Écrivain-documentariste, AuPoste.fr, Allo Place Beauvau, «10h59» (Grasset), Un pays qui se tient sage (2020), punk rock et contre filatures.
Pigiste Mediapart
Corona Chroniques, #Jour36
Sur BFM Business, un marchand déballe son tapis : du Korian comme ça, à prix d’ami, il faudrait être couillon pour pas se baisser. Selon l’adage, le malheur des uns fait le bonheur du petit porteur
Écrivain-documentariste, AuPoste.fr, Allo Place Beauvau, «10h59» (Grasset), Un pays qui se tient sage (2020), punk rock et contre filatures.
Pigiste Mediapart
Agrandissement : Illustration 1
LUNDI 20 AVRIL 2020 - JOUR 36
MATIN. Korian est leader sur le secteur des Ehpad en France. 294 établissements, 30 000 lits, un patrimoine immobilier de 2 milliards, 136 millions d’euros de bénéfices — et une surmortalité suspecte. Ce matin, Libération a enquêté. Et c’est froid comme un dernier plateau-repas. Une employée résume : « Chez Korian, tout est conditionné par l’argent. On sait que le directeur a un fixe et un variable, aligné sur les économies qu’il va faire dans son établissement. » Et ça mange pas de (petit) pain, chez ces Gens-là (à 30 centimes l’unité, ceux au lait auraient été supprimés de certains petits-déjeuners). Jusqu’à ce que des familles portent plainte et que Korian dévisse en bourse.
A 10h08, BFM Business claironne : c’est justement le moment ou jamais d’acheter du Korian ! (Un ami, la semaine dernière : « pour ta plongée de fin du monde, tu devrais regarder cette chaîne, ça va te distraire » — en un mot, BFM Business c’est la même vision du monde que BFM, mais sans s’encombrer de nuances). Sur l’écran, une aiguille de tableau de bord s’affole dans le vert, le cadran va de gauche à droite, du rouge VENDRE à RESTER A l’ECART en rose, pour passer par NEUTRE, CONSERVER, et finir par le graal vert prairie : ACHETER. Au téléphone, un marchand déballe son tapis : de la mastodonte comme ça, à prix d’ami, il faudrait être couillon pour pas se baisser. Selon l’adage, le malheur des uns fait le bonheur du petit porteur.
Leçon de boursicotage. Grâce à « une surmédiatisation à cause de deux ou trois Ehpad, où il y a eu énormément de décès », le titre Korian ne vaut donc plus rien. Et cette conjoncture, faut voir loin, faut voir long terme, ces morts « c’est quand même marginal à l’échelle du groupe » note le commerçant. Et si, bien sûr, « le business doit s’adapter et c’est compliqué, beaucoup d’établissements ne peuvent plus prendre de résidents » (comprendre le non-dit : rupture de stock) c’est justement ça qui est juteux, vous voyez pas, la voilà l’affaire, le voilà le vert : ces résidents qui meurent et qui manquent (à gagner), « ce sera passager ». « Tout ceci devrait finir par se tasser, je ne sais pas si ce sera à la fin du #confinement, mais les activités pourront reprendre leur cours. Et on retrouvera à ce moment-là un business, toujours le même, un business solide, en croissance. » Et en avant le mouroir-caisse.
Malicieuse, l’équipe d’Arrêt sur Images rappelle que les rédactions de Libération et de BFM appartiennent au même milliardaire et se partagent le même immeuble. Pendant que le chroniqueur télé remballe sa camelote, on s’interroge : dans l’éco-système investigation / profits boursiers, qui sortira gagnant ? Ceux en quête de liquidités ou ceux en quête de vérité ? Le propriétaire des deux, metteur en scène de toute la scène ? Vertiges. Et si c’était ça, la morale de l’histoire ? Dans sa folie meurtrière, le Covid-19 a aussi du bon. Il remet la réalité à sa place, et son sens premier à la guerre économique.
APRÈS-MIDI. Parmi ses échantillons, Cheryl proposait cinq modèles, tous à triple pli, et tous Do It Yourself, c’est tout ce qu’il me reste, disait son courriel. Des jours à chercher sur le net, ces maudits cache-misère, à ne pas comprendre comment ils font tous, dans la rue, pour en avoir un, et pas nous, et enfin, la délivrance : Cheryl avait un modèle fleuri, un en lin crème, je peux aussi le coudre en foncé, et deux à rayures rouges, tous assortis d’élastiques sombres, 4 euros le masque, prix coûtant. Sur les photos, Cheryl dévoilait un peu de son artisanat : doigts fins sur la couture, assortis d’ongles au vernis noir impeccable.
Nous avons rendez-vous à mi-chemin de nos confinés, elle dans le XIIIe arrondissement, moi dans le XIVe, un kilomètre chacun, ça ferait l’équidistance et ça ferait l’attestation. Cheryl a proposé un café pour rendez-vous — même fermé, ça ferait aussi du bien d’apercevoir un bistrot.
Mais à l’heure dite, monnaie prête, pas de Cheryl, pas de masques, la jolie paire à rayures rouges commandée, pas d’ongles colorés. - David ? Fait une voix derrière moi.
Une voix d’homme, la trentaine, masque noir au visage, à coup sûr prototype-maison de la version en lin sombre. - J’suis le livreur ! En trottinette.
Il me tend une pochette, de bon augure, orange profond comme ma vieille moto. Le jeune homme me parle de Cheryl, pas vraiment couturière, mais elle s’y est mise, on a une machine à la maison, et puis, faut bien aider, avec tout ce qui nous arrive, mais là, elle m’a dit, c’est les derniers, j’ai plus de tissu. - Pour le lavage, l’AFNOR conseille 60° mais Cheryl dit que 30° plus fer à repasser, c’est bien aussi. Attention, 4 heures seulement, à laver régulièrement.
Au retour, triomphal, nous voilà sauvés, vengeurs masqués, parés pour le train possible vers les enfants (40 jours, quarante jours qui comptent triple, SALOPERIE DE COVID), je rejoue la scène, petit deal de rue improbable, bonté pure, elle qui coud, lui qui court, gestes simples — tout n’est pas perdu.
SOIR. A 20h, #CortègeDeFenêtres. En face, le petit voisin saute de plus belle, #ManifAuBalcon — vacances sans fin. Le garçon est de retour. Quelle joie de danser avec toi, bonhomme.