Rares sont aujourd'hui les écrivains à savoir raconter, sans que l'ampleur de leur érudition n'entame la beauté de leur style, leurs voyages à travers le monde. L'histoire de la littérature universelle, pourtant, en regorge : de Montaigne ou Goethe en Italie à Chateaubriand ou Morand en Amérique, en passant par Byron à Missolonghi, Loti à Pékin, Gide à Alger, Rilke à Duino, Saint-John Perse aux Antilles, William Burroughs à Tanger, Pierre Benoît à Beyrouth, Hermann Hesse en Inde ou Duras en Extrême-Orient.
Éloge du cosmopolitisme, ce rempart intellectuel contre toute intolérance culturelle, cette lumière de l'esprit contre toute obscurantisme de la pensée ! C'est à cette belle et grande tradition littéraire qu'appartient, de nos jours, Gérard de Cortanze, prix Renaudot 2002. Preuve en est, dans la foulée de son « cycle biographique du voyage » et dans le sillage de son « cycle biographique hispanique », son dernier roman, L'an prochain à Grenade*, que l'on dévore comme on dégusterait un fruit à la chair pulpeuse et délicate à la fois, fondant en bouche, sensuelle mais ferme, telle, précisément, une grenade.
LE GOÛT DE GRENADE
Grenade, joyau de l'Andalousie reposant au pied de la grandiose Sierra Nevada, somptueux écrin du mythique palais de l'Alhambra et du charme secret du vieux mais chatoyant quartier de l'Albaicin, Gérard de Cortanze la connaît bien : « Grenade reste pour moi une ville profondément nostalgique. Reprenant le titre du livre que Frédéric Pajak consacra à Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin, je pourrais dire qu'elle est celle de L'immense solitude. (…) J'ajouterai ceci : lorsque Goethe, dans son Voyage en Italie, évoque Venise, il prévient, 'je dirai seulement mes impressions personnelles'. (…) J'ai effectué plusieurs voyages à Grenade mais, à ce jour, le plus décisif fut le premier. J'avais dix-huit ans (...) », écrit-il dans l'introduction à son Goût de Grenade**, petite mais précieuse anthologie, constituée de textes d'écrivains majeurs (Chateaubriand, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Cocteau, Aragon...), entièrement consacrée à cette ville musée, à l'histoire millénaire et au décor légendaire, située aux triples confins des cultures chrétienne, juive et musulmane.
Incomparable richesse ! Beauté envoûtante ! Une caresse pour les sens comme pour l'esprit ! Il vaut la peine de lire ce qu'en dit Lorca, ce « grand » d'Espagne, en ses propres Impressions et voyages*** : « L'atmosphère, infiniment cristalline, enveloppe le paysage d'une mate splendeur. Les lieux ombreux retiennent encore un peu de nuit dans leurs buissons tandis que la ville, nonchalamment, se dépouille de ses voiles, découvrant ses dômes et ses vieilles tours qu'éclaire une agréable lumière dorée. (…) Les ombres se lèvent et se dissipent avec langueur (...) Au loin, il y a des nappes de brume indécises (…) C'est le moment où les ombres s'élèvent et s'évanouissent... La ville au teint de pourpre pâle, les montagnes se changent en or massif, et les arbres prennent des tons éblouissants d'apothéoses italiennes. Tous les bleus, jusqu'alors ternes et imprécis, se changent en luminosités splendides, et les vieilles tours de l'Alhambra deviennent de scintillantes étoiles rouges... Les maisons blessent par leur blancheur, et (...) les ombres ont fait place à des verts éclatants. Le soleil d'Andalousie entonne alors son chant de feu que toutes les choses écoutent avec effroi. ».
Impressions, soleil levant ! C'est ce genre de descriptions, dignes des tableaux de l'Impressionnisme, le tout mâtiné des meilleurs coloristes de la Renaissance, que Gérard de Cortanze donne à voir, renouant là avec la beauté stylistique d'un Lorca, dans son ultime roman.
Que l'on en juge dès les premières lignes, où c'est le coucher du soleil qui est au contraire décrit avec force détails, de L'an prochain à Grenade : « Le soleil voyage lentement au-dessus de la brume et entame sa disparition. (...) La nuit commence à éclairer d'une teinte grisâtre les objets devenus à peine visibles (...) Sur la gauche, (…) teintés du sang du crépuscule, les sommets neigeux de la Sierra Nevada, qui brillent comme de l'argent. (…) Bientôt le contraste entre l'ombre et la clarté disparaît. Le bleu sombre et le violet s'installe. Les couleurs s'effacent. La plaine est depuis longtemps dans l'obscurité. Puis c'est au tour de la lumière, réfugiée vers les hautes cimes, de disparaître à son tour. En ce moment fugace où s'enfuit le soleil, un jour nouveau commence. Le commencement du jour coïncide avec le commencement de la nuit ».
Phénoménologie de la perception ! Magie de la vision ! L'évanescence des sensations le dispute à l'éternité du paysage. L'oxymore, quintessence sémiologique de l'effet poétique, est parfait : Gérard de Cortanze est là aujourd'hui, comme hier Lorca, merveilleusement inspiré face à l'indicible spectacle que lui livre, en cette heure douloureusement délicieuse, le crépuscule de Grenade.
La palette de Gérard de Cortanze, écrivain-peintre, est nuancée. Mais c'est là, surtout, ce que contemple, dès la première page de ce superbe roman, Gâlâh, son héroïne, une jeune Juive âgée de quatorze ans. Rien d'étonnant s'il écrit, dans son roman, ces mots emblématiques : « Gâlâh (…) fredonne une copla de Grenade conseillant de donner une obole à l'aveugle qui tend sa sébile car ne plus voir la lumière du jour est, à Grenade, le pire des châtiments. » !
L'AN PROCHAIN A GRENADE
Cet An prochain à Grenade ne se veut toutefois pas qu'une enivrante fête pour les sens et l'esprit. Il est aussi, non moins fascinant et semblant parfois issu des suaves versets du Cantique des Cantiques, un grand roman d'amour sur arrière-fond de faits historiques, à connotation politique, au sens noble du terme : la fiction et la réalité s'y mêlent, comme dans les fresques épiques de Tolstoï (Guerre et Paix), Stendhal (La Chartreuse de Parme) ou, plus près de nous et surtout de l'Espagne, Malraux (L'Espoir) et Hemingway (Pour qui sonne le glas).
Après la forme, donc, le fond.
Grenade, 31 décembre 1066 : cinq mille Juifs sont massacrés en une nuit. C'est, en cette Europe du sud-ouest, le début d'un génocide qui ne prendra fin, dans l'Europe du nord-est, à Auschwitz, qu'en 1945, lorsque la barbarie nazie sera vaincue. De cette ancestrale tuerie de Grenade, la jeune Gâlâh sera, avec son ami Halim, poète musulman, une des rares rescapées. Ainsi, mémoire vivante de son peuple à jamais meurtri, elle traversera, tel un palimpseste écrit à fleur d'âme plus encore que de peau, les siècles et les lieux, le temps comme l'espace. On l'apercevra déambuler dans les rues de Séville, Tolède, Lisbonne, Oran, Constantinople, Venise, Treblinka, Sarajevo, New York et Paris. Le vaste monde serait-il donc un immense ghetto ? Pis : il sera l'infâme lieu, en plein cœur de la capitale française, d'un meurtre dont Gâlâh ne réchappera que grâce au sacrifice de Halim, mort pour lui sauver la vie.
UN HYMNE A LA PAIX
Un Arabe sauvant, par amour, une Juive : on aimerait que ce fût également là aujourd'hui, en terre de Palestine ou d'Israël, à Jérusalem comme à Gaza, ce sublime geste, tangible plus que métaphorique, de fraternité !
De fait : « Gâlâh (…) croit, à tort peut-être, au dialogue, à la tolérance, à la paix », écrit Gérard de Cortanze en cet An prochain à Grenade, titre paraphrasant, d'antique mémoire, une célèbre promesse juive, « L'année prochaine à Jérusalem », mais que l'on souhaiterait aussi, au faîte d'une concorde enfin retrouvée, arabo-musulmane.
Le Talmud comme le Coran le clament, du reste, haut et fort : « Qui sauve un homme sauve l'humanité tout entière ». A méditer de toute urgence, cette salutaire réflexion, en ces temps de nouvel obscurantisme politico-religieux !
Antisémitisme. Racisme. Persécutions. Pogroms. L'an prochain à Grenade, antidote fructueux contre toute haine, se révèle un conte philosophique d'une brûlante actualité : plus qu'un rêve d'exotisme, un hymne à la paix !
Cette grenade porte en elle le germe d'une tragique flamboyance.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER
* Publié chez Albin Michel (Paris, 2014).
** Publié au Mercure de France (Paris, 2011).
*** Publié chez Gallimard (Paris, 1958 et 1981).