Alors que le poids de la dette française continue de s’alourdir, avec des taux d’intérêt annuels en hausse, de grandes entreprises bénéficient d’aides publiques sans réelle transparence.
Selon une commission d’enquête du Sénat, qui a auditionné ces cinq derniers mois 33 dirigeants de très grandes entreprises, telles que Total Energies, LVMH, Sanofi, Michelin, Lactalis ou encore STMicroelectronics, l’objectif était de mesurer l’ampleur des aides publiques perçues par ces groupes, et de s’interroger sur les modalités de leur suivi et de leur évaluation.
Lancée cet hiver à l’initiative du groupe communiste, républicain, citoyen et kanak (CRCEK), après l’annonce de plusieurs suppressions d’emplois, notamment chez Michelin et Auchan, cette commission de contrôle a rendu public son rapport le 8 juillet 2025. Celui-ci soulève de nombreuses questions, en particulier sur le manque de suivi et de transparence entourant ces aides d’État.
En préambule du rapport, adopté à l’unanimité le 1er juillet, le sénateur communiste Fabien Gay écrit : « Quelques années après la gabegie qu’a constituée le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), l’actualité sociale fait ressurgir dans le débat public la problématique de la conditionnalité des aides publiques, ainsi que celle d’un contrôle plus strict et d’une évaluation plus poussée de ces aides. »
La dette publique française atteint aujourd’hui 3 345,4 milliards d’euros, et ne cesse de croître, notamment en raison des charges d’intérêts qui y sont liées. En 2024, ces charges, correspondant à la dette consolidée de l’ensemble des administrations publiques, se sont élevées, frais bancaires compris, à 60,3 milliards d’euros en comptabilité nationale, soit 4 % des recettes publiques ou 2,1 % du PIB. (Source : FIPECO)
Que la protection sociale soit, de très loin, le premier poste de dépenses publiques, engloutissant 563 euros sur chaque millier prélevé, nul ne s’en étonnera. Et qu’on cherche à limiter les abus, à traquer les dépenses superflues, cela va de soi.
Mais qu’au nom d’un effort collectif, le gouvernement en appelle aux sacrifices des plus fragiles, les chômeurs, les retraités, ceux que la vie a souvent déjà trop usés, voilà qui soulève une indignation légitime.
Car pendant ce temps, dans le plus grand silence médiatique, l’État a déversé en 2023 plus de 211 milliards d’euros d’aides publiques à des entreprises de plus de 1 000 salariés. Sans exigence, sans contrôle, sans transparence.
Des milliards attribués à des géants industriels et commerciaux, dont certains n’ont pas hésité à licencier, à délocaliser, à accroître leurs profits en fermant des sites, en brisant des vies.
Est-ce cela, le nouveau contrat social ?
Ces 211 milliards se répartissent comme suit :
- 56 % en subventions directes de l’État ;
- 5 % en aides via Bpifrance ;
- 7 % en allègements de cotisations sociales ;
- le reste en niches et cadeaux fiscaux divers.
Et ce n’est là qu’une partie du tableau : n’y figurent ni les aides des collectivités locales, estimées à 2 milliards d’euros par leurs associations, ni celles de l’Union européenne, qui pourraient atteindre jusqu’à 10 milliards d’euros supplémentaires.
Et pour quel résultat ? Pour quelles contreparties ? Pour quelle politique industrielle, écologique ou sociale ? Mystère. Pas d’évaluation globale. Pas de bilan. Pas de débat.
Quand le Sénat s’éveille enfin !
Après 87 heures d’auditions, les sénateurs ont, bon gré mal gré, formulé 26 propositions. Ils réclament, dans un langage feutré, quatre chocs nécessaires :
- un choc de transparence, car nul ne sait précisément qui touche quoi, ni pourquoi ;
- un choc de rationalisation, tant le système actuel est une jungle, plus de 2 200 dispositifs recensés ;
- un choc de responsabilisation, pour que les aides soient enfin conditionnées à des engagements clairs, notamment en matière de dividendes et d’emplois ;
- un choc d’évaluation, sans lequel toute politique publique relève de la foi aveugle.
« Le paysage des aides publiques aux entreprises semble aujourd’hui éclaté et échapper à toute réflexion d’ensemble », déplore le rapporteur de la commission sénatoriale : Fabien Gay.
Mais au fond, est-ce un dysfonctionnement… ou un système savamment entretenu ? Une économie d’apparence libérale, où l’État redistribue allègrement, au nom de la sauvegarde de l’emploi, sans contrôle de l’argent public à ceux, dont le critère « emploi » n’est pas une exigence prioritaire, pendant qu’il demande aux autres de serrer la ceinture, encore et encore.
Le rapport de la commission, présidée par le sénateur LR Olivier Rietmann (également président de la délégation aux entreprises), précise que les aides doivent « s’apprécier dans un contexte global ». Les sénateurs rappellent que les prélèvements obligatoires sur les entreprises figurent parmi les plus élevés de l’Union européenne (20 % de la valeur ajoutée brute, selon Rexecode), et que deux grandes puissances économiques, les États-Unis et la Chine, ont consacré plusieurs centaines de milliards de dollars de soutiens publics et d’investissements en faveur de leurs industries et de leur tissu économique au sens large.
Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur. Personne ne prétend avoir été « choqué » par le principe d’accorder des aides sous forme de subventions aux entreprises. Mais tout de même ! Au-delà du montant, surtout au regard des efforts que l’on s’apprête à demander à une population déjà modeste, l’argument des prélèvements excessifs imposés aux entreprises ne saurait justifier que 211 milliards d’euros d’aides aux grandes, voire très grandes, entreprises soient distribués sans transparence ni réelle évaluation.
L’économie française, avec ses 68 millions d’habitants, ne peut être comparée à celle des États-Unis, 350 millions d’habitants, qui détiennent la maîtrise des technologies numériques dont nous dépendons, ou, à plus forte raison, à celle de la Chine, forte de plus de 1,3 milliard d’habitants. La Chine, qui détient plus de 90 % de la production mondiale de terres rares… Alors qu’elle n’en possède que 30 % des réserves. Cherchez l’erreur !
Est-il possible de mieux évaluer les aides aux entreprises, d’obtenir une meilleure transparence, et si oui, comment ?
Les sénateurs proposent notamment la publication annuelle, par le Haut-Commissariat au Plan, d’un rapport de suivi des aides versées aux grandes entreprises, aux entreprises de taille intermédiaire et aux PME, à destination des parlementaires et des partenaires sociaux. Un renforcement de l’information est également envisagé au sein des entreprises, avec un accès élargi, pour les comités sociaux et économiques, aux données relatives aux aides publiques.
Au cours des auditions, l’idée de rendre public un tableau récapitulatif des aides perçues a été bien accueillie par les chefs d’entreprise. À condition toutefois d’y faire figurer en parallèle les prélèvements dont elles sont redevables : une proposition qui a fait consensus.
La commission d’enquête formule de nouvelles modifications législatives. Elle préconise d’interdire l’octroi d’aides et d’imposer leur remboursement dans le cas d’entreprises condamnées de manière définitive pour une « infraction grave » ou qui ne publient pas leurs comptes. Elle demande également une disposition prévoyant le remboursement total d’une aide de l’Etat ou d’une collectivité locale si une entreprise procède à une délocalisation de l’activité concernée dans les deux années qui suivent.
Le rapporteur Fabien Gay, qui avait dénoncé les réductions d’emplois en parallèle de la croissance du montant des dividendes, a également été rejoint sur un autre point par ses collègues. Le rapport de la commission appelle à exclure les aides publiques dans le périmètre du résultat distribuable, c’est-à-dire sur lequel est assis le calcul du dividende. La recommandation exclut toutefois les exonérations et allègements de cotisations sociales, des aides prises en compte dans cette soustraction.
« Pour des raisons d’exemplarité », les sénateurs poussent également le gouvernement à inviter Michelin à rembourser la part de CICE indûment perçue. Celle-ci avait été utilisée pour l’achat de six machines qui n’ont jamais été utilisées pour le site de la Roche-sur-Yon, fermé en 2020, et qui ont été transférées sur d’autres sites européens. Lors d’une audition Le président du groupe Michelin, Florent Menegaux avait reconnu : « Si le CICE n’a pas servi aux machines qui sont restées en France, il ne serait pas anormal qu’on le rembourse ».
La commission a d’ailleurs tenté à deux reprises d’auditionner l’ancien président de la République François Hollande, pour revenir sur les raisons qui ont conduit son gouvernement à mettre en place ce crédit impôt compétitivité emploi (CICE). Le rapporteur « regrette » que l’ancien chef de l’État, ait refusé de se présenter. Il est vrai qu’il n’était pas tenu juridiquement d’y répondre, au regard de son ancienne fonction. Ce dernier avait toutefois participé à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la souveraineté industrielle ou encore à celle du Sénat sur les activités de Total Energies.
les préconisations de la commission d’enquête sur la fixation de conditions à l’octroi des aides étaient également très attendues
Dans un contexte de la multiplication de plans sociaux ou de plans de départs volontaires, le rapport note que les « contreparties en termes d’emplois sont encore peu contraignantes en France » et que les conditionnalités aux aides ont encore « une place marginale ou peu opérante » dans le droit français. Certaines aides sont déjà assorties de contreparties. Les aides versées dans le cadre des zones dites d’aide à finalité régionale incluent des clauses anti- délocalisations. Certaines aides régionales à des projets sont liées à des obligations de maintien de l’emploi. Quant aux entreprises bénéficiaires de prêts garantis par l’Etat, nombreux durant la crise sanitaire, celles-ci devaient s’engager à ne pas distribuer de dividendes ni à racheter d’actions. Cet engagement a t-il été respecté ? faute de vérification, la question reste en suspens.
Mieux évaluer les aides aux entreprises et avec une meilleure transparence devrait se traduire par une baisse de plusieurs dizaines de milliards d’euros
Mieux évaluer les aides aux entreprises, les soumettre à une vraie transparence et à une exigence d’efficacité, pourrait enfin permettre de tailler dans un gras budgétaire trop longtemps sanctuarisé.
Selon les conclusions de la commission sénatoriale, on peut estimer que l’application rigoureuse de ses recommandations offrirait une économie substantielle : 25 à 30 milliards d’euros, dès le budget 2025.
Mais ce n’est qu’un début.
En 2023, à Davos au forum économique mondial, certains ultra-riches ont eux-mêmes reconnu l’indécence d’un monde où les inégalités explosent pendant que les services publics s’effondrent. Ils proposaient une contribution de solidarité richesse, limitée dans le temps, par exemple disons deux ans pour éviter que certains parmi eux ne cèdent aux sirènes Américaines d’une délocalisation, et avec un taux raisonnable, non pas 2 %, comme le premier ministre l’avait, un temps, proposé, mais plus modestement 0,95 % de la fortune. Ce qui aurait toutefois un impact symbolique et fiscal, non négligeable.
Appliquée aux 500 plus grandes fortunes françaises, à partir d’un seuil de 245 millions d’euros, et sur une assiette évaluée à 1 228 milliards d’euros en 2024, cette contribution rapporterait 12 milliards d’euros par an.
En contrepartie, on supprimerait l’Impôt sur la fortune immobilière, cet impôt d’apparence qui épargne les plus riches et ne rapporte que 1,9 milliard d’euros. Le gain net : 10 milliards d’euros.
Mais pourquoi s’arrêter là ?
Le quotient familial, ce mécanisme fiscal unique en Europe, selon la cour des comptes, coûte 28 milliards d’euros à l’État https://www.moneyvox.fr/impot/actualites/94779/impots-le-systeme-francais-du-quotient-familial-coute-28-milliards-euros-a-etat#:~:text=Imp%C3%B4ts%20%3A%20le%20syst%C3%A8me%20fran%C3%A7ais%20du,d'euros%20%C3%A0%20l'Etat. Il s’inscrit dans la politique nataliste d’un pays où la question démographique n’est ni une urgence, ni une priorité. Mais, comme pour l’ensemble de la planète une problématique majeure, lorsque en une décennie (2012 – 2022) elle augmente d’un milliards d’individus. Malgré une légère baisse de son taux de natalité, la France n'a pas échappé à cette courbe ascendante, où pendant la même période, elle a progressé de près de 3 millions d'habitants ( chiffre supérieur à la population de la ville de Paris en 2025). La conjonction du nombre avec le dérèglement climatique et son impact sur les flux migratoires vers l'Europe, il faudra bien, que pour cette problématique démographique, les responsables politiques cessent de la juger tabou et s’y attellent de gré ou de force...
Ajoutons à cela la majoration des pensions de retraite à partir du troisième enfant, pour un coût annuel de 8 milliards d’euros, et nous obtenons 36 milliards d’euros à ne pas redéployer par le budget.
Faisons le calcul :
- 25 à 30 milliards d’euros d’économies sur les subventions et aides diverses aux entreprises,
- 10 milliards d’euros issus de la « contribution solidarité richesse »,
- 36 milliards d’euros de rationalisation fiscale des parts familiales,
Soit un total de 71 milliards d’euros, dont 10 milliards d’euros en recettes et 61 / 66 milliards d’euros à ne pas extraire du budget.
Pour conclure
Entre les 10 milliards d’euros que rapporterait une contribution de solidarité des plus riches et les 25 à 30 milliards d’euros d’économies réalisables sur les aides aux entreprises, ce sont près de 40 milliards d’euros qui pourraient ne pas être extraits du budget 2025. Cela n’exclut pas les nécessaires économies de gestion administrative, mais permettrait d’éviter les coupes envisagées au détriment des populations les plus fragiles.
Une telle orientation exige du courage, une vision, et cette volonté politique qui fait cruellement défaut à de nombreux responsables ainsi qu’aux député(e)s d’une Assemblée nationale fragmentée, embourbée dans le compromis et l’inaction.
Pourtant, rien n’interdit d’imaginer, et surtout de revendiquer, une transition budgétaire à la fois objective et réaliste, portée par les citoyens.