Nikolaï Alexéevitch Ivanov en cette fin du XIXe siècle ne fait que de se lamenter et clame haut et fort son ennui. Ses velléités, à travailler à la gestion des terres du « zemtsvo* », le laissent immobile dans une société de petits bourgeois, ploucs et antisémites. La vacuité, de son oisiveté quotidienne, le fait chuter dans la dépression, sans qu’il ne comprenne vraiment pourquoi. Il ne ressent plus d’amour pour Sarah Abramson sa femme, au seuil de la mort. Telle la luciole victime de sa lumière, Ivanov est la proie de gens grotesques qui n’ont d’autres occupations que de cancaner sur lui.
Le tragi-comique de la pièce d’Anton Tchékhov (1860-1904) prend sa source dans la réalité d’une vie sociale ennuyeuse; animée par l’avarice des Lébédev, la morale de Lvov et la mauvaise humeur de l’oncle d’Ivanov. Le regard médisant que lui portent ses proches, anéanti la volonté d’Ivanov et l’empêche de se prolonger dans un avenir immédiat. La propre vie d’Ivanov est au-dessus de ses forces d’où sa neurasthénie. Son entourage, stupide et friand de ragots, le fatigue de paroles vaines et inutiles. Il ne se reconnaît plus dans cet homme irascible, brutal et mesquin. Se sent coupable de ce qu’il est devenu, cela offense sa conscience et l’enfonce dans la solitude. Il sait qu’il a une femme admirable qui a tout abandonné pour lui. Alors que lui n’a rien sacrifié. Ce n’est pas un salaud comme le pense Lvov, mais un inadapté terriblement lucide qui, comme ironise Borkine : a une cave pleine de vin, mais pas de tire-bouchon.
Luc Bondy a remis l’ouvrage sur le métier pour donner une mise en scène qui tient, à la fois, du drame romantique et de la comédie satirique. Dans le droit-fil de la version de 1887, le tragi-comique de cette société médiocre et désoeuvrée de la fin du XIXè siècle, se présente aujourd’hui d’une manière étonnamment contemporaine.
Le temps ne prend pas sur l’oeuvre d’Anton Tchékhov. Pour la simple raison que l’univers où vit Ivanov à un secret : les personnages et lui-même ont les solutions pour changer les choses; mais rien ne se modifie, tant leur velléité est ancré dans leur gène.
Il faut dire aussi que Tchékhov voyait son Ivanov comme réel; venu de la vie et non de l’écume du hasard. Il a construit son personnage à partir de ses observations de médecin. Ni mensonge, ni invention ne sont venus parasiter cette oeuvre de jeunesse.
Luc Bondy, en faisant le choix de la première version, donne à Ivanov un aspect comique et satirique auquel tenait tant Tchékhov. Le point culminant de l’histoire est à l’acte III, quand Ivanov traite de sale juive Anna Petrovna, sa femme mourante. Sa brutalité est telle que l’on comprend l’importance du rire dans la pièce de Tchékhov. Dans la salle, l’effroi s’est soudain incarné dans le corps de chaque spectateur, qui ne pouvait ne pas penser aux crimes antisémites de la porte de Vincennes, en janvier 2015.
Tchékhov en la personne de Luc Bondy a trouvé un ambassadeur de premier plan, bien épaulé par une sensationnelle distribution et une scénographie qui donne plein pouvoir au jeu et à la mise en scène. Mille mercis ! pour cet Ivanov humain et moderne.
zemtsvo* : est un type d'assemblée provinciale de l’’Empire russe créé en 1864
IVANOV
d’Anton Tchékhov
Jusqu’au 1er novembre 2015
3h 20 avec un entracte
Créé le 29 janvier 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Mise en scène Luc Bondy
Avec Christiane Cohendy, Victoire Du Bois, Ariel Garcia Valdès, Laurent Grévill, Marina Hands, Yves Jacques, Yannik Landrein, Roch Leibovici, Micha Lescot, Chantal Neuwirth, Nicolas Peduzzi, Dimitri Radochévitch, Fred Ulysse, Marie Vialle
Version scénique Macha Zonina, Daniel Loayza, Luc Bondy d’après la première d’Anton Tchekhov et la traduction d’Antoine Vitez
Décor Richard Peduzzi
Costumes Moidele Bickel
Lumière Bertrand Couderc
Musique Martin Schütz
Maquillages / coiffures Cécile Kretschmar
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l'Odéon
75006 Paris
http://www.theatre-odeon.eu/fr
Métro : Odéon
RER B: Luxembourg