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Billet de blog 19 mai 2025

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La guerre suspend-elle toute morale ? Le grand écart de J.-F. Bensahel

Réflexions acides sur deux paragraphes de J.-F. Bensahel, président de Judaïsme en mouvement, à propos de la guerre d'Israël à Gaza.

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Dans un texte de soutien à Delphine Horvilleur, Jean-François Bensahel, président de l’association Judaïsme en mouvement, a entrepris d’accomplir une manœuvre périlleuse. Et, comme on sait, c’est ainsi que les drames arrivent.

Débuter un texte d’intervention en invoquant Emmanuel Levinas et Spinoza et finir en acquiesçant à la déclaration de Golda Meir : « nous pouvons pardonner aux Arabes d’avoir tué nos enfants. Nous ne pouvons pas leur pardonner de nous avoir obligés à tuer les leurs », il fallait oser !

« Nous ne pouvons pardonner aux Arabes de nous avoir obligés à tuer leurs… enfants » ? Hum… Que cela peut-il bien vouloir dire ? D’une « glaçante vérité », comme l’assure J.-F. Bensahel ? Glaçante, assurément. Vrai ? Je n’y mettrais pas ma main au feu. Qu’on imagine la scène : « Tu vas m’obliger à tuer tes enfants et ce sera de ta faute ! » Cela ne ressemble pas un peu à une menace de preneur d’otages ? Et on serait néanmoins disposé à pardonner la mort de nos enfants ?

S’il en a eu connaissance, qu’a bien pu penser Levinas du propos de Golda Meir, lui qui disait que, moralement parlant, nous sommes responsables de tout et de tous, jusqu’aux fautes du bourreau qui nous persécute (Ethique et infini, Le livre de poche, pp. 91-98) ? C’est littéralement le contraire de Golda Meir. Levinas compare la subjectivité éthique à l’otage, pas au preneur d’otage !

La phrase de Golda Meir serait-elle plus compatible avec la philosophie de Spinoza, que J.-F. Bensahel nous dit méditer (il a apparemment publié un livre sur ce philosophe, ai-je appris) ?

Spinoza expliquait que la paix n’est pas la simple absence de guerre, l’arrêt des combats, mais la concorde, l’union des cœurs (Traité politique, V, § 4 et VI, § 4). Comment se croire engagé dans cette voie, quand on en est à dire que l’ennemi nous a causé un tort impardonnable en nous obligeant à tuer ses enfants ?

Les problèmes que pose la phrase de Golda Meir sont d’emblée évidents. Je commenterai plutôt ce que le texte de J.-F. Bensahel dit de la guerre en cours. Voici le paragraphe qui précède la citation ; c’est moi qui souligne :

« Guernica, Dresde, Hiroshima, Grozny, Alep, Mossoul, etc., etc., vous vous rappelez ? La guerre ne s’arrête que quand le mouvement est devenu impossible et que les forces ennemies s’ébrouent de chaque côté d’une ligne de front. Tant qu’il y a du mouvement, la guerre est en mouvement, logique implacable des rapports de force jusqu’à ce que l’un des belligérants mette un genou à terre. Le Hamas qui l’a déclenchée de la plus barbare des manières et qui aurait pu cesser il y a bien longtemps, si l’ensemble des otages avait été libéré, est en train de la perdre. S’il libérait maintenant les 58 otages dont 20 encore présumés en vie, elle cesserait immédiatement et même, ce qui est unique, il obtiendrait un sauf conduit pour ses chefs. Est-il nécessaire de rappeler que Tsahal est la seule armée à prévenir les populations de frappes imminentes ?

Tant que le Hamas ne le voudra pas, Israël, comme n’importe quel État poussera son avantage, malgré ses morts quotidiens, malgré ses familles endeuillées, ces traumatismes qui hanteront des générations d’israéliens à venir, quand bien même d’autres possibilités d’une paix plus précoce s’offriraient à lui. Hélas, nous savons la loi de la guerre, tous les blâmes n’y changeront rien. Une guerre déclarée n’est qu’une boîte de Pandore que l’on ouvre et qui ne s’achève que lorsque que celle-ci s’est vidée et qu’il n’y a plus de combattants. »

Au-delà de l’absence de considération pour les souffrances des Palestiniens (j’ai souligné les articles possessifs), ce qui frappe dans ce texte, c’est qu’il confond deux points de vue, il mélange deux conceptions des comportements humains.

D’un côté, il traite la guerre comme un phénomène physique : « logique implacable des rapports de force » ; « Israël, comme n’importe quel État poussera son avantage », tel un mobile qui ne s’arrête « que quand le mouvement est devenu impossible ». La guerre ne peut s’achever qu’une fois les forces épuisées, quand « il n’y a plus de combattants » (on nous dit pourtant aussi que tout s’arrête si les otages sont libérés...).

Mais de l’autre côté, le texte introduit une marge de liberté. Le Hamas, dont on comprend qu’il a pris l’initiative de déclencher la guerre, « aurait pu cesser [la guerre] il y a bien longtemps, si » il avait bien voulu libérer les otages. La phrase qui commence sur l’énoncé d’une fatalité : « Israël, comme n’importe quel État poussera son avantage », s’achève en évoquant encore « d’autres possibilités d’une paix plus précoce ».

Pour le lecteur de Spinoza, cette phrase est très étrange, mais il n’est sans doute pas nécessaire de lire l’Ethique pour se rendre compte que quelque chose cloche ici. En physique, les phénomènes se produisent nécessairement, les lois de la nature les rendent inévitables. Si je lâche une pierre, elle ne peut pas ne pas tomber, il n’y a pas d’autre possibilité. Si on applique ce modèle aux actions humaines, et singulièrement à la guerre, parler « d’autres possibilités d’une paix plus précoce » n’a strictement aucun sens.

Cette tension entre les deux points de vue joue d’une manière déterminée. « La guerre est l’épreuve inhumaine par excellence, celle qui suspend toute morale », avait prévenu J.-F. Bensahel avant le passage cité. Mais il tient tout de même à écrire que « Tsahal est la seule armée à prévenir les populations de frappes imminentes ». Dans ce qui précède, rien n’appelle cet élément de langage bien connu censé démontrer qu’il s’agit de « l’armée la plus morale du monde ».

Le début du paragraphe semble bien préparer une comparaison avec « Guernica, Dresde, Hiroshima, Grozny, Alep, Mossoul ». Cela serait en effet pertinent : début novembre 2023, l’armée israélienne avait déjà largué l’équivalent en explosifs de plus de deux bombes atomiques ; en avril 2025, ce serait plus de six bombes telles que celle larguée sur Hiroshima. On s’attendrait donc à lire que ce que Tsahal fait à Gaza est aussi abominable que Guernica, Dresde, Hiroshima, Grozny… Mais non : « on prévient avant les frappes ! » Tant qu’il y était, J.-F. Bensahel aurait pu ajouter que le gouvernement israélien a aussi eu la grandeur d’âme de prévenir les Gazaouis que ce serait l’enfer. Cela aurait pu être une formule du genre : « De même que Tsahal enjoint de quitter le quartier avant de le détruire, le gouvernement recommande de quitter Gaza avant de tomber d’inanition ».

Dans « l’épreuve inhumaine par excellence », l’armée israélienne ne se serait donc pas totalement départie de son humanité, suggère J.-F. Bensahel. Mais on ne peut pas en dire autant du Hamas qui a « déclenchée » la guerre « de la plus barbare des manières ». On le voit, le point de vue moral n’est pas totalement suspendu, une responsabilité est implicitement attribuée au Hamas. Pour cela, il faut quitter le point de vue qui fait de la guerre un phénomène physique comme un autre, sans quoi s’indigner des moyens employés par le Hamas n’aurait pas plus de sens que de reprocher à un séisme de faire des victimes innocentes.

Quand il s’agit de condamner le Hamas, il y a deux agents libres qui s’affrontent. Mais lorsqu’il s’agit de dédouaner l’Etat israélien de la mort des civils palestiniens, c’est une mécanique implacable… « quand bien même d’autres possibilités d’une paix plus précoce s’offriraient à lui ». – Ah, tiens ? La libération des otages par le Hamas ne serait donc pas la seule façon d’arrêter les combats ?! J.-F. Bensahel aurait-il entendu dire qu’en Israël, peu pensent encore que la reprise des combats soit le meilleur moyen de retrouver les otages vivants ? Mais dans ce cas, cela pourrait vouloir dire que le gouvernement israélien est responsable de la manière dont il mène la guerre, non ?

La guerre « suspend toute morale ». Cela sonne comme une réminiscence de la préface de Totalité et infini. « L’état de guerre suspend la morale » – c’est la troisième phrase du livre. Mais c’est comme si la lecture n’était pas allée au bout de la deuxième page, car tout l’objet du livre de Levinas est précisément de réintroduire la morale (dès la page 6 de l’édition de poche).

Mais laissons Levinas pour aller à la chose même.

Est-il si sûr que la guerre suspende toute morale ? Les guerres d’anéantissement, sans doute. Mais toute guerre n’est pas d’anéantissement. Il y a depuis bien longtemps (on n’a pas attendu le XXe siècle) des lois et des coutumes de la guerre qui visent à limiter la violence. « Ne pas faire à la guerre ce qui rendrait la paix impossible » est un vieil adage.

« Une guerre déclarée n’est qu’une boîte de Pandore que l’on ouvre et qui ne s’achève que lorsque que celle-ci s’est vidée et qu’il n’y a plus de combattants. » – Ah bon ? Une fois la boîte ouverte, il est vain de chercher à la refermer ? Il faut vite le dire aux diplomates, qu’ils cessent de se donner de la peine pour rien ! Car c’est bien connu, la Première guerre mondiale, celle du Vietnam, les Malouines, la Corée et bien d’autres, toutes ces guerres se sont achevées faute de combattants : « la paix du cimetière » !

La loi de la guerre est certainement celle du rapport de force. Mais il y a aussi les lois de la guerre, celles du… « droit de la guerre », lequel définit le… « crime de guerre ». Le même qui disait que l’essence de la guerre est la « montée aux extrêmes » faisait également de la guerre « la continuation de la politique par d’autres moyens », ce qui implique que la poursuite de fins politiques doit limiter le déploiement de la violence, interrompre la montée aux extrêmes.

Bref, on commence un texte avec Levinas et on le conclut en dédouanant les criminels de guerre de leurs responsabilités, car « tous les blâmes [ne] changeront rien » à la loi des rapports de force.

C’est vertigineux.

Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi J.-F. Bensahel s’est senti obligé d’écrire ce paragraphe sur la guerre à Gaza alors qu’il s’agissait d’appeler au respect de la personne de D. Horvilleur, objet d’attaques haineuses venant du sein de la communauté. Peut-être pour bien marquer que son soutien ne valait pas « acquiescement à ses propos » – des propos pourtant louables à plus d’un titre.

En tout cas, qu’il n’y ait pas de règles à respecter dans la guerre, ce n’est pas le sentiment des officiers israéliens. Eux, le droit de la guerre, ils en ont entendu parler et certains s’inquiètent des poursuites dont ils pourraient faire l’objet à l’avenir.

Ce qui est triste, c’est que l’on ne se rende pas compte que ce qui est exigé par un minimum d’humanité, l’est aussi par un minimum de lucidité politique. Car comment croire que plus de morts, de mutilés, d’enfants affamés garantira la sécurité des Israéliens ? Comment J.-F. Bensahel, qui n’est manifestement pas d’extrême droite (il suffit de lire le début du texte), peut-il ne pas voir le problème ?

*

Postscriptum : On le perçoit aisément, pour tenir un discours cohérent, il faudrait adopter la même perspective sur les deux belligérants à la fois. Suivant l’une, le Hamas n’est pas moins déterminé par la configuration des choses que l’Etat israélien. Il n’y a pas à laisser entendre ici que la fin de la guerre est plus suspendue à la décision de l’un que de l’autre. Suivant la perspective morale, cette fois, les crimes de guerre israéliens sont tout aussi condamnables que ceux du Hamas. Il ne faut pas se priver de redire que les massacres du 7 octobre 2023 ont été une véritable abomination. Mais que dire de la destruction de Gaza ?

Il ne s’agit donc pas de faire un usage à géométrie variable des deux points de vue, mais de les articuler rigoureusement. Le point de vue déterministe éclaire l’analyse stratégique. Il s’agit de comprendre, non pas pour justifier (comme si connaître les causes d’une maladie conduisait à la déclarer bonne pour la santé !), mais pour trouver une issue à cette situation atroce. Les jugements moraux sont suspendus le temps de l’analyse. Mais les principes moraux doivent toujours guider l’action. Il ne suffit certes pas de blâmer. Mais on peut aussi tenter de faire en sorte que les blâmes deviennent une force, ne serait-ce qu’en les rendant publics comme l’a fait D. Horvilleur, par exemple.

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