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Billet de blog 6 février 2025

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Recensement : le blog de l’INSEE à la frontière du mensonge sur la concertation

La collecte du recensement a commencé mi-janvier. Cette année, à la demande de la Défenseure des Droits, l'INSEE a introduit des questions sur le pays de naissance des parents des personnes recensées pour renforcer leur assignation à une origine. Dans son billet de blog du 14 janvier présentant l’évolution, l’INSEE évoque la phase de concertation de façon partielle et potentiellement trompeuse.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comme chaque année, la collecte annuelle du recensement par les communes a commencé mi-janvier. Comme l’INSEE l’annonce dans son blog : « En 2025 le questionnaire du recensement évolue et ce n’est pas si fréquent ». En particulier, chaque année, plus de 5 millions de Français devront désormais indiquer les pays de naissance de leurs parents. L'INSEE pourra ensuite associer ces informations à son répertoire national des personnes et des logements, contenant l’adresse présumée de tous les Français. Les services statistiques ministériels pourront aussi injecter ces informations dans les fichiers administratifs qu’ils utilisent, par exemple sur la délinquance, les personnes emprisonnées, les bénéficiaires des minimas sociaux, les inscrits à Pole Emploi.  Pour la première fois aussi, le recensement demande de fournir des informations sur quelqu’un d’autre que soi et pas n’importent quelles informations : des informations sensibles au sens de la loi Informatique et Libertés.

Dès le début de la collecte, la Ligue des Droits de l’Homme, la CGT, la FSU, le MRAP et Solidaires ont appelé à ne pas répondre à ces questions, sans pour autant boycotter le recensement puisque, officiellement, ces questions sont facultatives. Pour eux, ces questions sont inutiles et dangereuses dans le contexte social et politique actuel. Cette alerte mérite attention car dans la vie réelle, l’enjeu de la production de ces chiffres est moins l’intention (cachée) de ses auteurs  que leur utilisation probable. Des médias, comme des femmes et des hommes politiques affidés idéologiques de l’extrême-droite se réjouissent de cette évolution. C’est sans doute un indice.

Nous n’allons pas chercher à couvrir toutes les questions que peut soulever les débats en cours. Il faudrait écrire un livre pour cela tant elles sont nombreuses. Une question simple, abordée largement dans le billet de blog de l’INSEE, mérite cependant qu’on s’y arrête : celle de la concertation. Il s’agit de questions sensibles et le Directeur général de l’INSEE le reconnait volontiers lui-même. La transparence des objectifs et la concertation préalable sont donc impératives au regard de la loi informatique et Libertés et du code des bonnes pratiques de la Statistique européenne. De façon étonnante et inquiétante, ce que dit l’Insee sur la concertation atteint les frontières de la réalité. A chacun de se faire sa propre idée pour savoir de quel côté de la limite, il place l’Insee.

A première vue, le billet de blog de l’INSEE du 14 janvier 2015 détaille de façon très précise les phases de la concertation : 

« Les modifications du questionnaire du recensement de la population sont donc rares, mais pas inexistantes. Car il faut à la fois mesurer des évolutions, mais aussi s’adapter aux transformations de la société. […] »

« En pratique, les évolutions du questionnaire du recensement sont décidées à l’issue d’un processus complet de concertation et de validation.[…]. »

« Au niveau national, les demandes d’évolutions des utilisateurs des données du recensement s’expriment, comme pour les autres statistiques publiques, principalement au Conseil national de l’information statistique (Cnis), l’instance qui assure la concertation entre les producteurs et les utilisateurs de la statistique publique (élus nationaux et locaux, syndicats, associations, organismes publics, chercheurs…). En 2012, un groupe de travail du Cnis s’est penché sur le contenu du questionnaire du recensement. Le rapport n° 130 « Évolution du questionnaire du recensement de la population », qui en est issu, faisait état de 18 propositions d’évolutions relatives au questionnaire individuel ou à celui sur le logement. […]. »

« En 2020, en prévision du passage à la nouvelle nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (la PCS2020), plus facile à coder donc nécessitant moins de questions, l’Insee a pu rouvrir le dialogue sur l’introduction de nouvelles questions. Il a donc réexaminé les propositions du rapport de 2012 […]. Un premier échange a été organisé lors d’un séminaire du Cnis, consacré aux questionnaires et à la diffusion du recensement, en octobre 2020 ; il a été approfondi par des consultations complémentaires auprès de services statistiques des ministères, de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et de la Défenseure des Droits. »

« A la suite de ces concertations, en juillet 2021, l’Insee a proposé un nouveau questionnaire pour le bulletin individuel. »

Pour le lecteur lambda de ce billet, une large concertation a donc eu lieu, qui a conduit à valider l’introduction des questions sur les pays de naissance des parents des personnes recensées. En fait, la réalité est tout autre et proche de la situation inverse, car l’INSEE oublie de dire bien des choses dans son billet de blog.

L’INSEE oublie de dire que le groupe de travail du CNIS de 2012 a conduit à écarter de façon argumentée ces questions, après plusieurs mois de travail et de nombreuses auditions. Ceux qui prennent la parole aujourd’hui dans le débat devraient le relire  :

« Pour repérer explicitement les discriminations, un questionnaire de type recensement, forcément court, n’est jamais assez riche. Pour ce qui est du « cadrage » territorial sur l’importance des populations issues de l’immigration, les sources existantes permettent une appréhension suffisante au niveau des départements et même des zones d’emploi. Une connaissance géographiquement plus fine […] ne correspond pas, non plus, à une demande des acteurs publics locaux, ni à des politiques locales spécifiques, pour qui les niveaux départements ou zone d’emploi sont suffisants. »

« Enfin et surtout, l’introduction de questions sur les origines géographiques des parents risque de générer des tensions autour de l’opération : le recensement est aujourd’hui centré sur la personne et sa famille actuelle ; le faire porter sur ses parents en change la nature et limite la référence aux « origines » à une seule dimension, celle des origines géographiques. Comment justifier qu’on impose à une personne de ne décrire de ses parents que leur nationalité ? La connaissance des origines sociales des parents est au moins aussi importante pour mener des analyses : celles-ci seraient tronquées si elles se réduisaient à l’origine géographique.

[…] Le caractère obligatoire et « officiel » du recensement accentuerait le risque d’estampiller des personnes comme durablement spécifiques de par leur origine, ce qui pourrait être ressenti comme une stigmatisation officielle » […]

« En conclusion de ce débat, le groupe recommande de ne pas introduire de questions sur le lieu de naissance, ni la nationalité des parents »

Pour toutes celles et ceux qui aiment les arguments d’autorité, rappelons qu’un rapport récent de l’Inspection générale de l’INSEE sur le rôle et le fonctionnement du conseil national de l’information statistique fait des « groupes de travail » le seul cadre permettant une réelle concertation au sein du CNIS. Rappelons aussi que ce groupe de travail était présidé par Jean-Claude Frécon, président de la Commission nationale d’évaluation du recensement de population (CNERP) et Chantal Cases, directrice de l’INED et future directrice des statistiques démographiques et sociales de l’INSEE.

L’INSEE oublie aussi de dire que le séminaire d’octobre 2020 a conforté ces conclusions. Ce séminaire était organisé pour actualiser les recommandations du groupe de travail de 2012 au moment où une fenêtre d'opportunité s'ouvrait pour modifier les bulletins du recensement. Au cours de cette journée, les interventions ont confirmé les priorités mises en avant en 2012. Aucun intervenant n’a demandé de revenir sur le choix d’écarter les questions sur les pays de naissances des parents. Notons aussi que ce séminaire avait fait l’objet d’une large communication préalable, qu’il accueillait des dizaines de personnes de tous horizons dans le grand auditorium du ministère des finances, qu’il prévoyait dans son ordre du jour un large temps pour la discussion. On était donc loin des réunions des commissions thématiques du CNIS, qui se tiennent dans des salles de réunion obscures, avec un ordre du jour chargé ne permettant pas le débat, d’autant moins que leurs ordres du jour sont souvent communiqués tardivement, de sorte que seules les personnes bien informées ou judicieusement sollicitées viennent y participer.

Dans ce contexte, l’INSEE trompe quand il parle d’approfondissement « par des consultations complémentaires auprès de services statistiques des ministères, de l’Institut national d’études démographiques (Ined) et de la Défenseure des Droits ».

En réalité, la Défenseure des droits est venue voir l’INSEE au printemps 2021, quelques mois à peine après le séminaire d’octobre 2020, pour demander l’introduction des questions sur le pays de naissance des parents dans le recensement. Des chercheurs de l’Ined ont appuyé cette demande puisque, depuis longtemps, mélangeant leur casquette de chercheur et celle de militant, ils réclament des outils pour développer une lecture raciale de la société. Il a aussi fallu convaincre la DREES, service statistique de ministère de la Santé et des affaires sociales puisqu’il fallait supprimer des questions parmi celles priorisées par le groupe de travail de 2012 et le séminaire de 2020 afin de faire de la place aux questions visant à renforcer l’assignation à l’origine géographique des personnes.

En particulier, en lien avec le vieillissement de la population, la large concertation réalisée avait souligné le besoin d’estimer de façon fine les effectifs des personnes en situation de handicap et de dépendance :  « les départements, chefs de file de l’action sociale décentralisée, les ARS et d’autres acteurs locaux sont fortement demandeurs d’une information locale fine pour piloter leurs actions en faveur des personnes handicapées et dépendantes, et plus généralement des personnes vulnérables en matière de santé. Ce besoin a été exprimé avec force par le groupe de travail du Cnis « Indicateurs sociaux départementaux » de 2009. Cet enjeu ne peut que croître avec le vieillissement de la population. Il est local autant que national. Les sources existantes ne permettent pas d’y répondre de façon satisfaisante. Il convient de noter enfin, que l’ajout de questions au recensement permettra de disposer d’une information homogène et régulière sur les différentes populations (ménages ordinaires et ménages en institutions), ce qui n’est pas le cas des enquêtes nationales, le plus souvent auprès des ménages ordinaires ».

Pour cela, le groupe de travail avait préconisé d’introduire au moins deux des trois questions du « mini module européen » sur la santé et, si la place le permettait, d’ajouter la troisième question, voire aussi une quatrième question complémentaire. Au final, pour permettre d’approfondir l’origine des personnes, l’INSEE n’a retenu qu’une seule question, issue du mini-module européen, au risque de nuire à la capacité à piloter les politiques publiques territoriales en faveur des personnes en situation de handicap et de dépendance. Dans le même temps, l’INSEE envisage d’introduire les trois questions du « minimodule européen »  dans le tronc commun des questions qu'il pose dans toutes ses enquêtes. Il y a-t-il eu négociation entre l’INSEE et la DREES ? Donnant-Donnant pour satisfaire la Défenseure des Droits ? Les historiens de la statistique nous l’apprendront peut-être demain.

Quoi qu’il en soit, il reste que le billet de blog de l’INSEE trompe quand il laisse croire, par ses omissions et des mots trompeurs, que les questions sur le pays de naissance des parents résulteraient d’une large concertation. En réalité, en juillet 2021, l’Insee a fait le choix d’ignorer les conclusions de la large consultation menée dans le cadre du CNIS pour donner satisfaction à la Défenseure des Droits, sans doute avec l’accord de la DREES et l’appui de l’Ined. La décision n’a pas été prise après une large discussion publique mais derrière les portes fermées de bureaux d’un nombre réduits d’administration. S’agissant de la collecte et du traitement de données sensibles par la Statistique publique, cela n’est pas si fréquent et cette légèreté au regard des exigences du RGPD et du Code des bonnes pratiques de la Statistique européenne est particulièrement inquiétante. Elle l'est d'autant plus que ni l'INSEE, ni la Défenseure des Droits n'ont indiqué précisément comment ils comptaient utiliser le recensement. Sur ce sujet aussi, le billet de blog de l'INSEE est évanescent.

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