de VAULX (avatar)

de VAULX

Philosophe, chercheur en histoire de la pensée arabe

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 novembre 2020

de VAULX (avatar)

de VAULX

Philosophe, chercheur en histoire de la pensée arabe

Abonné·e de Mediapart

Apories politiques de l’épidémie

Un texte de Paul Colrat. La vive polémique entre deux éminences philosophiques, Gorgio Agemben et Jean-Luc Nancy, l'un accusant la politique sanitaire d'opération de police mondialisée, l'autre louant la conscience sanitaire, rejoue en surface un débat théorique entre le concepteur de la "vie nue" et celui de la "communauté désoeuvrée".

de VAULX (avatar)

de VAULX

Philosophe, chercheur en histoire de la pensée arabe

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La situation actuelle n’est pas univoque. C’est pourquoi il faut en déterminer les aspects contradictoires, ce que nous allons esquisser ici d’un point de vue politique, si l’on veut éviter de tomber soit dans l’obéissance pure à la rationalité techno-sanitaire, soit dans la fuite vers l’insouciance qui négligerait la fragilité humaine. Pour cerner la difficulté politique de la situation, résumons le débat entre Giorgio Agamben et Jean-Luc Nancy, le premier luttant contre la rationalité techno-sanitaire, le deuxième contre la négligence à l’égard de notre mortalité, le premier lisant la situation à partir d’Homo Sacer, le second à partir de La communauté désœuvrée, rejouant ainsi une vieille discussion.

 La vie nue vs la communauté désœuvrée

Agamben voit dans la situation ouverte par le Coronavirus une gigantesque opération de gouvernementalisation, c’est-à-dire à la fois de contrôle accru sur nos vies et de réduction de celle-ci à la « vie nue », c’est-à-dire au pur processus biologique de conservation de soi. Le point ultime de cette pratique est le camp de concentration, dans lequel la vie des captifs est à la fois contrôlée et réduite à se nourrir un minimum et à travailler un maximum. La gestion actuelle de l’épidémie n’est pas une parenthèse mais une apocalypse, celle de la tentative impossible du pouvoir en Occident de capturer la vie et de la violence de sa tentative pour masquer cette impossibilité. Agamben relève que le plus surprenant dans l’époque est que ce qui s’était opposé à ce dispositif de capture semble avoir disparu, que ce soit la politique ou l’Eglise, qui visaient plus haut que la vie nue, que ce soit la justice ou la justification.

Nancy répond qu’il serait folie de chercher la mort pour elle-même, ou du moins imprudent d’effectuer des gestes dont on connaît par avance l’effet, qu’il s’agit d’un héroïsme de pacotille, parce que ce qui se révèle n’est pas la nature biopolitique du pouvoir, mais la mortalité commune des hommes. Il ne s’agirait donc pas d’héroïsme mais d’une mise à mort d’une bonne portion des plus fragiles. Et il met en avant un point salutaire dans la situation : nous nous reconnaissons tous par notre mort possible elle-même membre d’une communauté, la communauté de ceux qui sont voués à mourir, au moment même où celle-ci s’avère dans son impossibilité car nous ne pouvons pas nous rendre présents aux autres. La mort possible est ce qui à la fois nous lie et nous délie nous fait participer d’une même condition tout en nous séparant, l’angoisse de la mort étant vécue individuellement. S’il y a une apocalypse dans chaque progrès technologique, de l’arme à feu à la puce électronique en passant par la bombe nucléaire, ce n’est pas tant celle du biopouvoir que celle de la communauté du risque mortel. Cela rejoint son débat avec Blanchot sur la « communauté désœuvrée » : la mort nous désœuvre, mettant un terme prématuré à toutes les fins que nous poursuivons, mais ce désœuvrement nous ouvre à l’humanité entière. On pourrait dire qu’effectivement nous avons pris conscience que par notre mort possible nous étions solidaires de tous les être humains, des chinois aux américains, sans oublier les animaux, au premier chef d’entre eux les pangolins. Cette solidarité n’est pas la générosité, elle n’est pas le fait de vouloir faire le bien des autres, mais elle est le fait que la communauté avec l’ensemble de ce qui vit nous est donnée, qu’on peut la nier, déforester l’Amazonie, manger les pangolins, vivre dans des immeubles surprotégés où seuls les livreurs viennent nous arracher à la fréquentation de nos écrans, cette communauté se donne à nous, que ce soit comme ici sous la forme violente d’un retour du refoulé.

Deux reformulations du problème

Nous sommes face à ce que les philosophes appellent une « aporie », c’est-à-dire une situation où aucune solution ne se profile, où la route est complètement bouchée. Ou plutôt, nous sommes face à deux solutions inquiétantes, celle de la police et celle du capital. Le premier confinement a été l’occasion d’une friction entre la police et le capital, comme si ces deux rouages du pouvoir s’étaient désaccordés : on a suspendu l’économie au profit de la santé. Mais ces deux alternatives restent actives. D’une part se profile un contrôle plus grand sur les vies et sur les gestes, une gigantesque opération mondiale de police, d’autre part les milieux patronaux, qu’on appelait jadis « le capital », s’opposent au confinement, donc à cette opération de police, au profit d’une soumission à l’impératif économique de la croissance, assimilée à la vie. Autrement dit, on a de part et d’autre deux ennemis, qui impliquent deux conceptions de la vie : une vie réduite à la survie et un peu au travail, d’autre part une vie réduite au travail et un peu à la survie. Donc de part et d’autre on nous propose seulement la survie et le travail, avec des intensités variables mises sur l’un ou l’autre.

Mais au-delà de ces deux solutions inquiétantes pour nos libertés, il faut aussi voir que les nouveaux gestes nés de l’épidémie ne sont pas univoques. Certes, d’un côté on voit du contrôle, c’est-à-dire de l’enregistrement d’information, de la normalisation, de la sélection, de l’exclusion, mais d’un autre on voit des pratiques autonomes de protection. Par exemple ici au Liban les gens étaient confinés avant même que le ministre ne l’impose ; ou encore on a vu les français réclamer les masques à un gouvernement qui les déclarait inutiles. Or on voit là des pratiques qui sont des pratiques classiques d’opposition au pouvoir : le masque et l’arrêt du travail. Il faut ici ne pas se laisser duper par une critique facile du masque (qui a d’ailleurs été dans les débats récents sur le hijab un moyen pour le pouvoir de réduire la liberté religieuse). Le masque est ce que la volonté de vérité inhérente au pouvoir veut faire tomber. Songeons aux dispositifs de « reconnaissance faciale » dont la Chine avait élaboré les premiers prototype, jusqu’à sanctionner d’une amende à distance ceux qui ne traversaient pas correctement la route. Et il ne faut pas se laisser aller à la naïveté de la « présence » offerte par « le visage » : la présence de l’autre est bien plus assurée par sa voix et par sa parole, par le type de parole qu’il prononce. Ce n’est pas parce qu’on voyait le visage du livreur Deliveroo que celui-ci était « présent », au contraire il était déjà absent par la nullité des paroles que nous échangions. De même l’arrêt du travail, du sabotage à la grève, est une découverte de la tradition libertaire : il est une suspension de l’économie, l’économie étant précisément le nom, comme l’a justement montré Agamben, de la normalisation des vies. Donc il faut discerner dans la situation un mélange : le masque et l’arrêt du travail, qui sont des voies classiques d’opposition au pouvoir, et le contrôle de la population, sa soumission à des gestes codifiés par des cabinets aux avis variables. D’une part des gestes normalisés par le pouvoir sanitaire et technologique, d’autre part des gestes rétifs à l’emprise du pouvoir.

Usage de la suspension

Soit nous allons assister aux noces de la police et du capital, noces qui ne seraient pas fortuites mais mariage arrangé, remariage renforcé, soit des gestes vont s’inventer qui profiteront de ce hiatus pour les détruire tous les deux. Dans un contexte où nos gestes sont de plus en plus normalisés, jusqu’à la manière de toucher les autres et son propre visage, il faut trouver quels gestes – sans être absurdes – seraient libérateurs.

La piste d’avenir ne se trouve pas dans un retour à la situation précédente mais dans un retournement de la situation d’urgence contre elle-même. Cette question n’est pas posée seulement par la situation d’urgence sanitaire, mais aussi par la situation de « guerre contre le terrorisme », qui est aussi une situation de suspension des lois. Nous sommes soumis à une suspension des lois, et plus profondément du temps, or on peut faire de cette suspension une occasion de libération. La suspension des lois et du temps courant, qu’on appelait jadis l’apocalypse, est ce qui définit à la fois l’oppression maximale et la libération maximale. Donc le problème est le suivant : alors qu’on rêvait de suspendre le capital pour laisser place à la vie, voilà que le capital se suspend lui-même pour laisser place à la police. Donc comment suspendre cette suspension ? On serait tenté d’imaginer des modes d’actions nouveaux, mais ce serait négliger d’abord qu’il en existe des esquisses dès maintenant, avec l’usage du masque et la suspension non-violente de l’économie, et que l’avenir est plus riche en événement que ce que l’on peut imaginer.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.