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Billet de blog 7 avril 2020

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Vierzon

Mars 1991, j’ai 20 ans depuis quelques semaines, étudiant en 3e année d’une école d’art graphique à Tours. Je rentre chaque week-end dans ma famille, à Saint-Amand-Montrond, par le train, avec un changement à la gare de Vierzon.

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Illustration 1

Un vendredi soir, un peu avant d’arriver dans cette ville, le contrôleur passe voir tous les passagers, informe qu’il y a un gros souci technique et que la correspondance ne pourra pas être assurée. Nous sommes sept personnes à être concernées, nous allons devoir patienter, le temps que la SNCF nous trouve une solution. Nous sommes prévenus que l’attente risque d’être longue, le temps de trouver des bus ou des taxis. Pour compenser, la SNCF fait rouvrir le café de la gare et nous offre à chacun un fameux « sandwich SNCF » .

 Notre petit groupe se retrouve donc autour d’une table du café de la gare, toutes les autres chaises sont posées à l’envers, le sol encore humide du ménage de fermeture, alors que le soleil se couche. Peut-être ne connaissez-vous pas Vierzon ? Sans vouloir vexer les vierzonnaises et vierzonnais, si un jour vous avez le choix entre un week-end de printemps dans cette charmante bourgade ou un week-end de novembre à Minsk, je vous conseille d’apprendre le biélorusse.

De notre côté nous n’avions pas le choix, nous patientons, dans un silence pesant. Autour de la table en formica, éclairé par un néon fatigué, il y a un couple d’une soixantaine d’années, agriculteurs, mal à l’aise dans leur costume du dimanche, un jeune maghrébin de 3 ou 4 ans de plus que moi, habillé en VRP avec une veste jaune moutarde, une trentenaire pomponnée et maquillée, un quadra habillé en homme d’affaires, un jeune apprenti boulanger qui visiblement dormait dans le train, ayant encore les yeux rouges et la marque des plis du rideau sur le visage… et moi. Moi qui viens d’avoir 20 ans, vieil ado qui joue au jeune adulte… qui comme beaucoup à cet âge est plein de certitudes, forcément un peu autocentré, mais aussi très timide et renfermé. « Un peu trop verti », disait ma mère.

Le silence est pesant, nous n’avons rien à nous dire. Si cette scène se déroulait aujourd’hui, aucun souci nous nous serions tous réfugiés sur nos portables, sur Facebook, Candy Crush ou la presse en ligne… les réseaux sociaux nous auraient épargné cette mixité sociale forcée. Mais voilà, à l’époque les smartphones n’existaient pas, pas même les téléphones portables.

L’homme d’affaire a rapidement sorti plusieurs dossiers et prenait des notes d’un air concentré pour bien nous faire comprendre qu’il ne fallait pas le déranger, qu’il ne tenait pas à se mélanger à nous. Le contrôleur venait nous voir toutes les 5 minutes pour nous tenir au courant, lui-même visiblement gêné de voir dans quel malaise il nous avait plongés.

 Et puis, après une quinzaine de minutes déprimantes à triturer nos sandwichs, à compter les néons au plafond pour éviter de croiser nos regards, il y a eu un « petit miracle ». C’est la petite dame agricultrice qui a tout enclenché, en poussant timidement le sandwich restant vers le VRP maghrébin, avec un timide « vous ne mangez pas ? ». Il lui a répondu en souriant qu’il ne mangeait pas de porc… elle, ne connaissant visiblement pas la religion musulmane, a tout de suite enchainé, rapidement et en rougissant : « Ha vous êtes comme mon fils vous n’aimez pas le cochon, ça se discute pas les goûts, même si on a bien regretté parce que nous on en élève du cochon, à la ferme, mais juste un peu, on fait surtout du lait, et notre fils, il est parti dès qu’il a pu à la ville, ça fait des années qu’on se parle quasiment pas mais là il nous a invités chez lui, à Montluçon, on a bien hésité parce qu’on a quasiment jamais pris le train, nous autres, mais s’il nous invite après tout ce temps c’est qu’il a sûrement des choses importantes à nous dire, c’est triste quand les enfants et les parents sont en froid… »

Et voilà, c’était parti. Le jeune maghrébin a alors parlé de ses parents restés au bled, de pourquoi il avait quitté l’Algérie, ses études de commerce… la trentenaire a raconté le salon de coiffure de sa mère qu’elle avait repris, l’apprenti boulanger des horaires difficiles à concilier avec une vie de famille. Les discussions s’enchainaient, moi je ne disais rien, j’étais passé en mode « observateur », fasciné. Je voyais que le seul, à part moi, qui ne disait rien était l’homme d’affaire. Pourtant il n’écrivait plus, son stylo était resté suspendu, ses yeux rivés sur ses papiers mais il ne les voyait plus et ne perdait pas une miette des discussions. Après quelques minutes il a d’abord posé son stylo, puis s’est tourné vers l’agriculteur, qui n’avait pas beaucoup parlé, absorbé par l’étude de son sandwich, ayant visiblement du mal à faire le lien entre le bout de plastique rose et le jambon des cochons de sa ferme… L’homme d’affaire, visiblement ému, a parlé de son père à lui, aujourd’hui très âgé, malade, avec qui il n’entretenait qu’un lien téléphonique épisodique. Il raconte la distance, l’incompréhension entre son père, pépiniériste modeste, et le monde commercial dans lequel lui s’épanouit. De leurs échanges je comprends la honte inavouée de ce père trop modeste. L’agriculteur raconte ses regrets pour la dureté de ses paroles quand son fils a voulu « partir pour la ville ». Sa femme est dans une autre discussion mais elle entend, je le sens, le repenti de son mari, elle esquisse un sourire…  

J’aurais eu beaucoup de choses à dire moi aussi, ce jour-là, mais je ne l’ai pas fait, ça n’était pas le moment pour moi sûrement. J’étais en « pilote automatique », j’enregistrais tout, chaque parole, chaque geste. Le contrôleur est repassé plusieurs fois, mais voyant les discussions, ne nous tenait même plus au courant, il se contentait de ramener à boire et d’autres sandwichs que personne ne touchait. Ça a bien duré une heure, une heure d’échanges, sans barrières sociales. Finalement le contrôleur nous a annoncé nos différentes solutions respectives et nous avons pu repartir… Je ne crois pas qu’il en soit ressorti autre chose, personne n’a échangé de numéros de téléphone, j’ai seulement entendu, au moment de monter dans mon taxi, l’homme d’affaire promettre à la petite dame qu’il irait voir son père rapidement. J’ai passé l’heure suivante, dans le taxi du retour, à me remémorer tous les échanges, noter sur un papier toutes les interactions, raison pour laquelle je me souviens encore si précisément de tout.

 Voilà, rien de plus, rien de moins. Juste une heure de parenthèse imprévue qui peut sembler insignifiante mais qui a été un déclic pour moi et un des éléments fondateurs de ma construction de jeune adulte.

 « Si tu diffères de moi mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis ». J’avais surement déjà lu cette phrase de Saint-Exupéry, au collège. J’en avais probablement apprécié le sens, mais ce soir-là j’en ai fait l’expérience concrète. Ce soir de mars, à Vierzon, il y a 30 ans, j’ai acquis l’intime conviction que l’altérité était une richesse, que chaque être humain sur cette terre est un livre vivant.

 Pourquoi ce souvenir est-il revenu dans mon esprit maintenant ? Probablement un effet du confinement, une réaction à la distanciation sociale que cette pandémie nous impose.

 Pourquoi le diffuser ici ? Juste pour le partager et, peut-être, vous donner envie de partager vous-même un souvenir, une anecdote récente ou ancienne, qui a participé à vous construire et forger vos valeurs.

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