La plupart des États règlent leur politique sur les États dominants. Ainsi, le Liban, dont la structure économique et politique est très différente de l’Europe, reste sous la tutelle intellectuelle de la France. Le ministre de la santé Hamad Hassan exprimait bien le déchirement que cela implique :
« Nous devons faire comme les pays européens qui se sont reconfinés et ont accordé des prestations sociales, mais l'État libanais n'en a pas les moyens[1] ».
Si le modèle n’est pas applicable localement, à quoi bon chercher à l’imiter ? Dans L’Orient-Le Jour, la chroniqueuse Médéa Azouri écrit :
« On nous a infantilisés et on s’est laissé faire. On nous a dicté nos comportements, enfermés chez nous, donné des directives drastiques… et on s’est laissé faire. Mais quelle autre option avions-nous[2] ? »
Aucune autre option n’existe-t-elle vraiment ? Ou n’arrive-t-on seulement pas à la penser ? N’a-t-on pas des ressources propres pour la concevoir par nous-mêmes ? Ainsi, le patrimoine philosophique arabe offre certaines réflexions qui permettent de percevoir le problème du confinement sous un autre angle, celui du lien social : quel mal la distanciation sociale et l’interdiction des rencontres fait-il à une société ?
La thèse qu’on va défendre est qu’une nation qui n’a plus de rapports, mais dans laquelle chacun s’enferme dans son cercle intime et sa bulle internet, laisse se déliter le lien qui unit ses membres et permet la paix civile. Elle se destine à l’empire de la haine et de la guerre de chacun contre un chacun.
La notion de lien social est un principe de la sociologie moderne, mais la notion émerge avec la philosophie arabe classique (ixe-xe siècles) avec le concept de maḥabba. Al-maḥabba traduit le terme grec de philia qui signifie déjà le sentiment d’amitié, mais désigne plus précisément, en particulier chez le philosophe grec Aristote le lien des citoyens d’une cité, c’est-à-dire de ceux qui participent activement à la gestion des affaires publiques, s’accordent sur la constitution de la cité et assument des fonctions politiques. Sont exclus de cette philia ceux qui ne participent activement aux affaires publiques, soit les femmes, les enfants, les esclaves, les paysans et les artisans.
Al-maḥabba ne se limite plus aux seuls citoyens, mais désigne désormais l’affection qui lie tous les fidèles de la religion, sans distinction donc de classe. Si c’était l’activité politique qui liait les citoyens, quelles sont les conditions pour qu’émergent entre une affection et un lien entre tous les habitants d’une cité ? Telle est la question que pose le concept de maḥabba.
Nous étudierons trois textes philosophiques fondamentaux concernant ce concept. Le premier est tiré des Épîtres des Frères en Pureté (Rasāʾil Ikhwān al-ṣafā) qui ont instauré le principe, le deuxième d’Abou Naṣr al-Fārābī qui l’a développé, et le troisième de Miskawayh qui a synthétisé les deux visions précédentes.
Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafā ‒ La distanciation sociale n’est supportable que pour les sages
La philosophie politique qui se développe dans le cadre dessiné par l’islam ne part pas du présupposé de la sociabilité naturelle de l’homme comme le faisait l’Antiquité grecque. En effet, les Grecs partageaient le principe suivant lequel « l’homme est un animal politique », pour reprendre la formule d’Aristote. Les hommes ont donc toujours vécu dans un cadre social. Cette idée reproduit au niveau politique le présupposé cosmique de l’éternité du monde : de même que l’ordre cosmique a toujours été là, l’homme a toujours vécu dans des cités. La question politique fondamentale était alors de déterminer l’ordre le meilleur, la loi juste.
Avec le monothéisme s’instaure le principe de l’adventicité du monde : il a été créé ex nihilo, à partir du néant. En islam, de même que le monde est créé par le commandement divin, la cité politique est instituée par le commandement du prophète. Avant de pouvoir déterminer la loi bonne, il faut déjà instaurer les conditions de la loi, la sociabilité des hommes. Bref, le premier commandement est auto-référentiel : obéis[3] ! Il faut créer le lien sur lequel se fondera l’ordre social et politique. Mais si l’affection mutuelle n’est pas naturelle aux hommes, comment la fonder ?
Les Épîtres des Frères en Pureté (Rasāʾil Ikhwān al-Ṣafā), encyclopédie des sciences philosophiques du ixe siècle, consacrent une fable-fleuve à la question de la domination politique sous les traits de la domination humaine sur les animaux. Le débat prend la forme d’un procès lors duquel les représentants humains doivent justifier par une qualité distinctive la supériorité humaine. Parmi eux, le juif d’Irak avance que le privilège des hommes est religieux, c’est auprès des seuls hommes que les prophètes ont été envoyés. Le rossignol, représentant des oiseaux, le réfute ainsi :
« Quand tu évoques à ton avantage les cérémonies, les rassemblements rituels, les processions au temple, alors que nous, nous n’avons rien à brandir, tu devrais savoir que si vous aviez des mœurs éduquées, si vous étiez dans une solidarité fraternelle lors des épreuves, dans les difficultés, si vous étiez comme une seule âme lorsque vous poursuivez vos intérêts, on ne vous aurait pas imposé les cérémonies, les rassemblements hebdomadaires. En effet, le législateur prophétique a pris une telle décision afin de rassembler les hommes qui se sont éloignés les uns des autres, afin de faire émerger de leur rassemblement l’amitié (al-ṣadāqa).
Car l’amitié est le fondement de la fraternité (al-ukhuwa), la fraternité le fondement de l’affection (al-maḥabba), et l’affection le fondement du rétablissement de l’ordre des choses, rétablissement qui fait la prospérité du pays, et prospérité du pays qui garantit la permanence du monde et la perpétuation de l’espèce.
C’est pourquoi la Loi prophétique commande que les créatures se rassemblent deux fois par an en un endroit approprié, une fois par semaine dans des lieux déterminés, et cinq fois par jour dans les lieux des magasins et des marchés consacrés à la prière, pour que soit réalisée la fin visée » (épître 22, II 328).
Bref, la loi religieuse n’est pas le signe d’une supériorité, mais d’une infériorité de l’homme. Les prophètes, médecins de l’âme, ont été envoyés aux nations humaines parce qu’elles sont malades. Elles souffrent de l’orgueil individuel, de la prétention et de l’envie de chacun envers son prochain, vices congénitaux qui affectent les relations humaines, les réduisant à l’hostilité et la défiance.
Seule la loi, en obligeant les hommes à se fréquenter, empêche une telle hostilité. Mais il ne suffit pas d’interdire l’agression, il faut muer l’adversité en amitié. De cela dépendent la prospérité politique et le salut des âmes, car aucun homme n’est assez complet pour réaliser seul son bonheur, et celui qui vit seul est condamné à la misère.
Le texte propose alors une interprétation sociologique des rituels religieux : ils sont les instruments du lien social. Et ce, aux différents niveaux de la société : les cinq prières quotidiennes soudent le foyer, la prière collective hebdomadaire soude les sociabilités locales et les cérémonies annuelles (ici, sûrement aïd al-kabir, la fête du sacrifice, et aïd al-fiṭr, la fête de rupture du jeûne de Ramadan) lient plus largement la cité.
Toute rupture dans ces rassemblements rituels met en danger le lien social et laisse l’adversité concurrentielle reprendre la place de l’affection mutuelle. On pourrait non objecter ici avec Émile Durkheim que les cohésions sociales ne sont pas nécessairement mécaniques (lien physique direct dans le rassemblement), mais peuvent aussi être organiques, par participation à une fin commune. La distanciation physique ne serait donc pas nécessairement une distanciation sociale. Or, les relations sociales numériques ne produisent pas de rassemblement, mais enferme chacun dans sa bulle numérique qui exclut toute altérité (groupes d’‘amis’ qui partagent les mêmes statuts sociaux, opinions et croyances). Elles ne constituent donc pas des liens sociaux produisant de l’amitié, mais au contraire reproduisant potentiellement l’adversité au niveau collectif.
C’est justement cette distinction de liens sociaux vertueux et vicieux que le philosophe al-Fārābī, lecteur des Épîtres des Frères en Pureté, ajoute à l’idée précédente.
al-Fārābī ‒ La cité virtuelle n’est pas la cité vertueuse
Al-Fārābī part du principe exposé dans les Épîtres des Frères en Pureté : l’homme ne peut vivre convenablement sans le soutien de ses congénères. Il est donc contraint à la vie politique. Au-delà de cette nécessité, cette entraide réalise la civilisation et accomplit les perfections de la nature humaine. Pourtant, tout rassemblement des hommes constitue-t-il une unité politique et toute cité politique parvient-elle à épanouir les qualités humaines ?
Suivant la leçon d’Aristote dont l’Éthique à Nicomaque est, à la différence de l’époque des Frères en Pureté, disponible en arabe, al-Fārābī pense d’une part le niveau auquel un tel rassemblement forme une unité, et d’autre part la nature du lien social qui réalise les perfections humaines.
L’urbanité qui fait vivre les hommes les uns à côté des autres permet une telle entraide. Mais ni le niveau du village qui est dans une position de soumission à la cité, ni le niveau du quartier qui n’en est qu’une partie, ne constituent une unité. Le lieu de la réalisation des perfections humaines est la cité définie avec Aristote comme unité politique formée par la loi qui la gouverne (en grc, politeia ; en arabe madina siyāsiyya). Or, cette loi n’est pas imposée par la nature, mais le produit de la volonté et du libre-choix humain. Il y a alors potentiellement des cités vicieuses et des cités vertueuses. La cité vertueuse est celle dont l’organisation choisie par les hommes vise non pas l’opulence ou la gloire, mais le bonheur ultime, c’est-à-dire la réalisation de leurs facultés supérieures.
Dans Les opinions des habitants de la cité vertueuse, ouvrage dont la première partie décrit le système de l’univers et la seconde le système de la cité calqué sur le système du monde, il écrit :
« Propos sur le besoin humain de rassemblement et d’entraide.
Tout un chacun des hommes dans sa nature requiert même pour sa subsistance et la réalisation complète de son être de nombreuses choses qu’il ne peut toutes se procurer seul. Il requiert alors des congénères qui génèrent (qawm yaqūm bihi) pour lui ce qu’il requiert. Et il en va ainsi de tout un chacun.
C’est pourquoi il est impossible que l’homme réalise la perfection pour laquelle il est disposé par nature si ce n’est par le rassemblement d’une assemblée de nombreux soutiens, dans laquelle chacun subvient (yaqūm) pour l’autre à ce qu’il requiert pour subsister (qawāmihi). Tout ce qu’une telle société procure à chacun rassemble tout ce qu’il requiert pour subsister et pour réaliser sa perfection.
Grâce à cela, les hommes se sont multipliés et ont construit sur Terre des civilisations urbaines (maʿmūrāt) dans lesquelles se sont réalisées les sociétés (al-ijtimāʿāt) des hommes. Certaines sont abouties, d’autres non. Parmi les sociétés abouties, on compte les grandes, les moyennes et les petites.
Les grandes sont les rassemblements de toute la société dans la civilisation urbaine ; les moyennes sont le rassemblement d’une nation partiellement dans la civilisation urbaine ; et les petites sont le rassemblement des habitants d’une cité dans une partie habité par la nation.
Parmi les sociétés non abouties, on compte le rassemblement des habitants d’un village, celui des habitants d’un quartier, ceux d’une rue et, enfin, ceux d’une maison.
Le quartier et le village se rapportent à la cité, sauf que le village est au service de la cité, alors que le quartier en constitue une partie. De même, la rue est une partie du quartier et la maison une partie de la rue. La cité est la partie habitée de la nation, qui est une partie de l’ensemble des habitants de la civilisation.
Le bien premier et la complétude ultime sont d’abord atteints dans la cité et non au sein d’un regroupement qui est moindre que cela, car la préoccupation pour le bien véritable requiert qu’il puisse être recherché par libre-choix et du fait de la volonté, de même que les choses malines adviennent du fait de la volonté et du libre-choix. Cela rend la cité capable d’entraide pour atteindre certaines fins qui sont mauvaises, mais par la sorte aussi, toute cité peut atteindre le bonheur.
La cité qui, par le rassemblement, vise l’entraide pour les choses qui permettent d’obtenir le bonheur véritable est alors la cité vertueuse ; le rassemblement qui vise l’entraide afin d’obtenir le bonheur est le rassemblement vertueux ; la nation dont toutes les cités s’entraident pour obtenir le bonheur est la nation vertueuse ; et de même la civilisation vertueuse, à condition que les nations qui y résident s’entraident pour atteindre le bonheur.
La cité vertueuse ressemble au corps complet et sain dont tous les organes s’entraident pour accomplir la vie animale et la conserver ».
La finalité de la vie politique est la réalisation du bien suprême. Une politique n’est pas justifiée par le seul fait qu’elle garantit la sécurité (en particulier sanitaire) comme c’est le cas pour l’État moderne théorisé par Thomas Hobbes. Assure la seule survie des hommes (au prix de leur épanouissement) ne peut suffire, la politique doit viser le bonheur général et le bien commun.
Il y a des modes d’organisation qui ne les visent pas, ce sont les cités viciées. Et dans notre texte, il y a aussi des niveaux d’organisation qui n’assurent pas un lien suffisant des hommes. Chez al-Fārābī, c’était les localités (hameaux ruraux, quartiers) : c’est à l’échelle d’une cité et d’une nation que les hommes peuvent s’épanouir. On pourrait se poser la question aujourd’hui si les seuls liens sociaux virtuels sur les réseaux, sans rencontre des corps, suffit à créer du lien social. En effet, l’idéologie du confinement a voulu sauver le lien social en affirmant que la « distanciation physique » n’était pas une « distanciation sociale ». Al-Fārābī pourrait nous dire : certes, tout rassemblement des hommes sous une loi forme une cité, mais une organisation qui ne vise que la protection du vital ne constitue en rien une cité vertueuse.
À sa suite, Miskawayh se rapproche encore davantage d’Aristote et introduit en Islam la notion d’animal politique. La fin des liens sociaux est de réaliser en acte cette convivialité (al-uns) naturelle de l’homme (al-insān).
L’homme confiné a détruit l’animal politique qui dort en lui
Miskawayh, auteur d’un traité d’Éducation des mœurs, dans la tradition de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, consacre le chapitre 5 à revisiter la notion de fraternité héritée des Épîtres des Frères en Pureté à l’aune de la notion aristotélicienne de philia, fondement du lien politique. Mais alors que les Frères en Pureté pensent la communauté de vie et Aristote le lien d’affection des concitoyens, Miskawayh dépasse leur ambition et se pose le problème plus vaste de l’unité du genre humain. Reprenant en outre l’anthropologie positive d’Aristote : l’homme est doué d’une sociabilité naturelle, il pose le problème des conditions de son actualisation universelle[4]. L’homme est disposé naturellement à la convivialité. Par conséquent, celle-ci est en soi ouverte à tout homme. Mais l’existence localisée des hommes risque de réduire cette convivialité et l’affection qui en découle aux proches seuls et à engendrer de l’étrangeté voire même de l’hostilité envers les plus lointains. Comment donc réaliser en acte la puissance de l’homme à la convivialité universelle ?
Dans une paraphrase claire du texte des Épîtres des Frères en Pureté étudié plus haut, manifeste le besoin qu’ont les hommes de se réunir dans des fêtes profanes et des rites religieux pour réaliser cette convivialité de nature.
« La cause de l’affection (mahabba) [de ceux qui se rencontrent par accident] est la convivialité (al-uns), car l’homme est sociable (al-insân ânis) par nature et non sauvage ou hostile. C’est de là que dérive le terme homme en arabe, comme cela est exposé par la grammaire, et non suivant ce que dit le poète : « je t’ai appelé homme (insân) car tu es oublieux (nâsî)[5] ». Ce poète croyait en effet que l’homme dérivait de l’oubli (nusiyân), mais il était dans l’erreur.
Il faut que tu apprennes que cette convivialité naturelle à l’homme est ce qui doit être avidement recherché et préservé avec nos congénères, et ce à quoi nos efforts et notre abnégation doivent tendre, car c’est là le principe de toute affection. C’est pourquoi tant la législation (al-shari’a) que la coutume (al-‘âda) instituent la réception et la réunion lors de banquets afin que cette convivialité soit réalisée.
De même, la législation oblige les gens à se réunir dans les lieux de prière cinq fois par jour, et donne la faveur à la prière collective sur la prière individuelle pour que soit réalisée cette convivialité naturelle qui est le principe de toute affection et qui existe en puissance en eux jusqu’à ce qu’elle se réalise en acte. La réunion autour de croyances vraies renforce cette [convivialité]. Les habitants d’un même quartier ou d’une même rue ne sont pas soustraits à un tel rassemblement quotidien.
La preuve que c’est bien là la finalité du bienheureux législateur d’obliger les habitants d’une ville à se rassembler une fois par semaine un jour déterminé dans une mosquée qui ait la capacité suffisante pour que se rassemblent chaque semaine [les habitants] de l’ensemble des quartiers et des rues, de la même façon que tous les habitants d’un même bâtiment ou d’une même maisonnée se réunissent chaque jour. Il obligea également à ce que deux fois l’an les habitants de la ville se réunissent avec ceux des villages et des campagnes environnants sur une étendue déserte prévue à cet effet, ainsi assez vaste pour les recevoir, qu’ils se voient, que la convivialité qu’ils partagent soit renouvelée et que l’affection qui les lie les embrassent. Il obligea enfin [les habitants] de tous les pays à se rassembler une fois dans leur existence dans le lieu sacré de la Mecque. Il ne précisa pas de moment particulier pour cela pour leur en laisser le temps et pour que les habitants de cités éloignées les unes des autres se rassemblent à la manière des habitants d’une même cité et se réalise entre eux le même état de convivialité, d’affection, de bien commun et de bonheur que l’état de ceux qui se rassemblent chaque année, chaque semaine et chaque jour. Ils se réunissent donc en vertu de leur convivialité naturelle en vue des biens partagés.
L’affection pour la législation qui les unit est alors renouvelée. Pour sûr alors, ils chantent la gloire de Dieu pour Sa guidance et se réjouissent de la religion droite qui les réunit dans la piété et l’obéissance à Dieu ».
Il est intéressant de comparer cette définition performative de la nation et de l’humanité comme ce que produit en acte le lien social et l’entretien répété de l’autre, avec la définition qualitative contemporaine héritée d’Ernest Renan comme désir de vivre ensemble (et référence à un patrimoine commun). Miskawayh répondrait à raison : ce désir est présent en nature chez tous les hommes et s’adresse à tous les hommes, mais il n’est réalisé en acte que par l’exercice du lien social. La rupture de ce lien ne peut en revanche qu’entraîner la dissolution du désir de vivre ensemble.
C’est pourquoi il doit être constamment entretenu, par la rencontre répétée des corps, unité de lieu et d’action qui fait ressentir l’unité de la communauté. On pourrait alors comparer ce lien de promiscuité physique avec la façon dont on assure le lien des communautés en réseau. Alors qu’il suffit que le corps soit à côté ou au contact de celui de l’autre pour que le lien de communauté se fasse, l’esprit restant alors libre ; dans les relations à distance, l’esprit est constamment occupé à maintenir le lien par l’envoi d’un message, ne fusse qu’un émoticon.
Les philosophes de l’Islam classique nous ont permis de penser le problème du confinement non du point de vue de la santé biologique des individus, mais de la santé sociale du collectif. En cassant tous les rituels qui permettent à une société de se réunir, le confinement a mis en péril le lien social et, conduisant chacun à se refermer sur lui-même, il augmente paradoxalement l’angoisse de chacun et le sentiment de fragilité face au danger.
[1] Déclaration du ministre de la Santé, Hamad Hassan. Cité dans L'Orient-le Jour, 5 novembre 2020.
[2] Médéa Azour, « Lockdown moubarak, L’Orient-le Jour, 14 novembre 2020.
[3] Il est autoréférentiel, car il ordonne d’obéir aux ordres, il se suppose donc lui-même.
[4] Chez Aristote, l’actualisation est le passage de la puissance à l’acte, de la possession d’une faculté à sa réalisation effective, comme la graine, arbre en puissance, qui s’actualise par la germination et la croissance.
[5] Abou Tamam, m. 845.