Bonjour à toutes et tous,
Impossible d’être à Chaillot, ce jour.
Alors, ce message.
J’ai envie de vous dire combien il m’importe d’avoir participé à la fondation de DLA, combien je désire être de cette belle aventure collective qui nait.
Je me nomme Leïla Cukierman.
Du côté de ma mère, descendante d’esclaves à la Martinique.
Du côté paternel, une partie de ma famille a échappé aux rafles perpétrées par les nazis et leurs subordonnés français.
Je n’ai pas vécu le racisme en première ligne.
Je l’ai vécu à travers les regards portés sur ma grand-mère, mes cousins avec qui je vivais.
Peau blanche, mémoire de négritude et de génocide.
Blanche et non blanche, une part en judéité et non juive. Là et ailleurs.
Le sentiment de n’être jamais vraiment à une place d’appartenance, intégrée, assimilée ; d’être toujours décalée, à la marge, tissée d’étrangetés quels que soient le moment et le lieu.
Au fil du temps, je me suis construite dans l’idée que ce composite, ce divers, cette complexité faisaient notre richesse.
Voilà ce qui me fit rebelle à toute assignation identitaire, raciale, ethnique, culturelle.
Rien ne me définit qui se transmettrait comme identité immuable, une similitude permanente à moi-même, à une communauté restreinte, à une unité inchangée depuis la nuit des temps. Je suis l’autre, au bord de moi-même, à devoir m’inventer. Est-ce la raison pour laquelle J’ai voulu inscrire ma vie dans l’artistique ?
N’EST-CE PAS CELA L’ART : le relation du singulier et du pluriel, le mouvement de soi vers l’autre ?
J’ai été directrice du Théâtre d’Ivry et j’ai constaté la difficulté d’être femme à un tel poste, et celle de porter des cultures différentes, hors de la norme consensuelle.
Le paradoxe c’est que le monde institutionnel de l’art se réclame de l’invention et ignore ce qui se crée « ailleurs » que dans l’entre-soi. Le monde institutionnel de l’art commence à peine à découvrir l’immense Edouard Glissant, ou bien Chamoiseau entre autres auteurs non-blanc.
Le monde institutionnel de l’art se préserve par cloisonnement et n’entend pas ce qui gronde à sa porte : le peuple tel qu’il s’invente, en rencontres, en cultures, en imaginaires. EN CREOLISATION.
« L’imaginaire, c’est l’intuition de l’ailleurs, de ce qui n’est pas moi et qui est différent de moi. Il crée, c’est à dire me propose à moi-même un horizon, me prolonge, me dépasse et m’altère » Edouard Glissant.
Les Arts de la Scène sont un lieu de la relation des imaginaires, de la singularité des artistes et de la pluralité du public. L’émotion, le dévoilement de soi-même, le plaisir-déplaisir susceptibles de modifier notre perception du monde peuvent produire du doute, du bouleversement, des potentialités à envisager son propre devenir et ce dans le moment éphémère et imprévisible de la représentation quand elle propose la transgression, le nécessaire pas de côté, et le mouvement de soi vers l’autre.
Les conquêtes coloniales occidentales réalisées par la violence armée ont été aussi opérées par une guerre idéologique : selon cette idée qu’il existerait une humanité supérieure et des sous-humanités, une culture supérieure et des sous-cultures . Cette violence idéologique a abouti à la dépossession des mondes colonisés de leurs cultures populaires et à l’ assujettissement de leurs imaginaires. La société française aujourd’hui, issue de cette période coloniale n’ a pas fait en profondeur un travail de connaissances de ces faits historiques ni des effets induits dans les mentalités.
Cette installation idéologique durable perdure, d’autant plus que l’économie globalisée cherche à formater les désirs..
MAIS L’UNICITÉ OCCIDENTALE comme SEUL SYSTÈME DE RÉFÉRENCE devient OBSOLÈTE.
Ce qui me semble le plus grave, c’est que cette idéologie perdure là où on devrait s’y attendre le moins : dans le monde des arts et la culture !
Je considère les potentialités transgressives de la recherche artistique, je considère l’art comme potentiellement émancipateur, alors je comprends que du point de vue des dominants, il y aurait danger à laisser des arts et des cultures inventer de nouveaux imaginaires hétérogènes, divers, incontrôlables……qui seraient potentiellement moteurs de l’abolition des rapports de domination. Des artistes, majoritairement exclus des institutions, travaillent les effets de la domination persistante, dans leurs recherches esthétiques. C’est essentiel pour une revitalisation de la création, et un bouleversement des imaginaires.
Aujourd’hui, le discours dominant propose un choix binaire :
- soit l’assimilation, la récupération, la starisation, (le consensus et/ou le marché) dans des genres assignés, des normes ostracisantes héritées ou patrimoniales
- soit la marginalisation, la minoration, l’assignation identitaire fermée, ou le folklorisme, ou la survalorisation racialisée et essentialiste.
Alors qu’existent des inventions de nouvelles mondialités, des foisonnements alternatifs de tout ce qui n’entre pas dans des modèles préétablis, des hybridations, des identités mosaïques.
Il faut refuser de minorer l’altérité et ouvrir les moyens, les espaces, le temps qui permettraient aux artistes racisé-e-s de pérenniser, d’approfondir leur travail, rendant ainsi compte de la complexité des esthétiques, des formes et des imaginaires.
Il est essentiel que toutes les singularités puissent s’inscrire dans les processus de travail et de recherche artistiques, à l’image d’un peuple composite.
Il est essentiel de défendre la liberté de la création pour tous les artistes minorés d’un peuple et d’une mondialité qui s’invente, de décoloniser les arts pour décoloniser les imaginaires et inventer un autre monde, d’autres rapports entre les humains.
Leïla Cukierman,
IVRY, Avril 2016 .