Écrivain-documentariste, AuPoste.fr, Allo Place Beauvau, «10h59» (Grasset), Un pays qui se tient sage (2020), punk rock et contre filatures.
Pigiste Mediapart
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MARDI 7 AVRIL 2020 - JOUR 23
MATIN. C’est ma belle qui l’a repéré de loin, entre le square (fermé) et la bouche de métro (vide). Victor fait du sur-place, à coups de ronds sur le trottoir, un manège pour se sentir en vie. Autour de lui, c’est zombieland comme disait l’autre jour un SDF dans Le Parisien (l’homme comparait Paris à Resident Evil, une hollywooderie de fin du monde). Victor s’arrête, bonjour bonjour, et avec Anita, on s’approche, mais pas trop, pas fiers et pas sûrs, indécis et en colère — la peur, l’envie de la braver, et les consignes. La vie de Victor défile, moi Russe, moi papier, moi passeport, il répète, comme si on était flics, ou qu’il fallait nous rassurer, mais de quoi, j’ai vécu Allemagne et Marseille 10 ans, seulement, maintenant, Ma dame pas là, Ma dame partie. On comprend qu’elle pas papier, elle expulsée.
Victor a 41 ans, et il erre comme jamais, à la rue elle-même à la rue. Depuis le #RestezALaMaison, comme on ordonne à la télé, sa propre maison s’est vidée : le bus des sans-abri du matin, celui qui d’ordinaire sert du café, y a plus ; la soupe populaire, le soir, y a plus ; la distribution de vêtements, y a plus. D’un coup de confinement, une vie cambriolée. Et Victor qui veut briser la distance, naturellement, s’accrocher au chaland, mécaniquement, et moi qui recule, comme jamais, lâche et désolé, la distanciation sociale est un privilège, et qui lui fais des signes, je comprends je comprends, c’est normal c’est normal, avance Victor. Que dirait G., mon petit 10 ans, s’il était là, putain qu’il me manque, à me voir comme ça ? Victor attend, Anita aussi, oscille-t-elle, entre partager et partir ? Impossible rencontre mais dans ce désert, on se donne du mal, tous les trois, on fait au mieux, tandis qu’un passant s’écarte, plus curieux que réprobateur. Je me sens con, promeneur de la peur, piéton à gants de moto, à fouiller mon porte-feuille en quête d’un billet. Ça prend des plombes, ça glisse, et si par ce gant, ou ce billet, je transmettais le Mal ?
Victor est SDF depuis une éternité de quatre ans. Avec le confinement, il a déniché un nouveau gite, qu’il lorgnait depuis longtemps, un sacré spot : le renfoncement d’un cinéma du Quartier Latin. C’est l’unique bonne nouvelle pour lui : avec la fermeture des salles, ce cinéma est devenu son chez lui. Les premières nuits, l’établissement avait même laissé le chauffage, un peu de réconfort par trous d’aération. Un songe : Victor le Russe, Victor à l’affiche, voilà son rôle, Paris The Day After, ça s’appellerait, l’homme serait bigger than life. - Et comment vous faites pour manger ? Victor dit qu’il se débrouille, et sa maigreur finit ses phrases. Soudain, il part dans un rire, un rire fort, et le passant s’arrête, au loin. Hier soir, Victor a avalé une quiche lorraine. Ou plutôt, les restes d’une quiche. - C’est police qui m’a donné tarte.
APRÈS MIDI. C’est un grand-père au temps du Coronavirus, un grand père confiné, pour l’occasion il s’est fait beau : il a enfilé un t-shirt, une chemise blanche, et un gilet vert sans manche. Il se regarde dans son iPhone — un dernier modèle, semble-t-il, avec ses deux billes de caméra au dos, un connaisseur — il se miroite comme on fait tous, un coup de peigne imaginaire, une œillade à lui-même, avant de s’élancer dans son live. Il commence par dire « les réseaux sociaux, je ne sais pas ce que c’est » et on connait l’animal, dans sa bouche, cette ignorance n’est pas un prétexte, encore moins une excuse, c’est une provocation envers nous, noyés sociaux, une façon de nous tirer par le swipe, comme il a toujours aimé nous tirer les oreilles. Grand-père n’a jamais été aussi charmeur qu’en ce moment même, à l’isolement sur sa chaise grinçante, dans son atelier, espiègle, avec ses petites incisives de devant, ses yeux qui roulent, sa mèche blanche qui s’affole, et sa main qui tremble, sauf à l’instant fatidique où il s’agit de rallumer son barreau de chaise : grand-père aime le cigare, pour la fumée, qui fait écran, et le silence qu’il procure, le temps d’une bouffée. « Le virus est communication, il a besoin d’un autre, d’aller chez le voisin, comme certains oiseaux, pour y entrer. Comme quand on envoie un message sur un réseau, on a besoin de l’autre pour entrer chez lui ».
Sur Instagram, nous sommes trois mille à l’écouter. « Ce virus : est-ce de la matière ou est-ce du vivant ? » s’interroge-t-il, à voix haute et chevrotante, « peut-être qu’il nous aime bien, le virus, au sens de Sacha Guitry : “contre, tout contre nous“ ? » Trois mille, c’est peu et c’est beaucoup dans nos aujourd’huis de repliés, tous vivants en suspens, devenus matière-qui-attend la mort ou la délivrance. Tous en suspens, même en haut : « Essayez de penser en chef d’État deux minutes… On abandonne. » Il rit, comme Victor riait : sans attendre quoi que ce soit d’utre que la jouissance de l’instant.
Le vieil homme est une icône, au sens religieux et informatique, une pop star déchue, mais mondiale, et chacun lui offre des cœurs colorés qui montent au ciel, des pokes et des vas-y, et des questions qu’il esquive soigneusement. Au Japon, il a ses fans : un commentaire sur deux est indéchiffrable, venu de loin. Grand-père répète : « Le virus est une communication : comme ce qu’on est en train de faire… dont on ne va pas mourir, mais peut-être qu’on n’arrive pas à bien en vivre. » Et le voila, en grande forme, qui glisse sur son terrain de jeu : la théorie de l’information, celle qui fait qu’on est venu l’écouter, 90 minutes, où, enfin, on s’accorde voyage dans la pensée et répit depuis son canapé. LCI, dit-il, c’est une fois le matin, une fois le soir, et c’est assez, trop de langage et pas assez de parole, trop de rhétorique et pas assez de vrai, même les courbes de morts de la télévision sonnent faux : « le Capitalisme, c’est la croissance ; l’information, aussi, veut toujours aller de l’avant. Elle ne veut pas penser en arrière ».
À la fin de l’Insta conversation, tout le monde se remercie, on a même droit à un bonus, live, on voit un bout de son bureau, au sol, des tas de photos, des bouts de scénario. Un commentaire clignote : « Thank God, you can’t affect Jean-Luc Godard »
SOIR. Dans les Ehpad, c’est l’hécatombe. Plus rien ni personne ne peut cacher ces morts qu’on ne saurait voir. Maintenant, on sait. Sous l’acronyme, le retour des mouroirs. Les bilans macabres doublent : 1500 morts disparus dans la journée, dont la moitié en asiles de vieux/usines à cash. Il y a ceux qui meurent de fièvre, ou d’asphyxie ; ceux qui meurent, littéralement, de chagrin — et tous : qui meurent seuls. A la radio, s’échappent parfois des pleurs d’enfants, hommes et femmes eux-mêmes parents, qui n’ont pu embrasser une dernière fois leur parent. Chaque pleur est un avertissement. Une insupportable rumeur.
Comme par magie noire, les décomptes ne donnent pas de reportages télé à l’italienne, quand les mêmes déflagrations touchaient nos voisins. C’est la règle journalistique du mort kilométrique (qui veut, en temps normal, que plus la mort est proche, plus elle fait la manchette) qui est désormais inversée. Ici, ce soir, c’est la tchernobylisation (le nuage de morts s’est étatiquement et médiatiquement arrêté aux frontières). Je prends des nouvelles de ma mère (chez elle, la vaillante). Contre les vents mauvais, on cause de demain, de cet été, quand on sera bien.