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Billet de blog 17 novembre 2020

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Covid-19 ou la révocation du vivant

La morale sanitaire que la bourgeoisie mondiale s'est imposée et la politique sanitaire qu'elle tente d'imposer à tous constituent une inversion idéologique de la doctrine écologique. Au nom de la vie humaine, elles réalisent le retrait (sûrement suicidaire) de l’homme hors du monde vivant.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La covid-19, plutôt que le corona. Pourquoi est-ce le nom « covid-19 » qui s’est imposé dans les médias du Nord, en particulier occidentaux, alors que dans les pays du Sud, en particulier arabes, c’est le « corona » ? Que révèle cette nuance lexicale ? Une différence d'hospitalité ?

 D’abord, « Covid-19 », comme « September 11 », ou « la guerre de 39-45 » et tous les noms formés par une date, est le nom d’un événement, celui de l’expansion d’un coronavirus humain de par le monde. Si « covid-19 » est un événement, c’est qu’il constitue un bouleversement inattendu, qu’il coupe l’histoire en deux et instaure un nouvel ordre des choses[1]. La question devient alors : à quel monde cet événement met-il fin ? et quel monde nouveau institue-t-il ?  

Ma réponse sera radicale : Cet événement ne change pas tant le monde qu’il nous en exclut. Il met précisément fin à notre présence au monde vivant lui-même et met en œuvre le retrait définitif de l’homme hors de ce monde vivant et derrière les machines et ses écrans. L’événement est donc hautement paradoxal : au nom de la vie humaine, la morale et la politique sanitaires réalisent le retrait (sûrement suicidaire) de l’homme hors du monde vivant.

Ensuite, « covid-19 » est le nom d’une maladie, la maladie à coronavirus de 2019. Parler de Covid-19 plutôt que de Corona, c’est réduire le virus à sa seule dimension pathologique. Comment l’évocation d’un virus en est venue à être celle d’une maladie ? Eh bien, du fait même du statut biologique du virus. Un virus est une entité à la définition biologique controversée, c’est le cas limite du monde vivant. En effet, la biologie définissant le vivant par l’organisation cellulaire et un virus n’ayant pas de cellule propre, mais étant constitué (dans le cas du corona) d’un simple brin d’ARN entouré d’une capside protéinique, la question se pose de sa place dans le monde vivant. La question fondamentale est alors de statuer si le virus est un être vivant au fondement des écosystèmes et du fonctionnement des organismes ou s’il s’agit d’une entité non-vivante parasite de la vie ?

Cette ambiguïté conceptuelle peut donner deux directions à notre rapport au virus :

1° Soit on conçoit le virus comme partie intégrante et nécessaire du système du vivant dans une conception écologique qui comprend le statut symbiotique des virus avec le reste des espèces vivantes (par exemple, un être humain est composé de 100 fois plus de virus que de cellules, environ 5% de l’ADN humain est d’origine virale, et sans les virus, on mourrait dévoré par les bactéries).

2° Soit on réduit le virus à un agent pathogène dans une conception anti-biotique et anthropocentrique qui oppose la vie humaine au reste du vivant.

Or, le contexte précédant la crise sanitaire était favorable à la première conception écologique qui se réalisait au niveau scientifique par une théorie symbiotique : tout organisme dépend des autres ; et au niveau politique par une inquiétude pour le péril menaçant les écosystèmes et la biodiversité. On comprenait qu’il fallait protéger le monde vivant des offenses de la civilisation industrielle.

La crise sanitaire a su renverser brutalement la situation et imposer une vision antibiotique du virus. On veut désormais protéger la civilisation humaine de toute compromission avec le vivant (virus, chauve-souris, pangolin, …).

Illustration 1
Fleuriste qui a reconverti en urgence son échoppe en magasin de produits ménagers durant la crise sanitaire. Ras al-Nabaa, Beyrouth (Liban). © Guillaume de Vaulx

 Comment le souci écologique a-t-il pu se retourner en lutte contre le vivant et mettre en œuvre le retrait hors du monde vivant ?

 Thèse 1. Ce que dit la réaction morale et politique face au développement du coronavirus, c’est le choix radical d’un rapport d’hostilité au monde vivant, par conséquent l’instauration d’une existence humaine anti-biotique, anti-écologique.

Thèse 2. Une existence qui n’est plus ancrée dans le monde vivant est une existence ancrée dans la machine. Le lien de l’être au monde n’est plus le corps, mais les prothèses techniques. Les hommes ne sont alors plus des personnes, ce sont des chimères.

 I. Des accords de Paris sur le climat à la politique sanitaire, on a assisté à un retournement idéologique soudain et radical contre le monde vivant :

 La lutte contre le coronavirus est une lutte idéologique, au sens où l’idéologie est l’image inversée du réel. Organiser la guerre de l’humanité contre le corona virus, c’est inverser les rapports réels entre l’homme et le reste du vivant.

 On a un temps cru que l’action sanitaire servirait indirectement des fins écologiques : oui, l’humanité est capable de se mobiliser face à une catastrophe invisible, oui, il est possible d’arrêter soudainement le système productif, oui, la santé des Chinois s’est améliorée grâce à cela et le covid fait paradoxalement baisser la mortalité en Chine.

Mais l’idéologie sanitaire est malheureusement l’inversion exacte de la situation écologique de l’homme.

1e inversion

Le discours écologique nous disait : Le monde vivant est mis en danger par l’activité humaine.

Le discours sanitaire, lui, nous dit : Les hommes sont mis en danger par l’activité du vivant.

On passe ainsi d’une compréhension selon laquelle toute vie est prise dans un écosystème à une conception du vivant dans laquelle il est pathogène : non seulement le virus, mais tel et tel animal comme hôte intermédiaire sont des vecteurs du virus. Est symptomatique de cela l’usage de la notion de zoonose : le contact avec l’animalité est facteur d’épidémie.

 2e inversion

Le discours écologique nous disait : L’homme doit protéger le monde vivant contre sa toute-puissance destructrice.

Le discours sanitaire, lui, nous dit : L’homme est vulnérable et doit se protéger contre le monde vivant.

Ainsi, la comparaison de la situation actuelle de l’homme avec les grandes épidémies de peste est, à mon sens, obscène. Elle constitue un déni de la situation de l’homme au monde vivant. D’une part, nous vivons à l’âge de l’anthropocène : l’homme n’est plus une espèce parmi d’autres, il est devenu une force tellurique, une force capable de modifier en profondeur l’histoire de la Terre. D’autre part, sa maîtrise de la science médicale et des procédures sanitaires le rend potentiellement invulnérable à toute agression bactériologique ou virale. En témoigne le profil des décès du Corona : il s’agit à plus de 87% de cas de comorbidités, le virus n’est pas capable de tuer à lui-seul l’homme médicalisé.

3e inversion

Le discours écologique nous disait : notre mode de vie, celui mis en place par nos parents, met en péril l’avenir de nos enfants. Nous avons détruit par notre insouciance consumériste les conditions de possibilité de la vie humaine digne.

Le discours sanitaire, lui, nous dit : Nos enfants, par leur insouciance à vouloir encore vivre dans leur corps, mettent en péril la vie de nos parents.

La criminalisation de toute une génération a eu lieu par le concept de « bombe virale » : les enfants sont des bombes virales, expression dont les connotations terroristes mobilisent les peurs les plus irrationnelles. Cette expression alimente d’ailleurs notre thèse du détournement idéologique, puisqu’elle provient de la menace que fait régner le permafrost des zones subartiques (Alaska, Sibérie). C’est là une bombe à retardement, dont la fonte libérera des milliers de types viraux auxquels nos organismes ne sont pas aguerris.

Pour revenir à l’inversion générationnelle, elle a été manifestée par le changement d’autorité morale et politique. Celle-ci revenait aux enfants. Mais ils ont cédé cette autorité aux vieillards non pas perçus pour leur sagesse, mais comme personne à risque. En place de l’égérie écologique Greta Thunberg, on a désormais les résidents d’EPAD, véritables mouroirs en marge de la société.

Le slogan « la Terre, ce n’est pas nos parents qui nous la donnent, ce sont nos enfants qui nous la prêtent » a cédé à « protégez la vie de ceux que vous avez pourtant déjà placé dans la salle d’attente de la mort ».

Interprétons alors au goût du jour la sagesse d’Hérodote :

« En temps de paix, les enfants enterrent leurs parents. En temps de guerre, les parents enterrent leurs enfants ».

Cette année, la covid-19 conduit des enfants à enterrer leurs grands-parents (1.2 millions de par le monde - chiffres de l’OMS). Pourtant, on ne se considère pas en tant de paix.

Face à cela, chaque année, les accidents de voiture conduisent les parents à enterrer leurs enfants (à hauteur de 1.35 millions de par le monde - chiffres de l’OMS). Pourtant, on ne fait pas la guerre à la voiture.

Il est donc devenu plus légitime de tuer quelqu’un avec sa machine qu’avec son corps.

Nous avons montré que :

- Le temps de la Covid a inversé le souci pour le monde vivant en criminalisation du vivant.

C’est qu’avec le réchauffement climatique, la destruction de la biosphère est entérinée, la biosphère n’est plus le milieu de l’homme qu’il faut protéger, mais le lieu d’où proviennent les menaces : le réchauffement climatique, et avant cela le virus.

Si l’on abandonne la biosphère, où prétend-on désormais vivre ?

Il nous reste à montrer que :

- Le temps de la Covid a permis de transformer les vivants que nous sommes en fantômes, plus précisément en chimères. En effet, il a engagé le retrait effectif hors du monde vivant : on s’enferme, on n’entre plus en contact physique avec les autres corps, on ne respire même plus l’air ambiant que filtré par des masques. On a alors remplacé le corps par les prothèses machiniques et placé le système général des machines en lieu et place du monde vivant.

II. De la biosphère à la technosphère : la production des chimères humaines

 Le lien de l’être au monde n’est plus le corps, mais les prothèses techniques. Les hommes ne sont alors plus des personnes, ce sont des chimères.

 La crise sanitaire, en mettant en avant la dangerosité de l’existence physique, a permis de révoquer le corps. Mais l’existence physique était, de toute manière, devenue intenable.

 Nous ne prendrons qu’une situation simple.

Partons de cette nuance intéressante qui a été faite entre distanciation sociale et distanciation physique. Produire une distanciation physique sans produire une distanciation sociale était jusqu’alors inimaginable.

Mais désormais, il suffit de remplacer le corps comme lieu d’interaction entre les hommes et des hommes avec le monde par la machine. On voit le monde sur une interface digitale, on communique via le réseau internet. Entrer en relation, ce n’est plus faire se rencontrer nos corps, c’est connecter nos machines.

Sachant que la mobilité des corps avait déjà conduit à éparpiller les relations familiales, amicales et professionnelles, la localité des corps rendait effectivement les relations difficiles. En revanche, les machines sont connectées en un réseau indifférent au lieu géographique.

On se tourne donc vers une société de réseaux dans laquelle les esprits sont connectés à des machines et non inscrits dans des corps localisés.

Le paradigme de cet homme à venir est Stephen Hawking. Son existence nous dit : il est possible de mener une existence dans laquelle l’activité sociale et intellectuelle est intégralement réalisée sans médiation du corps, mais par prothèse électronique.

Deux questions se posent alors :

1° La technique peut-elle réellement se substituer au vivant, la technosphère prendre la place de la biosphère ?

2° Que perd-on quand on perd ainsi le rapport physique au monde ? Que devient-on quand on devient une chimère ?

1° Très rapidement sur le premier point. On a affaire à un glissement : de la technique instrumentale comme outil prolongeant le corps (ex. le marteau, le stylo), à la technique fondamentale comme machine, système intégré des outils et des êtres (ex. l’usine, internet). A ce moment, le corps comme organisme et la nature comme biosphère deviennent des systèmes concurrents au système de la machine.

La grande biologiste Lynn Margulis faisait ainsi remarquer que dans la science-fiction les vaisseaux spatiaux étaient toujours composés uniquement d’hommes et de machines, et dépourvus de tout élément nécessaire à la vie organique (plantes produisant l’oxygène et les protéines nécessaires à la vie humaine).

La technosphère est donc une folie. Mais puisqu’on s’y dirige, pour que l’homme soit intégré à la technosphère, il doit passer de l’état d’organisme vivant en symbiose avec d’autres vivants, à l’état de chimère, c’est-à-dire d’être composé fondamentalement d’un cerveau humain connecté à des machines, l’animalité n’étant réduit qu’au statut d’apparence.

2° Qu’est-ce qu’être une chimère ?

a) Le corps d’une chimère est réduit à l’image du corps, non plus une façon d’être au monde, mais une manifestation de soi diffusée sur les réseaux. Ce par quoi on entre en lien avec le monde et autrui (la machine-hardware, le logiciel zoom) n’est plus ce par quoi on se manifeste à autrui (simple icone sur l’interface). La réalisation complète de cette image du corps est l’hologramme : pure image sans chair, sans action sur la matière, sans affection causée par la matière.

b) Être une chimère, c’est avoir un corps composite, buste d’homme sur un socle informatique ou mécanique. La possibilité de révoquer le corps genré qu'expérimentent les mouvements LGBT n’est que la partie libérale et visible d’un système technique et tyrannique de révocation de ce corps naturel.

c) Une chimère perd le toucher pour réduire ce sens au tactile. Or, le toucher est le sens fondamental qui nous donne la sensation de la réalité du monde. La vue peut nous tromper (mirage). Il faut alors toucher pour s’assurer que la chose existe. Le tactile en revanche est l’acte informatique : c’est l’activité du corps réduite à la fonction d’interrupteur électrique.

d) La forme finale de l’existence chimérique avait été imaginée par le philosophe américain Hilary Putnam. Il imaginait l’existence d’un cerveau plongé dans une cuve de liquide et recevant par influx électriques des images d’un corps et du monde. Ce cerveau dans la cuve croit alors qu’il existe dans un corps se mouvant dans le monde. Et reprenant le solipsisme de Descartes, Putnam demande : comment savons-nous que nous ne sommes pas simplement des cerveaux dans des cuves ?

Je répondrai que je n’en sais rien, mais ce que je sais, c’est que nous nous apprêtons à le devenir. Mais si c’est là la destinée, il ne reste plus qu’à poser la question du salut. Heidegger disait : « Seul un Dieu peut nous sauver ». Mon ami le philosophe Nibras Chehayed dit à propos de la crise sanitaire : « Seule une orgie, c’est-à-dire un grand cri d’amour à la vie charnelle, peut nous sauver ».

[1] Il conviendrait de préciser le concept d’événement. Au sens de Badiou de l’avènement d’une vérité dont le monde est le déroulement de sa logique, covid-19 n’est pas un événement. Aucun des principes du capitalisme et de l’État hobbésien ont été remis en cause. Au contraire, leur logique de concentration du capital (le confinement ayant offert tous les marchés aux seules multinationales d’internet : Amazon, Netflix, Zoom, …) et de bio-pouvoir au nom de la sécurité ont été renforcés. Ce avec quoi il est fait rupture, c’est avec les conditions de possibilité de toute autre logique. Si le communisme reposait sur le rassemblement du prolétariat (« groupons-nous et demain, l’Internationale sera le genre humain »), l’atomisation des vies dans le confinement et le travail à distance détruit les conditions sociales de toute révolution. Covid-19 est donc ce qu’on devrait appeler un contre-événement. Un contre-événement est la destruction des conditions de possibilité de toute autre événement (au sens de Badiou) et l’entrée dans le tunnel déroulant inexorablement les conséquences de la logique au pouvoir.

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