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"J'ai pénétré les musées de force, sans autorisation, pour revendiquer ma place dans l'histoire. C'est dans ce but que j'ai confronté, avec mon sexe et mon regard, le tableau sans visage de Courbet, "L'origine du monde", le 29 mai 2014.
Je me suis dit : Si le monde de l'art ne m'expose pas, je les exposerai, j'en exposerai l'hypocrisie et les failles, et c'est ce que j'ai fait de performance en performance, en exposant mon sexe dans les institutions. Non, je n'allais pas attendre sur le trottoir qu'un directeur de musée reconnaisse mon travail, je les aurais à l'usure.
Et c'est ainsi qu'après 10 ans, j'ai obtenu ma première exposition au Centre Pompidou Metz. Ma performance réalisée en 2014 y est exposée au moment même où je prends la parole. Vu la médiatisation et la visibilité apparente de mon travail, on pourrait penser que j'ai gagné la bataille, mais non. Dois-je rappeler qu'à cette exposition qui met à l'honneur des réinterprétations de l'Origine du monde, je n'étais pas invitée ? Que je me suis encore invitée toute seule ? Que comme tout ce que nous obtenons, nous l'obtenons par la force ? C'est en me confrontant une fois de plus non seulement au musée mais aussi au curateur de l'exposition que j'ai gagné ce bras de fer. Il connaissait intimement mon travail depuis mes 26 ans, et cette fois je ne me laisserai pas faire. Voilà, je trône au Centre Pompidou parmi le Caravage, Fontana et Valie Export, juste à côté de l'Origine du monde de Courbet, mais cela n'a rien changé à ma précarité artistique, car je travaille toujours de manière indépendante, sans galerie, ni soutiens financiers officiels.
Dans mon parcours d'artiste, je n'ai longtemps été qu'un sexe. Exposer mon sexe m'a exposée sans filtre à la violence patriarcale qui sévit dans le monde de l'art. En d'autres mots, je n'étais pas égale à mes confrères cis masculins ; contrairement à eux, j'étais une escort, une prostituée, une accompagnatrice, j'étais tout sauf une artiste.
Nier notre point de vue, c'est nous éborgner, c'est nous priver de ce droit de regard, et ce droit de regard, c'est notre droit d'exister. Nous savons combien être artiste est viscéral et vital. Ce n'est pas seulement un privilège qui devrait être accordé à certains, mais comment être artiste dans un système qui précarise les femmes par sexisme ? Un système qui exploite nos corps pendant que nos potes masculins se font exposer ? Je sais de quoi je parle, hier, pendant que mes amis parlaient déjà "business" avec les "hommes de pouvoir du monde de l'art", moi, comme #noustoutes, je me faisais inviter dans les chambres d'hôtel, les salons, pour ne pas dire les chambres à coucher.
Le plafond de verre n'est pas un concept, il existe. L'invisibilité des femmes artistes dès lors qu'elles sortent du cadre établi est encore aujourd'hui une réalité bien tangible.
Alors, s'imposer en tant que créatrices, en explosant ce plafond limitant qui persiste, est un geste de renversement nécessaire, en rupture radicale avec une tradition de subordination violente. "On se casse", comme dit Despentes en parlant d'Adèle Haenel qui a quitté la salle lors de la cérémonie des Césars. En effet, on ne restera pas sagement assises en attendant que les "grands maîtres" raflent tous les prix.
Voilà ce que représente pour moi la Biennale of Women in Art : c'est ce refus radical d'accepter l'ordre patriarcal établi. On se casse les mecs, on fait notre propre biennale, et en plus, on la dirige nous-mêmes ! Sans vous, on braque le projecteur sur celles qui hier étaient encore en marge.
Je voudrais en profiter pour mettre en lumière celle qui se bat depuis 7 ans maintenant pour visibiliser les autres. Cette femme, c'est Jemima Kulumba. Lorsqu'elle m'a proposé d'être la marraine de la biennale, j'ai accepté sans hésitation car j'ai saisi directement l'enjeu politique : "A Show off Resistance" porte bien son nom car pour mener à bout, en partant de rien, un projet féministe d'une telle envergure, il faut être une sacrée résistante. Je sais trop bien ce que c'est de porter un projet qui va à contre-courant, et il n'est pas trop ambitieux d'affirmer que la biennale de WIA bouscule l'histoire de l'art, en s'imposant avec force et puissance face aux institutions et aux structures dominantes.
Jemima se tient aujourd'hui debout, puissante et victorieuse, mais en tant que femme et artiste, je me dois de lever le voile sur ce qu'on ne voit pas à l'œil nu. Je connais trop bien la violence, l'humiliation et la force qu'il faut déployer pour franchir les obstacles liés au sexisme et à la misogynie.
Le mouvement #metoo nous a démontré combien en tant que femmes, nous sommes vulnérables face aux abus, au chantage sexuel, direct ou indirect, des hommes de pouvoir. Dès lors que nous aspirons à nous élever et à prospérer, nous découvrons que les prédateurs et les violeurs ont tout intérêt à ce que notre ascension s'arrête à leur braguette. Ceci est une des causes directes qui explique l'absence des femmes artistes au sommet, ces jeunes femmes dont les carrières sont brisées. Tout cela, je le connais dans ma chair.
Ce que je ne connais pas, c'est cette violence supplémentaire lorsque tu es une femme noire : mais je peux imaginer combien de préjugés et d'obstacles se dressent sur ce chemin. En ce jour, je ne peux que m'incliner en imaginant l'exploit et les sacrifices que cela représente pour toi d'en arriver là : réussir en 2024 à créer une biennale pour nous toutes. Pouvons-nous vraiment nous imaginer ce que cela demande de prendre cette position de pouvoir dans un marché artistique patriarcal aux mains d'hommes blancs ? Avons-nous le recul nécessaire pour saisir ce que cette biennale représente ? Je crois qu'elle est sans aucun doute un refuge, un safe space qui protégera les jeunes artistes de demain de la violence raciste, transphobe et sexiste que leurs sœurs d'hier ont subie. Alors je te dis merci, merci Jemima.
Créer des structures parallèles, c'est faire un pas de plus dans l'histoire de l'émancipation des femmes. Alors créons, emparons-nous de ce droit de regard non négociable, pénétrons le terrain réservé aux hommes sans attendre ni validation ni consentement.
Je crois profondément que le féminisme est créateur et bouscule les œuvres. Continuons d'œuvrer, emparons-nous des œuvres et de l'histoire de l'art, déconstruisons-les, reconstruisons-les, détournons-les, réinventons-les, plagions-les... Et avec nos yeux critiques, détrônons les grands maîtres misogynes du passé. Avec nos yeux critiques, réécrivons l'histoire de notre point de vue car non, cette liberté n'est pas qu'à eux.
#Noustoutes sommes créatrices, avec ou sans vagin, mais aux yeux grands ouverts et regards multiples. Nos regards souverains, politiques, exigeants, libérateurs créent les tableaux, les sculptures, les photographies, les films, les installations et les performances qui aiguiseront les consciences de demain.
Merci."
https://biennaleofwomeninart.com/

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