Je voudrais réfléchir aujourd’hui à un fait tout simple : quand on décide de partir d’un certain lieu, de quitter les personnes avec qui on habitait ce petit bout de monde, avant de partir, on dit : « je pars, mais on reste en contact ». Je me suis toujours demandé : alors pourquoi part-on si on veut rester en contact ! Il y a bien sûr des cas où le propos est une simple politesse, mais nous nous intéresserons à ceux qui relèvent d’une demande sincère, celle de perpétuer une présence à distance, d’un keeping in touch qui rende le toucher désormais impossible.
La présence à distance, immédiateté temporelle sans immédiateté spatiale.
D’abord, une telle situation n’est devenue possible que par une révolution technique, celle des télécommunications. L’invention dans la seconde moitié du xixe siècle du téléphone par Antonio Meuci volé par Graham Bell permet la communication à distance. L’émission du signal électrique qui transporte le message se faisant d’abord par du fil de cuivre à près de 200 000 m/s, puis, avec l’invention de la radio par Guglielmo Marconi en 1899, par ondes hertziennes à la vitesse de 300 000 m/s, on peut considérer la communication comme simultanée. La visiotéléphonie requerra la numérisation et des progrès dans la technique de codage pour pouvoir instaurer autour des années 1980 des visioconférences. Dans tous les cas, étant donné la vitesse de transmission, les deux interlocuteurs peuvent être considérés, malgré la distance qui les sépare, comme présents l’un à l’autre dans le sens du partage de la même temporalité.
- De l’espace-temps à la présence distanciée
Quel est donc ce régime de présence si singulier que permettent la téléphonie (littéralement ‘voix à distance’) et la visiotéléphonie (vue et voix à distance) ?
La présence, comprise comme l’immédiat temporel, a longtemps été inséparable de l'ici, compris comme l’immédiat spatial. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’opposition présence / absence : ce qui est absent est ce qui n’est pas ici à ce moment-là, pour être présent, il faut être ici, il n’y a pas d’immédiateté temporelle sans immédiateté spatiale. Or, être ici, c’est être auprès du corps. La présence est donc forcément physique, et le retard, le délai temporel est alors, lui, proportionnel à la distance spatiale. Plus on est éloigné spatialement, plus on est décalé temporellement.
Or, avec les techniques de retransmission des sons et des images, cette proportionnalité entre immédiat temporel et immédiat spatial est brisée au niveau de l’expérience vécue. Elle ne reste notable que pour des distances astronomiques (que les ondes sont considérées comme prenant du temps pour les parcourir). Car la retransmission par ondes hertziennes se faisant à la vitesse de la lumière, à l’échelle terrestre, les distances peuvent être considérées comme nulles. Désormais, la présence est désindexée de la proximité. Il est devenu possible d’être présent sans être là.
Notons que la théorie de la relativité de Einstein aura beau, au début du xxe siècle, réfuter la séparabilité de l’espace et du temps, au niveau des relations terrestres, nous n’en tenons pas compte. Contre Einstein, nous n’en finissons pas de séparer espace et temps.
Ce qui nous apparaît (temps désindexé de la distance) est donc radicalement différent de ce qui est (temps inséparable de la distance dans la notion d’espace-temps). Or, penser l’apparaître des choses en suspendant leur mode d’être objectif est justement la méthode de la phénoménologie. Si les phénoménologues se sont en général concentrés sur la perception naturelle, il en est en revanche un qui a pensé l’apparaître dans le monde technicisé, c’est Günther Anders.
2. La retransmission. Images, fantômes et anges
Ce que Günther Anders explique dans son essai « Le monde comme fantôme et comme matrice, considérations philosophiques sur la radio et la télévision[1] », c’est qu’une retransmission est un régime ambigu de présence : la scène que l’on voit et entend n’est pas une scène absente qu’on nous raconterait ou nous représenterait, c’est la scène elle-même. On peut ainsi s’enthousiasmer de chez soi devant un match de foot qui a lieu au stade, car le but victorieux qui nous est retransmis est l’événement lui-même au moment où il se produit. Pourtant, la scène n’a pas de présence vivante, concrète car, excepté la performativité du langage (qui vaut aussi pour une nouvelle différée), la scène ne peut agir sur nous, ni nous sur elle. C’est pourquoi Anders peut conclure :
« Ce ne sont pas seulement des images que nous recevons. Mais nous ne sommes pas non plus en présence du réel. La question de sa présence ou de son absence est en effet sans objet. (…) Si la question est sans objet, c’est parce que la situation créée par la retransmission se caractérise par son ambiguïté ontologique ; parce que les événements retransmis sont en même temps présents et absents, sont en même temps réels et apparents, sont là et, en même temps, ne sont pas là ; bref, parce qu’ils sont des fantômes[2] ».
Anders parle de fantômes du réel plutôt que d’images du réel, car l’image est ce qui représente dans l’absence, elle est une dimension extérieure au présent, comme le cliché qui fige et immortalise un instant. Surtout, elle imite et reproduit le réel. En revanche, la retransmission des hurlements de la foule lors d’un match n’est pas l’imitation, la reproduction de ces hurlements, mais ces hurlements même amplifiés et transportés jusqu’à nous. Il faut donc parler de fantômes plutôt que d’images. Un fantôme (forme sans matière, apparence dénuée de chair) est ce qui, dépouillé de son corps, peut apparaître en tout lieu au même moment. Il est la présence libérée des contraintes physiques. Avec la retransmission, on ne se quitte donc plus, on reste hanté par le fantôme de l’autre qu’on a quitté.
Dans ce dispositif technique de la retransmission, ce qui joue un rôle décisif, c’est sans conteste la voix. La voix a en effet un statut phénoménologique très singulier. Günther Anders, qui raconte son expérience d’un studio de télévision avec ses multiples écrans qui contiennent chacun un fantôme du clown faisant son sketch dans la pièce à côté, fait remarquer la chose suivante :
« Le comédien se divisait bien pour l’œil en sept frères identiques mais n’avait qu’une seule voix, unique et indivise, qui résonnait dans les deux pièces[3] ».
Il n’existe pas d’image sonore. Quand j’entends la voix de quelqu’un au téléphone, ce n’est pas une image, une imitation de sa voix que j’entends, mais sa voix-même. Il convient d’ajouter une propriété à ce que dit Anders. Cette particularité des voix d’être sans image par rapport aux apparences visuelles imitables s’accompagne d’une seconde propriété : l’audition des sons est dénuée de perspective. Alors qu’on a toujours un point de vue particulier sur une chose, il n’existe pas de point d’écoute. Certes, une voix peut être perçue plus ou moins forte par rapport à d’autres, il y a donc plus ou moins proximité de l’auditeur. Mais qu’on l’entende depuis la droite ou la gauche, une voix reste la même, relativement indépendante de l’espace. En conséquence, alors que l’image retransmise, le son, lui, nous est restitué tel quel par l’appareil d’enregistrement.
Cela est surtout clair pour la voix. Davantage l’apparence de l’esprit que du corps, la voix n’est pas vraiment liée à la spatialité du corps (elle n’a pas de devant ni de derrière, de droite ni de gauche), en quelque sorte, elle est toujours déjà un peu coupée du monde. Surtout, elle est une émission volontaire, et ne laisse donc jamais, même dans le face-à-face de la rencontre l’autre nous examiner sous tous les angles à notre insu comme il peut le faire avec la vue. La retransmission de la voix n’est donc pas antéprédicative, mais toute voix, même concrète, est déjà prédicative.
En outre, la voix qui nous parle est l’indication certaine que l’autre est bien avec nous. Que ce soit le commentateur du match de foot tout à son sujet, ou l’interlocuteur au téléphone, ils sont bien concentrés sur leur objet. Par conséquent, alors que quelqu’un peut être physiquement à côté de nous tout en étant ailleurs mentalement, c’est la voix qui indique que sa conscience est bien tournée vers nous, qu’il est tout à nous.
La voix retransmise semble donc être la voix elle-même, présente qu’elle que soit la distance. Cela explique bien la fascination qu’elle peut exercer. Une voix pure, dénuée de tout corps, cela a depuis longtemps été pensé, c’est la voix des anges, la voix qu’entendent les prophètes.
Je serais donc tenté de souscrire complètement à ce que dit Paul Colrat quand il fait de la juste distance la condition de l’appréciation des choses[4]. Mais encore il faut qu’il y ait distance, c’est-à-dire un certain rapport à l’espace.
Or, dans la retransmission, dans la communication médiatisée par la machine, il y a bien présence, mais il est faux de dire qu’il y ait distance. Car la distance existe entre des corps et ce qui est en présence, ce ne sont pas des corps, mais ce que nous avons pour le moment avec Anders appelé des fantômes, et que nous appellerons bientôt des chimères. Ce que partagent les fantômes, c’est uniquement le présent. Comme le dit Anders, la retransmission ne fait jamais de nous des « amis du monde », car on « privés de monde », « coupés de toute relation ». Elle fait de nous uniquement des « compagnons de l’instant[5] ».
La présence chimérique
- La retransmission réciproque. Des fantômes aux chimères
Anders analysait la radio et la télévision, c’est-à-dire cette retransmission unilatérale par laquelle le fantôme du monde s’invite à la maison, impliquant paradoxalement que pour assister au spectacle du monde, il faut rester à la maison. Il analyse ainsi ce fait anthropologique de la substitution de la table familiale autour de laquelle les membres d’une famille se réunissait par l’écran de télévision devant laquelle ils se postent désormais. Il écrit ainsi :
« La famille est désormais structurée comme un public en miniature, le salon familial est devenu une salle de spectacle en miniature, et la salle de cinéma est devenue le modèle du foyer[6] ».
Ce n’est plus autour du repas, c’est-à-dire des besoins du corps qu’on se réunit, mais devant le spectacle du monde. Cette structure passive lui faisait dire qu’elle nous plaçait en position d’esclaves, écoutant la voix du maître sans pouvoir parler. Or, la téléphonie semble échapper à cette passivité : on nous parler et on répond. S’il y a bien réciprocité (nous y reviendrons sur cette question), le retrait du corps est, lui, définitif. Certes donc, le téléphone nous redonne la parole, mais il le fait en nous retirant notre corps, réduit à ce qu’Anders appelle son « effigie[7] ».
« Fantôme », « effigie » désigne les objets perçus, et non le sujet percevant. Ce dernier est dans un contexte de passivité un esclave, nous dit Anders. Mais qu’est-il dans un contexte de réciprocité ? Qu’est-ce qu’un sujet fantomatique ? Nous proposons de l’appeler une chimère.
Pour comprendre ce que nous appelons une chimère, essayons de préciser ce qui se passe dans une communication visiotéléphonique. On retrouve l’ambiguïté du régime de présence évoqué plus haut. Mais à la différence d’un simple combiné téléphonique qui isole la voix, on perçoit l’autre en contexte. Quand on se retrouve à discuter trois heures avec sa mère en visiocall, on ne s’arrête pas de vivre : on va se faire à manger dans la cuisine, on promène son chien, … L’autre se retrouve ainsi à nous suivre et pourtant il n’est pas chez nous ; il est partout à nous sans être nulle part là à côté de nous. Regarder dans l’écran l’effigie d’un monde qui n’est pas ici et écouter la voix de quelqu’un qui n’est pas ici, c’est dissocier son corps et sa conscience. Par exemple, dans un centre d’appel, les corps des opérateurs sont tous là dans leur box, les uns à côté des autres, mais leur conscience est tournée hors de ce monde, elle est toute à la voix qui lui parle, qui leur parle de nulle part[8].
C’est donc bien le rapport à l’espace que ce nouveau régime de présence vient perturber. Anders parle à ce propos de schizotopie. Si la schizophrénie est une dissociation de la conscience, la schizotopie est une dissociation de la conscience spatiale, de l’être-au-monde. Il illustre cela par un savoureux exemple :
« Même s’il est attaché à son lit, le nourrisson est en même temps dans le stade de base-ball, parce qu’il est entouré par les vagues de hurlements du public qui sortent de la radio[9] ».
Mais celui qui est au téléphone n’est pas en deux lieux, il est dans le non-lieu du réseau. Plus que de schizotopie, il est en situation d’atopie, dans une simultanéité sans étendue avec son correspondant, dans l’écran et son haut-parleur, c’est-à-dire dans un point sensible (d’étendue négligeable) et non localisé de l’espace.
Ce qui communique par connexion des machines et non par rencontre des corps, ce ne sont pas des hommes – un homme étant défini comme un animal doué de langage –, mais des chimères, c’est-à-dire des effigies douées de langage.
Cette présence chimérique fondée sur la dissociation de l’immédiat temporel et de l’immédiat spatial a pour conséquence une dissociation du corps et de la conscience et par là une dissociation de l’affectivité. Qu’est-ce qui nous touche quand on keep in touch ? Traditionnellement, de même qu’on était présent à l’ici, on était touché (au sens d’affecté) par ce qu’on pouvait toucher (au sens de ce qui était à proximité). La grande thèse d’Anders est celle du décalage prométhéen : ce qui nous touche (nous affecte) ne nous touche plus (ne produit plus aucune sensation). Je cite :
« Car ce que l’on expérimente constamment (au sens d’être affecté), on ne l’expérimente pas (au sens d’en avoir une aperception). Les conditions de l’expérience ne sont pas les objets de l’expérience[10] ».
Telle est la situation de l’homme à l’âge de la bombe atomique : il y a un décalage infini entre l’apparence inoffensive d’une ogive nucléaire et sa puissance de feu, entre l’invisibilité des radiations atomiques et leur caractère meurtrier.
Mais c’est la proposition inverse qui nous intéresse ici : ce qui nous touche (produit sur nous une sensation) ne nous touche plus (ne nous affecte en rien) : les apparences sont devenues des impostures[11]. Telle est situation de la chimère : elle est toute à une effigie inoffensive d’un certain monde, alors que son corps est ancré dans un autre monde qui l’affecte et que lui affecte.
Là est le point central, car c’est en raison de cette dissociation affection/sensation que nous faisons le choix délibéré de vivre nombre de relations comme des chimères.
2. Eloge de la présence chimérique
Désormais que le choix entre la « présence concrète » de la rencontre physique et la simple « simultanéité formelle » de la connexion chimérique est possible[12], pourquoi choisit-on la présence chimérique ? Il serait faux d’affirmer que cela nous est imposé par la nécessité. Ce n’est pas parce que l’autre est loin qu’on a une communication chimérique, mais on s’éloigne pour n’avoir plus qu’une communication chimérique ! Car on aurait pu ne pas s’éloigner, et surtout on pourrait communiquer avec ses voisins. Vu qu’on ne vit plus sans avoir des hommes à plus de cinq mètres de nous, on pourrait très bien échanger constamment avec des hommes. Alors pourquoi choisissons-nous de parler à des chimères ? Justement parce que ce sont des chimères !
Il y a des avantages indéniables aux relations chimériques par rapport aux relations charnelles. En voici quelques-uns :
1° La schizotopie, et l’atopie de surcroît, nous libèrent de l’enfermement dans la prison de l’ici. (la philosophe Avital Ronell a des pages là-dessus dans Telephone book : technologie, schizophrénie et langue électrique)
2° Alors que les hommes sont, sinon menaçants, du moins encombrants, les chimères sont inoffensives. Le monde des chimères est un monde dans lequel les corps sont neutralisés : le professeur préfère avoir affaire à des chimères d’élèves qui ne le chahutent pas, les élèves à un professeur chimérique qu’ils peuvent mettre sur silencieux, le patron à des chimères d’employés dont il n’a pas la responsabilité des corps, les employés à un patron chimérique qui ne les humilie plus, la jeune femme est soulagée de ne pas subir les attouchements des mâles.
3° On accède au monde des chimères sans bouger de chez soi, sans devoir affronter les fatigues, les dangers et les imprévus du monde. On reçoit toujours à domicile, et on reçoit sans devoir faire preuve d’hospitalité et modifier son chez-soi pour recevoir autrui.
4° On n’entre plus qu’en relation avec ceux qu’on a choisis sans être déterminés par le hasard des rencontres, ni contraints par les distances.
5° Dans un monde urbanisé où l’on vit tous les uns sur les autres, on met la distance infinie d’un écran entre soi et autrui (le meilleur exemple étant l’avion où les corps sont entassés les uns contre les autres, mais les esprits chacun éparpillé dans une effigie d’un monde différent).
Rester en contact – quand l’esprit se prend pour un corps
Seulement, cet état rêvé de chimère comprend quelques contreparties dommageables.
1° Si l’on a neutralisé le corps de l’autre, le nôtre aussi est neutralisé. L’assemblée des chimères a perdu son corps politique.
2° Le monde des chimères n’est pas celui où tout est près, mais où tout est loin.
En effet, si les sens sont les médiations de l’esprit avec le monde et autrui, l’appareil n’est pas un sixième sens, mais une double médiation : on voit sur l’écran ce que voit la caméra dans le monde ; on entend dans le haut-parleur ce que le micro a capté du monde. La machine ajoute une médiation à la médiation des sens.
3° Être en contact était auparavant la fonction du corps. Le toucher n’est pas qu’une proximité, c’est d’une part une vérité et d’autre part une réciprocité.
C’est une vérité, car toucher, c’est s’assurer de la réalité de l’être qu’on touche. Pour paraphraser Kant, le toucher n’est pas une sensation réelle, elle ne fournit pas tant d’information sur la nature de cet être plutôt que le fait qu’il est bien là. Le toucher est la sensation de présence : il est bien là. C’est une réciprocité, car la main que ma main touche me touche. Être main dans la main, c’est être constamment sentant l’autre et senti par l’autre. C’est une communication charnelle qui laisse libre l’esprit pour sa tâche contemplative.
En revanche, dans la communication chimérique, c’est à l’esprit de lier contact. « allô ? », « tu es là ? », « pourquoi tu ne réponds pas à mes messages ? ». Le langage réduit à sa fonction phatique, est devenu un ersatz du toucher. Incapable d’accéder au corps de l’autre, on passe son temps à affecter son esprit. Alors, quand c’est le langage qui prend le relais, il devient un langage sans prédicat réel, c’est-à-dire un pur bavardage dont la fonction est de dire : oui, je suis encore là. Il est une parole réduite à la voix.
Alors, si l’humanité s’est distinguée des animaux en libérant ses membres antérieurs, le sourd-muet est confronté au risque de régression : il perd cette indépendance technique en devant consacrer ses mains au langage. Cela est pire encore pour la chimère : la communication chimérique une aliénation pire encore, car ce qu’elle immobilise, c’est l’esprit, désormais occupé à se rendre présent à l’autre.
4° Mais cette présence est devenue frustrante, car elle n’est plus réciproque. En effet, la voix n’est pas immédiatement réciproque : on ne peut pas parler tous les deux en même temps. Pour s’approcher de la réciprocité, elle doit se faire dialogue. Mais elle n’est pas en soi réciproque, car l’ouïe est le seul sens qui n’est pas perçu quand il perçoit. La main est touchée par la main qu’elle touche, le regard est vu par les yeux qu’il regarde, le souffle des narines est senti quand il vient sentir le souffle de l’autre, la langue est goûtée quand elle goûte la langue de l’autre, même le sexe prend plaisir au sexe auquel il donne plaisir. Mais l’ouïe et la voix resteront à jamais séparés. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas un hasard si la voix a perdu tout intérêt dans l’acte érotique.
Prendre contact – et si l’on ne présupposait pas de toucher préalable ?
Il faudrait ici aller plus loin et envisager une autre étape, celle dans laquelle la communication chimérique n’est pas une manière de garder contact, mais de prendre contact. Car l’expérience de garder contact est faussée : elle suppose que les corps se sont déjà rencontrés. Par conséquent, on n’est chimère au téléphone que comme on est reflet dans le miroir : cela suppose qu’on soit encore et toujours un corps.
Mais si ce n’était pas le cas, que se passerait-il ? Une telle expérience, la production de pures chimères, est précisément celle que beaucoup font actuellement vivre à leurs enfants en les mettant devant des écrans dès leur plus jeune âge. Peuvent-ils en faire ainsi de pures chimères ?
Cette expérience est fondamentalement celle, d’une part, de la perception de données sensibles purement digitale, soit de phénomènes qui ne supposent aucun noumène dirait Kant, seulement une fabrique à phénomènes, à savoir l’ordinateur. On comprend alors pourquoi l’ère digitale s’est accompagnée d’un renouveau du scepticisme et du solipsisme : qu’est-ce qui garantit l’extériorité du monde et non le branchement de notre cerveau sur des impulsions électriques ? C’est l’expérience, d’autre part, de sensations déconnectées de tout mouvement d’un corps. Or, notre monde vécu, nous dit Merleau-Ponty, est justement construit sur ce lien sensation des sens-mouvement du corps. Il nous dit :
« La Terre est la matrice de notre temps comme de notre espace : toute notion construite du temps présuppose notre proto-histoire d'êtres charnels comprésents à un seul monde[13] ».
Quelle notion de l’espace et du temps peuvent acquérir des chimères ? Les expérimentations actuellement pratiquées sur les enfants nous l’apprendront bientôt.
[1] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme (tome I). Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, Ivréa, 2001.
[2] Ibid. p. 153.
[3] Ibid. p. 154, note 22.
[4] Voir Paul Colrat, « Les écrans font-ils perdre la présence au monde ».
[5] Ibid. p. 157.
[6] Ibid. p. 125.
[7] Ibid. p. 117.
[8] C’est pourquoi Anders peut dire de ces hommes que, même s’ils ne bougent plus de leur maison, ils ne sont « jamais chez eux, jamais à leur affaire, bref, nulle part ». Ibid. p. 159.
[9] Günther Anders, L’obsolescence de l’homme (tome II). Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, Fario, 2011, p. 87.
[10] Ibid. p. 199.
[11] Ibid. p. 320 et sqq. « Le réalisme en tant que fantastique ».
[12] Anders, tome I, p. 155.
[13] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 178.