Il ne sont guère si nombreux les ministres, au sein de la République Française, à avoir des lettres, encore moins des lettres philosophiques, si ce n'est théologiques. Arnaud Montebourg, impétueux ministre de l’Économie, du Redressement productif et du Numérique, vient de démontrer ce lundi 25 août 2014, lors de sa très médiatique démission de ce poste dans le Gouvernement de Manuel Valls, qu'il appartenait précisément, du moins en apparence, à ce genre, trop rare de nos jours, d'érudits.
Car c'est carrément à l'autorité spirituelle de l'un des plus anciens Pères de l’Église, Saint Augustin, né en l'an de grâce 354 et mort en 430, que ce socialiste convaincu qu'est pourtant le sieur Montebourg s'est paradoxalement référé, en le citant (certes approximativement) en cette très solennelle circonstance, pour justifier, du haut de son pupitre de Bercy, ladite démission et, par la même occasion, son indomptable liberté de parole : « la crainte de perdre ce que l'on a nous empêche d'atteindre ce que l'on est ».
LE DILEMME : ÊTRE OU AVOIR
C'est bien là, de fait, le dilemme, d'autant plus difficile à résoudre en ces temps de mondialisation financière, que doivent affronter tout homme et toute femme de gauche qui se respectent, a fortiori lorsqu'ils sont au faîte du pouvoir : être ou avoir !
Aurélie Filippetti, à l'instar d'Arnaud Montebourg, a, elle aussi, tranché dans le vif cette épineuse et surtout douloureuse question : elle a préféré privilégier sa « loyauté à (ses) idéaux » plutôt que sa « fidélité à la solidarité gouvernementale », ainsi que, également démissionnaire de son Ministère de la Culture et de la Communication, elle vient de le signifier par écrit, non moins officiellement, au couple de l'Exécutif, François Hollande et Manuel Valls (http://fr.scribd.com/doc/237654287/Lettre-ouverte-d-Aurelie-Filippetti-a-Francois-Hollande-et-Manuel-Valls-lundi-25-aout-2014).
On admirera donc là l'honnêteté intellectuelle tout autant que le courage politique, pour reprendre les termes de Montebourg lors de sa propre allocution, face à pareille décision, aussi noble qu'ardue : ils en sortent tous deux grandis, tout comme Benoît Hamon, ministre de l’Éducation nationale, qui a refusé, lui aussi, de trahir, en cette pénible affaire, ses idéaux de socialiste.
ETHIQUE DE RESPONSABILITE ET ETHIQUE DE CONVICTION
Davantage : c'est là l'heureux et très estimable retour, en la circonstance, des valeurs morales au sein de l'arène politique et, plus précisément encore, de ce que Max Weber, grand sociologue allemand ayant vécu à la charnière des XIXe et XXe siècles, prônait, dans un essai ayant pour emblématique titre « Le Savant et le Politique », avec ce qu'il appelait conjointement, tel un insécable binôme conceptuel, l' « éthique de responsabilité » et l' « éthique de conviction » !
Car le François Hollande d'aujourd'hui, c'est peut-être effectivement, en tant que Président de la République, l'incarnation de l' « éthique de responsabilité » avant tout, conformément à ce qu'il nomme d'ailleurs lui-même son fameux quoique nébuleux « pacte de responsabilité », mais sans plus désormais, chose éminemment regrettable, l'indispensable « éthique de conviction » pour la compléter, tout en l'équilibrant, adéquatement.
UNE AUSTERITE AUSSI ABSURDE QU'INJUSTE
A méditer, de ce point de vue-là, la sévère mais opportune critique émise par Arnaud de Montebourg, lors de sa déclaration du 25 août 2014, à propos de cette sacro-sainte austérité que n'a de cesse d'imposer Bruxelles à l'Europe : elle se révèle, en théorie comme en pratique, aussi absurde qu'injuste.
Absurde, sur le plan économique, dans la mesure où ses effets s'avèrent contre-productifs, sinon exactement contraires, avec une probable récession et même une possible déflation, aux buts escomptés initialement.
Injuste, au niveau social, dans le mesure où elle fait payer au peuple, alors même que les banques et autres instituions financières continuent à s'enrichir de manière éhontée, une crise dont il n'est en rien responsable ni coupable.
CARENCE DE DEBAT DEMOCRATIQUE
Quant à l'ambitieux Manuel Valls, trop peu enclin au débat démocratique pour être un socialiste digne de ce nom, son nouveau rôle de Premier Ministre lui aura déjà fait perdre toute chance, en cinq mois à peine depuis qu'il a été propulsé à Matignon, de devenir ce Président qu'il a toujours rêvé d'être, et pas seulement, à voir ce zèle mêlé d'outrecuidance qu'il affiche péremptoirement dans la plupart de ses interventions politiques, en se rasant, chaque matin, devant son beau miroir.
Saint Augustin, comme vient de le proclamer avec verve et panache, Arnaud Montebourg, a raison : « avoir » et « être » s'avèrent souvent incompatibles, bien au-delà du seul plan philosophique. Ainsi, à force de vouloir conserver à tout prix le pouvoir, en se soumettant systématiquement au diktat économique de ce Léviathan des temps modernes qu'est l'actuelle Union Européenne, Hollande et Valls y auront finalement perdu, tels Faust en ses pactes avec le diable, leur âme et, avec elle, ce socialisme qu'ils prétendent incarner, par on ne sait quel miracle ou subterfuge, envers et contre tout !
Car, à l'inverse de ce que préconisait mon cher Oscar Wilde en ce petit mais précieux (et injustement méconnu) opuscule d'inspiration anarchiste, voire utopique, qu'est « L'âme de l'homme sous le socialisme », il n'y a guère de place, dans le socialisme hollando-vallsien, pour l'individualisme, ni même, à voir l'expéditive manière dont Montebourg s'est vu éjecté de son siège, les trop fortes têtes, surtout en coups de gueule.
UNE NOUVELLE TRAHISON DES CLERCS
Bref : il s'agit aussi là d'une certaine façon, appliquée cette fois à la sphère politique et non plus intellectuelle, d'une nouvelle « trahison des clercs », pour reprendre le titre d'un ouvrage resté célèbre de Julien Benda et prolonger ainsi surtout, quoique dans un tout autre contexte, le langage ecclésiastique, sinon encore augustinien, lui-même.
Mais, qu'à Dieu (c'est le cas de le dire avec Augustin, évêque d'Hippone !) ne plaise : au moins les choses, entre Montebourg et Hollande, se seront-elles ainsi, et peut-être définitivement, clarifiées. Car il est par trop évident que le premier ne portait guère dans son cœur, le méprisant même ouvertement, le second. Qui ne se souvient, en effet, de cette fameuse réplique d'Arnaud Montebourg proférée, en direct sur le plateau du Grand Journal de Canal Plus (http://www.ina.fr/video/3264252001017), lorsqu'il était le porte-parole de Ségolène Royal durant la présidentielle de 2007 : « Ségolène Royal n'a qu'un seul défaut, c'est son compagnon », avait-il alors fanfaronné, avant de se voir aussitôt suspendu par l'intéressée, en faisant directement allusion là à François Hollande (lequel, par ailleurs, ne lui en a jamais vraiment tenu rigueur - c'est tout à son honneur - à voir la bienveillance avec laquelle il a accepté, par la suite, sa nomination à la puissante fonction de Ministre de l'Economie) ?
DERNIER ECLAT D'HEROÏSME DANS LA DECADENCE DU SOCIALISME A LA FRANCAISE
Conclusion ? Ainsi, s'il est exact que le flamboyant mais imprévisible Arnaud Montebourg, c'est le coup d'éclat permanent, il est encore bien plus vrai que ce dandy de la politique pourrait dès lors faire sienne cette historique sentence de Charles Baudelaire en sa définition du dandysme telle que la livre son « Peintre de la vie moderne » : le « dernier éclat d'héroïsme dans les décadences », fût-ce, en l'occurrence, la décadence du socialisme à la française !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Philosophie du dandysme – Une esthétique de l'âme et du corps » (Presses Universitaires de France), « Oscar Wilde » (Gallimard – Folio Biographies), « Manifeste dandy » (François Bourin Éditeur).