de VAULX (avatar)

de VAULX

Philosophe, chercheur en histoire de la pensée arabe

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 décembre 2020

de VAULX (avatar)

de VAULX

Philosophe, chercheur en histoire de la pensée arabe

Abonné·e de Mediapart

Les écrans nous font-ils perdre la présence du monde ?

Un texte de Paul Colrat. Y a-t-il une présence à distance ? Oui, mais il n'est pas sûr que le nez collé à l'écran où défilent les images du monde soit la bonne distance...

de VAULX (avatar)

de VAULX

Philosophe, chercheur en histoire de la pensée arabe

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il existe une critique facile des écrans, vaguement platonicienne, qui consiste à dire qu’ils substituent au contact direct avec le monde un simple rapport avec des images du monde. Autrement dit que les écrans ne seraient au fond que des images qui nous rendent la « présence » lointaine. L’évidente présence des choses serait perdue à cause de la multiplication des images de ces choses. Dans ce contexte, la manière dont on gère depuis dix mois l’épidémie du Coronavirus en s’abritant derrière nos écrans aurait pour malheur de nous avoir fait perdre le monde au profit d’un système abstrait d’artifices.

Or je voudrais opposer à cette idée quatre points :

Présence e(s)t absence

La présence absolue est impossible, car là où elle est présente, toute chose devient, à un certain degré, absente. Toute présence d’une chose doit donc être partielle, elle n’est présence que d’un aspect de cette chose, elle est en même temps l’absence d’autres aspects. Je regarde ce brin d’herbe sans en voir tous les aspects, je ne parle avec vous que parce que ne résonne pas dans ma tête le concert de ce qui se passe dans la vôtre. Pour me rendre présente la chose en entier, il faut que je dépasse sa présence effective pour reconstituer mentalement ses autres parties – la présence totale de la chose est tissée de sa propre absence.

Remarque. La religion qui met au centre de toute sa liturgie la « présence réelle » ne la pense possible que par un miracle, ce qui est une manière de dire qu’elle est impossible. C’est pourquoi le maximum d’attention consiste à voir au-delà de ce qui se présente, par exemple être attentif à l’autre, c’est en même temps être attentif à ce qu’il ne montre pas, à ce qui est absent, à ce qu’il m’a déjà dit par exemple et qu’il ne me dit pas ; c’est un effort interprétatif, au-delà de la présence. Au contraire, se limiter à la présence est devenir idiot, car ce qui se présente est partiel, grevé d’absences.

Relation et distance.

La relation à l’autre a pour condition une distance minimale. La proximité a pour condition la distance. L’absence totale de distance, telle est la tragédie de l’amour romantique, est en même temps la mort – l’amour fusionnel s’achève dans la mort des amants, comme les deux flammes qui n’en forment plus qu’une, ou comme les deux amants de Baudelaire achevé par l’éclair de la passion, « Un soir fait de rose et de bleu mystique, / Nous échangerons un éclair unique, / Comme un long sanglot, tout chargé d’adieux » (Les fleurs du mal, « La mort des amants »). Au contraire, on pourrait défendre que l’amour réside dans l’inadéquation – là est sa vérité – car il est la grâce de n’être pas rassasié d’autrui, donc de le savoir non conforme à ce que je pense de lui.

L’autre est celui qui me répond, c’est-à-dire celui qui a une voix, dont le grain est singulier, inimitable, inappropriable, donc irréductiblement lointain.

Relation et voix

L’autre ne se donne pas dans son corps (ou dans son visage) mais dans la voix qui anime son corps. Donner sa voix. Donner sa parole. La relation n’est pas une relation entre des visages mais entre des voix. Même chez les animaux, comme le souligne Aristote, la communauté est constituée par l’émission de signaux, l’aboiement du loup permet de constituer la meute. L’homme, lui, constitue une communauté politique par sa parole et non seulement par voix, ce qui lui permet de s’organiser autour de notions communes, mais la parole passe bien par la voix. De même Rousseau pense la volonté générale comme une voix commune, parlant du « corps moral et politique composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix[1]». Les membres ce ne sont pas des corps physiques, ce sont des voix qui parlent, qui s’expriment. Pour le comprendre, il faut ouvrir son Essai sur l’origine des langues : « Ce qui annonce d’un être sensible c’est la voix. Quand on entend une voix on sait qu’on a affaire à un être sensible[2] ». La voix, notamment par le cri, est ce qui manifeste la présence d’un autre – beaucoup plus que son visage, qui est aussi bien celui de l’anonyme. Plus l’autre nous parle, plus il est présent, alors que plus nous le voyons, plus nous nous habituons à lui.

Ecrans et omniprésence

Le problème des écrans n’est dès lors pas qu’ils nous rendent le monde absent mais au contraire qu’ils nous le rendent trop présent. La voix des autres s’invite dans notre poche potentiellement en permanence. L’horreur des écrans n’est pas de produire des images du monde mais au contraire de nous rappeler le monde alors qu’on n’existe que dans une marge du monde et alors qu’on ne se sauve qu’en fuyant le monde. Le monde n’a jamais été aussi présent à nos consciences que depuis le Coronavirus, le monde entier, des chinois aux américains, des pangolins aux chauve-souris. Dans ce contexte il ne s’agit pas de nous rendre davantage le monde présent, il l’est déjà à très haute intensité, ce serait soigner le mal par le mal, mais au contraire de savoir comment s’en excepter.

Une fois de plus le salut est dans la fuite, qui n’est pas une absence mais une distance. Cette fuite ne recherche pas une présence mais une communauté, qui est la communauté de ceux qui - sans chercher à se distancier - se tiennent à distance, la distance étant inextricablement la condition et l’abolition de la communauté, dépassant le seuil de la distance on tombe dans la solitude, que ce soit dans l’absence mortelle, ou dans la fusion, elle aussi mortelle. Au fond il faut distinguer deux solitudes qui se rejoignent tendanciellement, la pure présence à la chose et la pure absence qui est la mort. La participation, elle, c’est-à-dire la communauté, est un mélange d’absence et de présence, un mixte d’être et de non-être. Cette participation dans la distance est bien différente de la distanciation préconisée par les gouvernements, s’il faut entendre par là un sentiment de crainte pour son immunité.

[1] Jean-Jacques Rousseau, Contrat social, Livre I, 6. 

[2] Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’Origine des langues, 10.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.