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Billet de blog 29 mars 2017

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Marine Le Pen, l’enfant clandestin et le SDF (1)

Comment, en écoutant Nicolas Bay (Front national) à la radio, je me suis senti comme dans un film de Polanski.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans mon souvenir, 9 décembre 2016 était un jour gris, sans doute pluvieux. Pourtant, après vérification, le ciel était plutôt dégagé. Comme à l’accoutumée, en rentrant du travail le midi, je prépare rapidement un repas simple en écoutant France Culture, tandis que Cécile s’occupe de notre fils, Léo, qui a à peine un mois à cette époque. Les casseroles sur le feu, je profite d’un instant libre pour faire la vaisselle de la veille. Le journal commence. En entendant que Nicolas Bay du Front national sera l’invité de la « séquence interview », me revient à la conscience que cela existe, et que c’est d’ailleurs annoncé au second tour de la présidentielle depuis bientôt deux ans. Je soupire de dépit.

Nous sommes à table lorsque l’entretien commence avec une question sur la fin de la scolarisation des enfants sans-papiers, que Marine Le Pen voudrait instaurer si elle est élue. « Une mesure de bon sens », affirme Nicolas Bay. Eh oui, explique-t-il, « il y a un certain nombre de candidats, cela ne vous aura pas échappé, qui nous explique qu’on n’a plus les moyens d’assurer le minimum de protection sociale pour les Français ; dans ces conditions, évidemment, il est urgent de rétablir un minimum de justice, euh, sociale. Et, et… » Là, le journaliste intervient : « Mais est-ce qu’il n’est pas juste qu’un enfant soit scolarisé, d’où qu’il vienne ? C’est pas la question. Un clandestin, il a pas vocation à rester sur le territoire », tranche Nicolas Bay. C’est clair : le gamin, il n’a déjà pas à être là ; c’est pas notre problème, s’il apprend pas à lire, écrire et compter. Et plus généralement, « sur le fond », c’est pas normal de « reloger gratuitement des immigrés clandestins alors que dans le même temps, on a des Français qui vivent dans leur voiture et des SDF qui n’ont pas de logement ». Et l’Aide médicale d’Etat. Quel scandale, quand on y pense : « Quand les Français n’ont pas non plus les moyens de se soigner convenablement les dents, ou les yeux, et que dans le même temps l’Aide médicale d’Etat permet à n’importe quel clandestin d’être soigné gratuitement en France, cela pose un problème dramatique d’injustice… »

Comme toujours, quand j’entends un représentant du FN, ma respiration s’accélère, mes dents se serrent, cela commence à bouillonner dans ma tête. Les idées fusent, se bousculent dans mon esprit comme une ruée d’accros du shopping à l’ouverture des soldes. Des images : cette fois-ci, celle du corps sans vie d’un enfant sur une plage m’apparaît comme un flash en entendant « enfant clandestin ». Des doutes : un milliard d’euros,l’Aide médicale d’Etat, vraiment ? Des objections : Les Français ne sont pas moins bien traités que les clandestins ! Cette fois, je suis surtout frappé par la forme étrange de l’argument : lorsque des Français n’ont pas de logement et ne peuvent pas se soigner convenablement, la justice sociale version Front national, cela consiste à priver le clandestin de son logement et de ses soins gratuits. J’avais déjà entendu ce raisonnement, mais cette fois – est-ce un plus grand recul de ma part, ou bien la clarté de la formulation de Nicolas Bay, je ne sais pas ; mais toujours est-il que le vice du raisonnement me paraît en toute évidence.

Même dans l’hypothèse plus que douteuse que les « clandestins » jouiraient d’un tel privilège sur des Français, il n’en reste pas moins que, priver l’un de soins gratuits ne suffit manifestement pas à assurer l’accès aux soins à l’autre. La conception de la justice sociale de Marine Le Pen ressemble bien à un nivellement par le bas : on supprime les avantages (supposés) de l’un pour rétablir l’égalité avec l’autre ; pourtant, le fait que l’un ne soit pas soigné, n’implique pas que l’autre le sera mieux, de même qu’il ne suffit pas de priver l’un de logement pour que l’autre soit logé. On peut redonner des privilèges aux Français les plus défavorisés en aggravant la situation des étrangers en situation irrégulière ; ce n’est pas pour autant que ces Français se porteront mieux.

J’aimerais bien que les journalistes demandent à Nicolas Bay par quelle mesure le Front national entend garantir à tous l’accès aux soins et au logement. Mais ils insistent sur le droit de tous les enfants à l’éducation avant de passer à une autre question. J’ai malgré tout l’intuition que Nicolas Bay n’aurait pas été très loquace sur le refus de certains médecins de soigner les bénéficiaires français de la Couverture maladie universelle. « Tu peux me passer l’eau ? » La voix de mon épouse interrompt mes réflexions. Je reprends mon repas sans enthousiasme, avec l’impression diffuse qu’une masse pèse sur ma poitrine.

Ces propos sur les « enfants clandestins » me sont encore à l’esprit lorsque Cécile me tend Léo, après avoir allaité. Je le berce en faisant le tour de la pièce. Son regard se fixe sur les objets devant lesquels nous passons : les livres sur la bibliothèque, les DVD, la lampe, le vieux poste de télé, la fenêtre qui donne sur la ville, l’affiche des Quatre cents coups… Le mouvement de balancier de mon corps finit par l’endormir avant que je doive repartir pour le lycée.

« Quand même ! Les enfants ! Ils n’ont vraiment aucune inhibition. » C’est sur la route que je suis finalement saisi de sidération. Je suis même surpris qu’il m’ait fallu plus d’une demi-heure de rumination pour me sentir ébranlé par cette annonce. Une demi-heure pour passer de l’abstraction juridique « violation des droits de l’enfant » aux sentiments de pitié pour les enfants clandestins, et d’indignation contre ceux qui sont prêts à les faire souffrir.

En y réfléchissant, ne touche-t-on pas ici à un principe anthropologique fondamental ? Sauver « les femmes et les enfants d’abord » ; protéger « la veuve et l’orphelin ». C’est tout de même l’honneur de l’humanité, de donner la priorité aux plus vulnérables. Tous les hommes ont en partage d’être exposés à ces limites de l’existence, que sont la naissance et la mort. La sollicitude à l’égard de l’enfant s’impose naturellement ; tandis que l’adulte qui s’en prend à un enfant nous apparaît comme une brute et un lâche. Mais Marine Le Pen veut nous convaincre que, non seulement, la situation des finances publiques est si dramatique, qu’elle nous expose à l’alternative tragique entre éviter la banqueroute, ou protéger les enfants clandestins ; mais surtout, que face à cette alternative, nous devrions faire le choix du déshonneur.

Ces idées s’agitent dans ma tête, faisant bientôt naître une inquiétude : leur analyse est-elle la bonne ? Si Marine Le Pen fait cette déclaration, c’est certainement qu’elle et ses proches sont convaincus que cela renforcera leur position. Ont-ils raison ? Y a-t-il vraiment des gens pour applaudir une telle proposition ? (1)

Les passants que je croise prennent soudain un air d’inquiétante étrangeté. Ils me ressemblent : semblent être des êtres doués de sensibilité, comme moi ; mais d’un autre côté, je ne perçois que la surface de leur corps, pas leurs pensées et leurs sentiments. Qu’est-ce qui m’assure que ce sont bien des êtres capables de sentiments ? Comme Descartes se disant qu’il ne voit que des chapeaux et des manteaux, « qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts », je suis saisis d’un doute métaphysique. Ont-ils seulement un cœur, ceux qui veulent prendre des mesures inhumaines contre des enfants fuyant la guerre ? Et ceux qui sont prêts à voter pour ces gens-là ?

Comment rendre l’impression qui me traversa alors ? C’est comme si la dame qui marchait devant moi, avait perdu une dimension ; comme si elle était plate, sans profondeur. Ou, pour essayer une autre image : comme si je venais de découvrir qu’elle était creuse, vide à l’intérieur. Alors que je suis au comble de mon trouble, deux hommes arrivent sur le trottoir d’en face. Plongé dans leur discussion, l’un d’eux vient emboutir son genou sur un de ces plots destinés à empêcher les voitures de stationner sur les trottoirs, transformant de ce fait la progression du piéton en parcours d’obstacles (tout de même pas bien pratique, ce système). Je suis presque surpris lorsque j’entends le cri qu’il pousse avec les accents les plus sincères – je m’attendais à ce que cela fasse un son creux : « Bong », comme lorsqu’on frappe une cuve vide. Le gémissement provoque en moi un sentiment mêlé de compassion et de soulagement. Mon corps se crispe en voyant la souffrance du malheureux. Mais je suis aussi soulagé de constater que, lui et moi, nous partageons du moins une même sensibilité à la douleur. Et finalement, serait-il électeur du FN, ne pourrait-il pas protester à la manière de Shylock : un frontiste « n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé des mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes moyens, échauffé et refroidi par le même été et par le même hiver » qu’un homme de gauche ?

Certainement, le militant frontiste est-il aussi un être de chair et de sang. Mais pourquoi n’éprouve-t-il pas alors de compassion à l’égard de ces réfugiés, dont on apprend chaque jour à quelles horreurs ils tentent d’échapper en rejoignant l’Europe au péril de leur vie ? Comment peuvent-ils refuser aux autres, ce qu’ils demandent pour eux-mêmes : être considérés comme des personnes comme les autres ? Je ne suis pas sorti de ma perplexité en passant la porte du lycée, où la dame de l’accueil me donne la clé de ma salle avec un sourire dont je ne sais plus s’il est chaleureux ou hypocrite.

*

Quand on entre dans un wagon de métro, il y a dix voyageurs, trois d’entre eux ont voté FN aux dernières élections, disaient, il y a quelques temps, un commentateur sur France Culture (il oubliait juste que la moitié des voyageurs s’était abstenue). Le propos illustre le fait que les scores du FN contribuent à façonner l’image que nous nous faisons de nous-mêmes. Quand on prend les transports en commun, ou que l’on regarde les gens dans la rue, on ne voit plus simplement un homme, une femme, un étudiant, un employé, un homme d’affaires, mais un électeur potentiel du Front national. Le lendemain d’élections, les résultats en tête, on ne se regarde plus les uns les autres de la même manière. Il est en effet troublant de penser qu’un bon tiers des Français votent pour un parti fondé par des nostalgiques de Vichy, dont certains membres et proches de sa présidente sont aujourd’hui des néonazis, un parti qui, pendant trois décennies, s’est singularisé par les provocations racistes et négationnistes de son premier président. On aura beau dire que Marine Le Pen est parvenue à renouveler l’image du parti, et que par conséquent, ce n’est pas en pensant à ces aspects du FN que les gens lui donnent leur voix, c’est tout de même hallucinant.

Alors moi, lorsque je commence à m’échauffer, et que j’essaie de reprendre mes esprits, la première chose qui me vient, c’est ceci : « lorsque j’ai tourné mon esprit vers la politique, […] j’ai tâché de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre ». C’est comme ça : quand je suis troublé, je m’efforce de penser à Spinoza (ici, Traité politique, I, 4). Ne pas se contenter de juger, mais tenter de comprendre. Cela exige d’élargir le regard, de ne pas rester focalisé, de façon quasi-obsessionnelle, sur un seul objet, mais chercher ce qui le relie au reste de la nature : les causes qui le produisent et surtout, les lois qui règlent la manière dont il se produit. Il faudrait donc étudier la manière dont le Front national en est venu à occuper la place singulière qui est la sienne dans l’espace politique, mais aussi, plus largement, dans la société française tout entière.

Car n’est-ce pas de cela dont il s’agit, lorsqu’un parti politique en vient à structurer la façon dont nous nous percevons les uns les autres ? Me revient en mémoire l’apologue sur lequel Fiammetta Venner ouvrait son livre sur la droite radicale :un groupe d’amis passe devant un immeuble en construction ; l’un d’eux « sort d’une réunion organisée par un groupe de droite radicale où on lui a démontré la prédominance des financiers juifs et de l’immigration maghrébine en France. Ces paroles l’ont touché, il s’est mis à rechercher les implications de ces attitudes sociales. Cet immeuble, ce mur, il le voit à présent tout autrement, il croit maintenant en comprendre la logique. Pour faire partager sa vision à ses proches, il énonce ce qu’il ressent : “ce mur que vous voyez là a été construit par des Arabes avec l’argent des Juifs”. Les proches le regardent éberlués, eux ne voient qu’un immeuble en construction. » L’histoire illustre l’intrication entre croyance et perception ; l’unité entre un engagement politique et une vision du monde social. « L’un des traits caractéristiques du militantisme radical est en effet de modifier la perception », souligne Venner. « Il résulte de l’engagement un regard particulier sur le reste de la société, une nouvelle conception de ce qui constitue le NOUS et de ce qui constitue les AUTRES, conception dont la seule expression peut conduire à une prise de distance avec l’entourage qui n’a pas acquis cette nouvelle vision » (2).

Je réalise à présent que c’est une expérience de ce type, que j’ai faite, ce jour-là. L’expérience d’un regard engagé. En l’occurrence, un regard hanté par la montée du Front national, pour lequel la société française paraît se fêler. Comme dans le film de Polanski, Répulsion, dans lequel le personnage voit les murs de sa chambre se fissurer, voir une fissure sociale, ce serait découvrir qu’une silhouette familière peut devenir un sujet de doute et de méfiance. Et je prends conscience que moi aussi, au travail ou dans la rue, je dois bien apparaître à certains comme celui qui met à distance : l’intello-de-gauche-bien-pensant, le bobo-aveugle-à-la-souffrance-des-Français ». Et je me sens profondément abattu. Mais désireux néanmoins de comprendre.

Notes :

(1) Selon Éric Fassin, l’annonce d'une telle mesure est « l’effet des politiques décomplexées de droite et aussi celui du ralliement du socialisme de gouvernement à celles-ci. Par cette proposition, le FN nous dit qu’il n’y a plus besoin de feindre l’humanisme. Il tire à sa façon les leçons de l’évolution des dix dernières années. François Hollande avait promis qu’il n’y aurait pas d’enfants dans les centres de rétention. Il n’a pas respecté cet engagement. Il le disait car il fallait le dire, sans y croire vraiment » (in Faïza Zeroula, « Le FN souhaite mettre fin à la scolarisation gratuite des enfants d’étrangers », Médiapart).

(2) Fiammetta Venner, Extrême France. Les mouvements frontistes, nationaux-radicaux, royalistes, catholiques traditionalistes et provie, Grasset, 2006, pp. 9-10.

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