Au lendemain des européennes de 2014 qui ont vu le Front national atteindre 25 % des voix, une inquiétude s’est établie en moi, qui, avec la naissance de mon fils, a tourné récemment à la hantise : dans quel pays va-t-il donc grandir ?
Refusant de regarder sans rien faire la progression du parti d’extrême droite, mon désir de militantisme m’a d’abord conduit vers une association de défense des droits de l’homme – dans l’idée que la neutralité partisane donnait une position plus favorable pour s’adresser aux sympathisants de ce parti. Les réunions de groupe m’ont donné l’occasion d’étudier plus méthodiquement l’objet de mes inquiétudes. Pour autant, sans vouloir être trop pessimiste, je crois pouvoir dire en toute lucidité que les bénéfices pratiques de cet effort théorique ont été… quasi-nuls. Lorsqu’on fait signer une pétition pour un condamné à mort aux Etats-Unis ou ailleurs, il est rare de pouvoir engager une conversation très élaborée avec un partisan de la peine capitale, par exemple.
Néanmoins, cette expérience n’a pas été sans m’apporter de réelles satisfactions. Car si mes aspirations à changer le monde se sont trouvées quelque peu frustrées, paradoxalement, à mesure que j’avançais dans mon étude, mon accablement alla pourtant en diminuant.
C’est une expérience bien étonnante, au reste, que de découvrir que l’on prend un réel plaisir à étudier la peine de mort, la torture et jusqu’aux violences politiques les plus atroces (1). A se demander si l’on n’aurait pas quelque penchant pervers pour la cruauté. Selon le tempérament de chacun, les motivations peuvent assurément varier. En ce qui me concerne, j’en suis tout de même venu à penser que ma satisfaction résidait simplement dans ce qui fait de la connaissance le plus solide des remèdes à la tristesse : le plaisir de comprendre.
On subit d’autant moins les sentiments, que l’on perçoit plus clairement que les choses ne pouvaient arriver autrement, insistait Spinoza (Ethique, V, 6). Par exemple, bien que l’enfant vienne au monde dans un état des plus misérables, incapable de parler, de marcher, de raisonner (donnée qui m’est d’autant plus sensible que mon fils est actuellement en train de hurler sur son transat), les parents ne se lamentent généralement pas sur ce sort, car ils perçoivent cet état comme naturel. Comprendre la nécessité permet de dramatiser, et partant, de mieux maîtriser ses affects. Et en effet, écrit encore Spinoza, tout comme la tempête et le tonnerre, la haine et la colère ont « des causes déterminées par lesquelles nous nous efforçons de comprendre leur nature », et – c’est là la chose importante –, « de leur considération véritable, l’âme tire autant de plaisir que de la connaissance des choses agréables aux sens » (Traité politique, I, 4). La supériorité de la raison réside en cela : tandis que certaines choses sont désagréables aux sens (la tempête, le tonnerre, la haine, la colère…), tout est agréable à comprendre.
C’est la raison pour laquelle, après avoir lu des ouvrages, suivi des reportages, qui m’expliquaient en quoi le Front national était une menace pour la démocratie, j’ai cherché s’il n’y en aurait pas qui pourraient m’apprendre comment nous en sommes arrivés aujourd’hui au point où il paraît possible, à terme, qu’il accède au pouvoir.
Il n’est pas si aisé de trouver un tel ouvrage (surtout quand, comme moi, on mène cette recherche sur son temps libre, entre deux couches ou deux copies), tant le Front national constitue un objet passionnel. C’est que évaluer et expliquer ne vont pas immédiatement de pair. Evaluer, c’est déterminer les conséquences utiles ou nuisibles, d’un phénomène ; expliquer, c’est déterminer ses causes. On peut donc évaluer très justement un objet, sans pour autant comprendre sa nature et comment il se produit – ou, pour le dire autrement, une fois qu’on a dit qu’une chose devrait être ou ne pas être (jugement de valeur), on n’a encore rien dit sur ce qui fait qu’elle arrive ou non. C’est pourquoi, qui veut comprendre, doit d’abord suspendre ses jugements de valeur – c’est-à-dire maîtriser les sentiments d’attrait ou de rejet que suscite leur objet.
On saisit facilement ce qu’il y a d’angoissant dans une telle démarche : les jugements de valeur sont des repères pour l’action ; on redoute donc qu’au terme de l’examen, il ne reste rien des anciens repères, alors que l’on ne voit pas quels nouveaux pourront venir le remplacer avantageusement. On accuse ainsi les sciences sociales d’excuser la délinquance, le terrorisme, etc., par les explications qu’elles tentent d’en fournir – comme si le médecin concluait que la maladie est bonne pour la santé, une fois qu’il a découvert ses causes naturelles.
Mes recherches m’ont d’abord conduit vers l’histoire du Front national. Cependant, centrées sur le parti, les premières études que j’ai consultées sur ce sujet, m’ont laissé insatisfait. On y apprend les idées et les stratégies des dirigeants, mais pas la manière dont elles parviennent à se traduire en résultats électoraux. Pour qu’un effet se produise, il faut la rencontre de plusieurs facteurs ; une étincelle ne produit pas d’explosion si elle ne rencontre pas de substance détonante. Il me fallait donc une étude de la rencontre entre des stratégies partisanes et un état déterminé de la société française.
C’est dès lors naturellement que ma curiosité s’est aiguisée en découvrant au détour d’une note de bas de page, l’existence d’une « sociologie du phénomène Le Pen ». Sous la forme modeste d’un titre de la collection « Repères » des éditions La découverte (Sociologie du phénomène Le Pen, 2005, 122 pages), Jacques Le Bohec fait une synthèse éclairante du grand nombre de travaux produits sur le FN (2).
Dès les premières pages, on saisit à quelle saine discipline, la sociologie contraint la démarche militante. Je retrouve ma propre expérience en lisant la mise en garde de J. Le Bohec contre les effets pervers d’initiatives bien intentionnées qui, sous-estimant l’habileté politique des dirigeants du FN, se contentent de dénoncer leurs propos racistes (p. 6). Du fait de sa posture antisystème, le Front national se nourrit en effet des accusations dont il est la cible ; la provocation est une stratégie mûrement réfléchie : « Peu importe qu’on parle du FN en bien ou en mal, l’important c’est qu’on en parle » (J.-M. Le Pen, cité p. 25). D’où l’intérêt de penser les ressorts du succès du Front national pour découvrir comment mieux le contrer.
La difficulté que J. Le Bohec souligne fortement, est donc qu’« Octroyer au phénomène Le Pen un statut d’exception est l’un des mécanismes paradoxaux qui concourent à son existence sociale » (p. 7). L’analyse scientifique exige à l’inverse d’élargir le cadre, de situer le phénomène politique dans le contexte social dans lequel il se produit ; c’est-à-dire, de le considérer, non comme un phénomène à part, mais comme un produit à part entière du corps social qui l’a vu naître. Ainsi, parler de « phénomène Le Pen » vise à « intégrer dans la grille explicative certains agents sociaux habituellement exclus (à tort) de l’explication des votes : journalistes, politiciens, sondeurs, politologues, historiens, intellectuels, associatifs, ecclésiastiques, artistes… » (p. 7-8)qui, même à leur corps défendant, concourent à la construction symbolique du phénomène et à le faire exister – en découvrant lundi que « le monde de la culture » appelait à faire barrage au FN (3), j’ai cru que tout était déjà perdu... –. Par contraste, on perçoit que « décrypter ce qui se passe dans le parti FN ne se révèle pas primordial » pour comprendre ses succès électoraux : « La très grande majorité des électeurs sont étrangers au champ politique entendu comme espace social de compétition pour la conquête d’emplois (électifs et dérivés) ainsi qu’au FN en tant qu’appareil » (p. 8).
La suspension des jugements de valeur fait apparaître un problème théorique nouveau, occulté autrement. Car qu’y a-t-il à expliquer, au bout du compte ? Dans l’optique normative, on a envie de répondre : qu’un parti d’extrême droite ait un tel succès électoral ? Mais posée en termes moraux, la question ne peut guère trouver de réponse que tautologique, renvoyant aux déficiences morales supposées des électeurs : ils votent pour un parti raciste, parce qu’ils sont eux-mêmes racistes (p. 84) ; ce qui nous apprend autant sur la chose que l’explication scolastique de l’effet soporifique de l’opium par… son pouvoir soporifique. J. Le Bohec souligne à quel point les sens et usages du racisme sont bien plus complexes que ce que l’on pense habituellement (p. 84-87).
Laissons donc cela. Regardons les choses de plus près ; observons comment elles se développent. Le FN est créé en 1972 en vue des législatives de 1973. Résultat : 1,32 %. A la présidentielle de 1974, J.-M. Le Pen fait 0,74 % ; en 1981, il ne peut se présenter faute des cinq cent signatures nécessaires. Cantonales de mars 1982 : FN, 0,2 %. Or, aux élections européennes de 1984, il fait 10,95 %. En voilà un phénomène étonnant : comment un parti quasi-inexistant en 1982 fait-il près de 11 % des voix deux ans plus tard ?
(A suivre…)
Notes :
(1) Voir par exemple, J. Semelin, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Seuil, 2005 ; H. Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Gallimard, 2007 ; Abram de Swann, Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Seuil, 2016.
(2) Un travail de synthèse comparable est proposé actuellement par Joël Gombin, Le Front national, Eyrolles, 2016. Plus récent, il a naturellement l’avantage de couvrir la dernière décennie. Il ne prive pas pour autant le livre de J. Le Bohec de son intérêt.