Les médias du groupe Bolloré ont encore frappé. Jeudi 21 mars 2024, les sites internet de Cnews, Europe 1 et du JDD publiaient les résultats d’un sondage commun sur un sujet au cœur de leurs préoccupations éditoriales pour nous annoncer que « 53% des Français sont favorables à l'utilisation de statistiques ethniques pour lutter plus efficacement contre la délinquance », pour reprendre les titres de Cnews et Europe 1. Le Journal du Dimanche proposait une variation avec un « 53 % des Français appuient l'emploi de statistiques ethniques dans la lutte anticriminalité ».
Selon ce sondage réalisé par l’Institut CSA, seuls 35% des Français y seraient défavorables tandis que 12% préfèrent ne pas se prononcer. Politiquement, non sans un certain paradoxe (nous y reviendrons), les personnes se déclarant proches de la France insoumise sont les plus nombreuses à s’opposer à des statistiques racisées sur ce sujet (62%), suivies par les proches d’Europe Écologie-Les Verts (54%). A l’opposé du spectre politique, les sympathisants d’une « droite » qui semble inclure le Rassemblent national, sont les plus nombreux à vouloir des statistiques racisées sur la délinquance : 75% y sont favorables. L’effet âge n’est pas réjouissant car ce sont les plus jeunes qui sont les plus favorable à de telles statistiques (65% des 18-24 ans).
Le même jour, le journal Le Monde proposait un retour vers le passé pour rappeler comment l’un de ses articles, titré « Safari ou la chasse aux Français », avait conduit à la création de la commission nationale de l’Informatique et des Libertés, l’acronyme S.A.F.A.R.I. désignant un projet de l’Insee d’interconnexions généralisées des fichiers administratifs sur la base du numéro de sécurité sociale, autrement appelé dans leur jargon, numéro d’identifiant au répertoire (NIR).
Ces deux informations, apriori sans rapport, proposent au contraire un télescopage saisissant d’actualité.
En effet, comme je l'ai déjà expliqué, à l’occasion de la mise en place du règlement générale à la protection des données, la refonte de la loi Informatique et libertés a octroyé à l’Insee et aux services statistiques des ministères un droit exorbitant leur permettant de mettre en œuvre un nouveau S.A.F.A.R.I. L’Insee et les services statistiques des ministères ont désormais la possibilité d’injecter de façon durable un identifiant individuel adossé au NIR dans toutes les enquêtes et dans tous les fichiers administratifs qu’ils exploitent. Cette facilité leur permet d’interconnecter ces fichiers à façon, sans avoir eu nécessairement besoin de le prévoir à l’avance. Parmi ces fichiers à disposition, ceux sur la délinquance, sur les condamnés, sur les prisonniers. Parmi les enquêtes interconnectables, les enquêtes annuelles du recensement de la population.
Or, à la demande de la Défenseure des Droits, l’Insee a aussi décidé d’introduire prochainement dans le bulletin du recensement des questions sur le pays de naissance des parents des personnes recensées dans le but d’identifier, non seulement les immigrés, mais aussi les enfants d’immigrés et d’approfondir ainsi l’assignation de la population à des catégories raciales approximatives. Pour la Défenseure des Droits, inspirée par les politiques anglo-saxonnes de discrimination positive et soutenue par les chercheurs militants qui gravitent autour de l’Ined, cette innovation permettrait de comparer la répartition racisée des effectifs des entreprises et des administrations à celle de leur bassin d’emploi. Pour les mauvais théoriciens des discriminations systémiques, tout écart de proportion est signe de discriminations. Pour réduire les discriminations, il suffit donc d’inciter les entreprises à rééquilibrer leurs effectifs racisés par la mise en œuvre de quotas cachés. Simpliste, mais efficace sur le plan des chiffres. Sur la façon de voir les autres et sur les préjugés, l’effet est sans doute moins joyeux.
En faisant cela, ces théoriciens convergent avec l’extrême droite pour faire de la race la caractéristique structurante de l’analyse des mécanismes sociaux. Ils donnent aux lectures raciales une légitimité scientifique et contribuent ainsi à banaliser les discours raciaux. Si une grille d’analyse de la société est légitime, elle l’est pour tous et pour tout. Si elle l’est pour le marché du travail, l’accès aux soins, l’accès au logement. Elle l’est aussi sur la délinquance. Si elle l’est pour les sociologues militants de la lutte contre les discriminations, elle l’est aussi pour ceux qu’ils combattent. Dans une société démocratique, si les réunions interdites aux Blancs sont légitimes, les réunions réservées aux Blancs ont aussi malheureusement leur place. On ne peut prendre des Amériques qu’une partie de ce qu’elles proposent sans voir que tout fait système. C’est là le paradoxe des sympathisants de la France insoumise que nous évoquions plus haut.
Cela dit, retenons avant tout que, grâce à la Défenseure des Droits et grâce à l’Insee, la prochaine présidente de la République pourra répondre favorablement à la demande exprimée dans le sondage « Bolloré » en proposant des statistiques de la délinquance racisées, sur la base des catégories que les sociologues de la discrimination systémique banalisent depuis le milieu des années 2000. Le monde en sera-t-il meilleur ?