David Gauzère (avatar)

David Gauzère

Journaliste indépendant

Abonné·e de Mediapart

14 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 août 2016

David Gauzère (avatar)

David Gauzère

Journaliste indépendant

Abonné·e de Mediapart

« Le Roi est mort ! Vive le Roi ! »

L'imbroglio régnant actuellement autour de l'état de santé du Président ouzbek Islam Karimov laisse un pays en proie à une succession non préparée et à une certaine déstabilisation politique encore difficile à mesurer aujourd'hui (islamisme, nationalisme).

David Gauzère (avatar)

David Gauzère

Journaliste indépendant

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le Président ouzbek Islam Karimov viendrait de succomber le 29 Août dernier d’une hémorragie cérébrale à l’âge de 78 ans. C'est du moins ce qu'affirment certaines sources russes et locales russophones, lorsque d'autres sources, principalement occidentales, indiquent que le Président ouzbek serait toujours hospitalisé dans un état de santé préoccupant, mais toujours en vie. A cet imbroglio d'informations contradictoires, des rumeurs viennent encore s'ajouter évoquant que son décès ne serait officiellement déclaré qu'après la commémoration des cérémonies du 25e anniversaire de l'indépendance du pays, qui auront lieu le 01ier Septembre prochain.

Toujours est-il qu'après 26 ans de règne sans partage, la transmission du pouvoir a bel et bien déjà commencé en coulisses à Tachkent. Islam Karimov laisse un pays, certes provisoirement stable, mais en proie à une succession difficile et à des risques importants de déstabilisation à court terme. Les prétendants au pouvoir sont nombreux, chacun appuyé par un clan régional, et n’ayant attendu ni les obsèques du « Vieux Lion centrasiatique », ni les commémorations du 25e anniversaire de l’indépendance pour commencer à neutraliser les rivaux.

La guerre de succession a commencé

Islam Karimov a un fils, Pëtr, et deux filles, Goulnara et Lola. Si Pëtr et Lola avaient affiché tôt leur désintérêt pour la politique, il n’en allait pas de même de Goulnara, la deuxième de la famille. Mais, en 2013 ses ambitions démesurées avaient fini par agacer son père qui, en présence du chef du SNB (ex-KGB) Roustam Inoyatov, avait fini par gifler sa fille aînée dans les jardins du Palais présidentiel dans un « mélodrame oriental », avant de la placer en résidence surveillée et de lui supprimer ses sociétés. La gifle paternelle avait alors coûté du jour au lendemain le licenciement de plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le pays[1].

Depuis l’éviction des « héritiers » familiaux, quatre personnes se détachent des postulants au pouvoir de par leur poids politique.

  • Roustam Inoyatov : Ce responsable des Services de Sécurité est l’homme de confiance du Président et pourrait être pressenti à sa succession. Mais, son âge avancé et sa difficulté à s’imposer sur les autres clans du pays n’en feraient qu’un successeur provisoire, le temps d’ « élire » un nouveau dirigeant.
  • Roustam Azimov : Il est le Ministre des Finances. Il a toutefois été « neutralisé », arrêté et placé en détention en lieu sûr dès ce matin.
  • Nigmatoulla Youldachev : Il est le Président du Sénat. Membre influent du clan de Tachkent, il pourrait rassembler l’élite de Tachkent et les « Karimoviens » de la Vallée du Fergana, mais se retrouverait aussitôt en face des clans de Samarkand-Djizakh et du Khorezm, qu’il ne parviendrait pas à convaincre.
  • Chavkat Mirziyoyev : Il est le Premier Ministre depuis 2003. Lui aurait le plus de chances de devenir le prochain Président de l’Ouzbékistan. Âgé de 59 ans, il est plus jeune que les autres et provient du même clan que le Président défunt, celui de Samarkand-Djizakh, clan qui contrôle l’armée et les forces de sécurité du pays[2].

Les inconnues de l’après-Karimov en Ouzbékistan

La succession n’est donc pas claire et les intrigues sont nombreuses en ce moment à Tachkent. L’après-Karimov risque donc  de plonger pendant quelques temps l’Ouzbékistan dans une période trouble. L’opposition laïque (Sanjar Oumarov) comme islamiste modérée (Mohamed Solih), jusque-là muselée, risque de reprendre de la vigueur sur fond d’oppositions claniques régionales.

Les islamistes radicaux issus du Mouvement Islamiste du Turkestan (MIT), affiliés depuis 2014 à l'Organisation Etat Islamique, pourraient notamment profiter de la vacance du pouvoir et des luttes claniques pour refaire parler d’eux. S’il est peu envisageable qu’ils s’installent par un coup de force à Tachkent, ils pourraient toutefois y faire régner pendant quelques temps un climat d’intimidation et de terreur par une vague d’attentats-suicides. En revanche, ils pourraient utiliser à leur profit le capital de sympathie dont ils jouissent dans la Vallée du Fergana pour tenter d’y établir un « néo-Khanat de Kokand » (en référence au Khanat de Kokand, entité régionale indépendante de 1709 à 1876). A l’image du Sinaï égyptien, coupé du reste du pays et sous contrôle de l’Organisation Etat Islamique depuis 2012, le « néo-Khanat » vivrait en Etat failli du commerce de la drogue et des armes, d’autant plus qu’il serait l’exutoire des luttes, jusque-là sporadiques, des islamistes ouzbeks du MIT, d’origine essentiellement ferganaise et aujourd'hui réfugiés entre les zones tribales pakistanaises et certaines Vallées encaissées du Tadjikistan (Garm, Tavildara).

La perte de contrôle du pouvoir central sur le Fergana ouzbek pourrait également laisser craindre une déflagration de la situation dans cette Vallée populeuse de 12 millions d’habitants, pour la plupart ouzbékophones et vivant dans 3 Etats différents, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et la Kirghizie. La contagion islamiste pourrait ainsi déborder des frontières et être doublée de pogroms interethniques, comme la Vallée en connait régulièrement depuis plus de vingt ans (Och, Andijan, Khodjent…). La disparition d’Islam Karimov ferait alors figure de tournant, car cet homme, forgé à l’éducation soviétique, avait de tous temps su endiguer les fièvres nationalistes dans la Vallée par le maintien du respect de l’intangibilité des frontières. Le changement générationnel en cours à Tachkent ou un contrôle islamiste de la Vallée pourraient à l’inverse conforter le camp nationaliste et aboutir à un embrasement régional dorénavant non-contrôlé à partir de la Vallée, car les forces de la modération de la « génération soviétique » s’estomperaient alors, au fur et à mesure que cette génération s’amenuiserait.

Le changement générationnel à Tachkent pourrait également réécrire la politique des alliances régionales. L’Ouzbékistan, tantôt pro-occidental, tantôt pro-russe, n’a jamais su jusqu’à présent clairement choisir un camp. Pourtant, ce pivot régional, disposant d’un poids démographique de 32 millions d’habitants (près de la moitié de la population d‘Asie centrale) et de populations ouzbékophones majoritaires, irrédentistes pour certaines, à ses frontières, devra un jour se positionner. Or, l’effacement de la « génération soviétique » russifiée et la primauté désormais accordée à l’anglais au détriment du russe comme première langue internationale apprise favoriseront inéluctablement à court terme un alignement sur le camp occidental. D’autant plus que l’Occident a besoin d’un Ouzbékistan stable, même non démocratique, pour contenir l’islamisme centrasiatique et endiguer celui en provenance d’Afghanistan. A ce titre, la guerre de succession en cours à Tachkent aura une incidence sur la politique extérieure afghane, le baron local de Mazar-i-Charif, Rachid Dostom, affirmant déjà sa proximité avec Roustam Inoyatov[3].

 *

 **

L’Ouzbékistan, du fait de son organisation sociétale clanique, de ses fragilités internes et des menaces intérieures et extérieures auxquelles il doit faire face, a donc besoin au plus vite d’un pouvoir politique fort et représentatif de toutes les régions du pays (y compris du Karakalpakstan autonome). Telle la France en 1715 à l'approche de la mort du Roi-Soleil, le pays vit actuellement un vide politique, qui ne saurait trop durer et dont la sortie demeure encore inconnue jusqu’à l’avènement d’un « nouveau Roi ».

David GAÜZERE

Président du Centre d'Observation des Sociétés d'Asie Centrale (COSAC) 


[1]http://uzxalqharakati.com/ru/archives/5725

[2]http://www.fergananews.com/articles/9069

[3]https://www.files.ethz.ch/isn/196758/Brattvoll%20-%20Uzbekistans%20ambiguous%20policies%20on%20Afghanistan,%20PRIO%20Policy%20Brief%201-2016.pdf

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.