
Ces obligations, la préfecture les interprétait comme des recommandations dont elle avait délégué la responsabilité à des associations dépendantes de ses subventions pour leur fonctionnement. Ainsi les onze opérations de démolitions réalisées sous couvert de la Loi Elan le furent-elles en toute illégalité.
Le préfet, ses services et toutes les administrations engagées dans le programme de démolition de l’habitat insalubre, ainsi que les associations chargées des enquêtes sociales et de l’hébergement, personne ne méconnaissait l’illégalité des actes administratifs qui se sont succédés durant plus d’une année.
Le préfet toutefois n’envisage pas de renoncer. Tout au plus a-t-il été contraint d’abroger le dernier arrêté en cours[2] contre lequel une quinzaine d’habitants avaient à leur tour interrogé le juge administratif. Reconnaissant de fait l’illégalité de son acte, rédigé sur le même modèle que tous ceux qui l’avaient précédé, le préfet a ainsi voulu éviter une seconde condamnation du plus mauvais effet en termes de communication.
Les régimes politiques autoritaires s’habituent à s’affranchir du droit, n’hésitent pas à organiser la mise au pas du pouvoir législatif et savent se mettre à l’abri du pouvoir judiciaire. Rien ne ralentira leurs entreprises, ni le scrupule moral, ni le souci de respectabilité, sauf peut-être une patiente vigilance citoyenne.
En effet les services de la préfecture n'ont pas hésité à publier le 1er février 2022 le « baromètre annuel de la lutte contre l’habitat illégal[3]" pour l'année 2021, dans l'intention probable d'atténuer l'effet des rappels à la légalité et surtout de relativiser l'importance de telles décisions dans la conduite de destruction des quartiers pauvres. Dès le lendemain, le journal local France Mayotte matin[4] voulut rassurer les autorités dans un article intitulé : "Insalubrité, les objectifs de la préfecture largement atteints".
Le préfet s’était donné pour objectif la destruction de 800 cases en tôle sur l'année écoulée. Finalement 1652 logements, soit plus du double, auront été démolis. Selon lui 522 personnes auraient été hébergées, soit seulement 6% de l’ensemble des personnes délogées[5]. Hélas, ce ne sont que des chiffres, donnés sans condition de vérification. Aussi est-il exclu de leur accorder le moindre crédit.
Qui en revanche se soucie des familles délogées ? Que sont-elles donc devenues ? A quelle destinée furent-elles sacrifiées suite à la démolition de leur maison et à la destruction des biens qu’elles n’ont pas été en mesure de sauver ? Les rares familles hébergées, dans quelles conditions le furent-elles ? Sur ce sujet, aucune communication. Aucune sollicitude.
Ce nouveau cycle de textes dans “Mayotte, c’est loin. J’y habite.” donne la parole à ces familles condamnées sans procès à la ruine. Parole brute, sans retouche, de femmes et d'hommes brisé.e.s, qui puisent le petit filon de courage qui les tient debout dans la nécessité d’assurer le minimum à leurs enfants, et surtout de sauvegarder le lien ténu et sans cesse menacé à l’école de la République.
Aujourd’hui Zabibou*, jeune femme de 35 ans, délogée le 4 novembre 2021 du quartier Chamassi à Mramadoudou, tente de nouer en un récit cohérent les quatre mois écoulés depuis la ruine de sa maison. Mère de deux enfants scolarisés en petite et moyenne section à l’école maternelle du village d’où elle a été chassée, elle avait pourtant accepté la proposition d’hébergement assurée par les associations commises par les autorités.
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Je suis comorienne et je vis à Mayotte depuis 2014. Je vis à Mramadoudou dans une maison de bidonville ; je vivais pauvrement mais tranquillement. Mais depuis qu’on a démoli notre maison, on vit comme des oiseaux. Je n’ai pas d’endroit où me poser, où je peux vivre tranquille. On vit par ci et par là. En fait ce que je veux te dire, c’est à propos de l’ACFAV, elle nous avait proposé de nous reloger, de nous aider. Elle est venue, elle nous a proposé de l’aide. Certains ont accepté, les autres n’ont pas accepté. Moi j’ai accepté car on nous a dit que les enfants seraient inscrits dans l’école de là où on sera hébergé. Elle nous a menti. Elle nous a dit aussi qu’elle nous donnerait un logement pour six mois et que le logement ce serait renouvelé encore pour six mois. C’est faux. Ce qui est vrai seulement, c’est qu’elle nous a donné un logement pour six mois. Mais il n’y a pas de renouvellement de prévu. Les enfants ne sont pas scolarisés ; on doit se débrouiller.
je ne veux pas que mon enfant n’aille pas à l’école
On a été logé là-bas. C’est loin [dans le Nord, à 45 km de Mramadoudou]. Moi j’ai de la chance, j’ai une amie. Parce que mon enfant il étudie à Mramadoudou et c’est loin. Je ne travaille pas, j’ai perdu un petit boulot que j’avais avant, à cause de la démolition de la maison. Alors là je vis, je ne sais pas le mot, je te dirai. Mon grand garçon, il est à l’école ici à Mramadoudou et je ne peux pas rester là-bas parce que je ne veux pas que mon enfant n’aille pas à l’école. Alors j’ai une amie et je peux dormir dans un, comment on dit, dans un couloir de maison. Voilà ce qu’il faut que je vive pour que mon enfant aille à l’école. Mon enfant est avec moi, je ne peux pas supporter, moi je n’ai pas terminé mes études, j’ai sorti de l’école très tôt, je ne peux pas supporter que mon enfant grandisse comme moi. Parce que je souffre. Je dors avec mes deux enfants sur une natte dans un couloir. J’ai deux enfants ; le grand va à l’école maternelle moyenne section, et l’autre la petite ira en petite section à la rentrée.
Là-bas, ça se passe comme çi comme ça, parce que on est là et quand la personne de Mlezi-maoré, elle vient, elle va nous donner des bons d’achat pour moi et les enfants. Elle nous donne 75€ de bons d’achat par mois, c’est la seule chose qu’on nous donne, pour moi et mes deux enfants, 25€ chacun. Tu vois la difficulté à propos de la nourriture ? Les 75€ ça ne fait rien. Ça ne fait rien les 75€. Si tu achètes du riz, tu ne peux pas avoir du mabawa. C’est difficile. Je ne peux pas acheter les deux. Un sac de riz de 20 kilos, ça coûte 33€90, et un carton de mabawa, ça coute 30 €, le carton de 10 kilos. Les enfants ont besoin d’autres choses, c’est pas tous les jours juste du riz et des mabawa. C’est la vie que je mène maintenant.
Au début j’étais avec une dame qui est partie en métropole. Maintenant, je suis toute seule dans la maison. Il n’y a personne pour t’aider et je ne connais personne là-bas. Alors je dois me débrouiller toute seule. Et je ne travaille pas. Comment je peux faire avec mes enfants ? Et je n’ai pas d’autre endroit où aller. Voilà pourquoi j’ai accepté son offre.
On nous a mis là-bas et débrouille-toi.
En fait les gens de l’ACFAV, ils ont promis beaucoup de choses. Ils ont promis qu’ils vont nous aider pour trouver un emploi, ils vont nous aider pour trouver une formation, ils vont nous aider pour régler tous tous tous nos problèmes. Alors que c’est pas vrai. On nous a mis là-bas et débrouille-toi. Les premiers jours que tu es là-bas, on te dit … en fait moi, je dis : comment je vais faire à propos de mon enfant ? Je vis ici et mon enfant doit étudier à Mramadoudou, comment je peux faire ? On me répond va à la mairie de Koungou et vois s’il y a une place, et on fera les démarches. Mais c’est pas moi qui vais faire ça. C’est à eux de faire ce travail, c’est pas à moi. C’est pas moi qui ai voulu venir ici. Moi j’étais à Mramadoudou et mon garçon a une école. Ils ont dit qu’ils vont me trouver un travail ou une formation, ils ont dit qu’ils vont régler tous nos problèmes, c’est faux. Ça fait quatre mois que j’ai été mise là-bas et depuis rien n’a changé. En tout cas moi je regrette. Je regrette vraiment d’avoir accepté d’aller là-bas. Souvent je me dis pourquoi je ne suis pas restée ici à dormir dans la rue. Ce qui m’a tenu à choisir d’aller là-bas, c’est mon enfant, c’est l’avenir de mon enfant. Je ne veux pas que mon enfant grandisse sans école, je ne veux pas que mon enfant grandisse comme les autres enfants qu’on voit ici. Tu vois ce que je veux dire. C’est pour ça que j’ai accepté.
Quand le contrat de six mois est terminé, on va me foutre dehors. Il n’y aura pas de renouvellement, on me l’a dit, c’est fini. On m’a dit qu’il faut que je me débrouille. Alors là, je n’ai pas d’argent, comment je vais me débrouiller pour trouver une maison. Je reste sur le contrat parce qu’on me donne les bons d’achat, c’est la seule chose que j’ai pour donner à manger à mes enfants. Je vis la semaine à Mramadoudou pour l’école de mon enfant et le dimanche je vais dans le nord parce que je dois vérifier, la maison est sous ma responsabilité. Je vais vérifier qu’on va pas m’accuser de quelque chose. Si on va m’accuser de quelque chose, on va me demander pourquoi j’ai pas surveillé la maison. Hier ils m’ont téléphoné pour avoir les clefs, je sais pas pourquoi. J’ai dit : je suis à Mramadoudou, si vous voulez les clefs, vous venez à Mramadoudou, vous pouvez venir pour récupérer votre clé, mais ils ont des clefs, et la voisine a des clefs. Alors je sais pas pourquoi.
J’avais un travail avant la démolition
Si je veux un renouvellement, il faudrait que je touche la CAF, et que j’ai une carte de séjour de 10 ans. Donc j’ai pas. J’ai beaucoup de souffrances depuis la démolition, parce que je n’ai pas avancé, je recule tout le temps. Tu vois, j’ai rendez-vous à la préfecture pour le renouvellement de ma carte de séjour, la carte est prête, et je n’ai pas d’argent pour récupérer mon séjour. Il me faut 225 € mais où je vais trouver les sous. Ils m’ont envoyé un message que le séjour est prêt et que je dois venir le chercher, mais comment je trouve les 225€ puisque je ne travaille pas. J’ai un petit boulot mais ça ne rapporte pas beaucoup d’argent. J’avais un travail avant la démolition mais le patron m’a dit que non, c’est pas la peine que je continue car il n’était pas sûr de moi. Il disait que je ne pourrais pas être là tous les matins puisque j’étais hébergée trop loin. Il n’a plus voulu. C’est pas la peine d’insister parce que je ne vis plus à Mramadoudou. Il me donnait 200 € par mois et ça me suffisait à payer la maison et la nourriture. Ce n’était pas un vrai travail, c’était une petite bricole. Je faisais le ménage, je commençais tous les jours à 7 heures jusqu’à 9 heures sauf le samedi et le dimanche. Il a dit, on arrête là parce que tu ne vis pas ici, je ne veux pas de problème. Je ne veux pas que tu viennes aujourd’hui et tu viens pas demain. Je lui ai demandé s’il avait un endroit où me loger mais il n’avait rien.
Je suis venue ici à cause de la pauvreté.
Alors j’ai plus d’argent. Je ne peux pas récupérer ma carte de séjour. Je n’ai personne qui peut me prêter. Même si j’empruntais l’argent à quelqu’un, je vais le payer comment ? C’est chacun ses affaires. Moi je veux retourner chez moi, si la vie que je vis ici continue comme ça, et bien c’est pas la peine de vivre toutes ces souffrances. Je les mettrai à l’école là-bas. Il y a une école française là-bas aux Comores. C’est cher mais je n’ai pas le choix. Je suis venue ici à cause de la pauvreté. Je suis venue toute seule ici et je ne connaissais personne. Quand je suis arrivée, j’ai été accueillie par une femme de mon village qui m’a hébergée deux jours. Les gens des villages aident au début mais après, il faut qu’on se débrouille. La dame qui m’a accueillie, elle m’a permis d’avoir une maison libre dans le quartier de Mramadoudou, et j’ai réussi à trouver un travail assez rapidement. En seulement trois jours. Là je suis plus mal que lorsque je suis arrivée. Je n’ai aucun argent et nulle part où aller. Il y a quelqu’un de Majicavo qui m’a donné des habits à vendre. Je cherche une maison. Mais les prix ont monté. Une maison à une seule chambre, c’était 100 €, maintenant c’est 150 ou 200 €. Une maison entière c’est 600 €. Comment je peux faire ? Ce qui me dérange, c’est qu’il faudrait que je fasse une formation quelque part, mais ça a bousillé tout, tout, tout. Même si tu trouves un petit boulot, mais tu as tout le temps peur de la PAF, ils sont tout le temps sur nous. Quand février va finir, il va falloir que je parte, c’est pas la peine de rester ici. Là-bas, j’ai des enfants qui m’attendent. Qui m’attendent tout le temps, maman va nous ramener quelque chose. J’ai quatre enfants qui m’attendent, le premier je l’ai accouché en 2008 novembre, le deuxième c’est 2010 mars, et la troisième, c’est 2011 novembre. La quatrième c’est 2014 en février. Je suis venue ici toute seule, je les ai confiés à ma maman, pour voir si les choses, elles vont changer un tout petit peu. Je ne veux pas amener mes enfants ici. J’avais décidé de les laisser là-bas. Je suis venue ici à cause de la pauvreté, pour trouver de l’argent et l’envoyer pour qu’ils vivent mieux. Je veux que mes enfants, ils continuent leurs études parce que là-bas, en Grande Comore, l’école ça coûte cher.
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* Pour préserver la sécurité d'une population sans cesse harcelée, les noms des personnes et les lieux d'hébergement ne sont pas mentionnés.
[1] Lire à ce sujet par exemple, Mathieu Janvier, " L’arrêté préfectoral pour le décasage de Combani suspendu par le tribunal administratif", Le journal de Mayotte, Le 28 décembre 2021, Lien ici. Au sujet du Collectif Migrant-Outre mer (MOM), qui avait accompagné les familles requérantes dans le recours, voir ici pour information
[2] Recueil des actes administratifs N°R06-2021-155 publié le 6 décembre 2021, pp 6-24. En ligne ici.
[3] « Baromètre annuel de la lutte contre l’habitat illégal », Site de la préfecture de Mayotte. Le 1er février 2022. En ligne ici.
[4] Pierre Mouysset, « Insalubrité : les objectifs de la préfecture largement atteints. La lutte contre l’habita insalubre a permis la destruction de 1652 cases en tôles ». France Mayotte matin, le 2 février 2022.
[5] Selon l’INSEE, 5 personnes en moyenne vivent dans un logement en tôle, ainsi il s’agirait d’une population globale de 8000 personnes au moins qui ont été délogées dans le courant de l’année 2021.